Trois leçons des Ténèbres » Roger Caillois

Chronique de Lieven Callant

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« Trois leçons des Ténèbres »

Roger Caillois, oeuvres, Quarto, Gallimard, 1204 pages, 32€.

« Trois leçons des ténèbres » comporte trois textes D’après Saturne, Arc-en-Ciel pour la melencolia et La sécheresse qui furent pour la première fois publiés en 1978, Édition Montpellier, Fata Morgana.

Le premier texte commence par la description méticuleuse et soignée des éléments mystérieux qui constituent la beauté spécifique des agates. Sans s’attarder inutilement, Roger Caillois restitue pour le lecteur l’exact éclat de la pierre, tel qu’il existe depuis la nuit des temps mais en même temps, il révèle « la morosité soudaine, irrémédiable, sans objet » que la contemplation de « l’eau grise », « l’atmosphère de songe » des paysages de l’agate fait naître en lui et en ceux qui la regardent.

La pierre précieuse sert alors de prisme qui inverserait toute perception lumineuse en son contraire plus diffus, plus opalescent et dont il est impossible de tracer les contours précis. Elle agit comme un prisme comme si en contemplant une agate, il était devenu possible de comparer la vie éphémère de nos actes, de nos pensées et notre conscience à la vie d’une pierre dont les différentes strates de couleurs et les nuances de tons représentent autant d’éternités successives.

Roger Caillois raconte ensuite l’histoire qui se déroule en 1514 et qui rapporte que le graveur Albert Dürer aurait acquis une agate exceptionnelle et qu’en observant une scène de la vie quotidienne dans la taverne d’une auberge au travers de celle-ci, il aurait eu la vision qui lui inspira une eau forte portant sur une banderole l’inscription de Melencolia. Roger Caillois se sert alors de cette anecdote pour exposer une comparaison entre la beauté « inventée » par l’agate et celle que l’artiste créé.

«  Les artistes les plus convaincus de la vanité de l’art se conduisent souvent comme si leurs oeuvres y faisaient exception. Ce n’est pas fatuité de leur part, mais plutôt routine. Ils continuent d’instinct à investir passion et patience, le meilleur d’eux-mêmes, dans un travail où ils ne croient plus qu’à demi. C’est sans doute qu’ils ne sauraient rien accomplir d’autre et surtout que le reste les contenterait moins encore. »

Plus loin, dans le texte, Roger Caillois écrit: « Il existe une parenté secrète entre les voies aveugles de la matière inerte et celles de la liberté et de l’imagination. Les unes et les autres utilisent des cheminements analogues quoique sans cesse plus délicats, bientôt sophistiqués infiniment. »

« Tandis que sont dégradées les prouesses de l’inspiration et du génie, les dessins minéraux retrouvent leur monopole silencieux ».

On le comprend, Roger Caillois fait bien plus que partager sa fascination pour les pierres, simples cailloux ou roches dans lesquelles l’univers laisse les empreintes de ses naissances tumultueuses, pierres précieuses dans les reflets desquelles l’humanité se plait à n’en lire que l’harmonie qui multiplie les trames, les formes géométriques régulières, les séries de nombres. Il s’interroge sur la nature même de l’art, celui qui laisse une œuvre et dont la condition intrinsèque est qu’elle est éphémère, vaine, aléatoire et issue de l’esprit d’un humain mortel.

Il ressort forcément de cette analyse comme l’annonce d’ailleurs le titre, une option, un positionnement qui implique une certaine forme d’humilité.

Les dessins des pierres « ne proclament nulle noblesse ou ascendance authentifiée, sinon celle de l’immense et anonyme univers. »

Tout auteur lucide ne se doit-il pas de remettre continuellement en doute la valeur toute relative de ses écrits? Son courage, sa verve est-elle vraiment à la mesure de ce que son acte implique? Est-il capable d’aller au-delà de ce qui l’attend, de franchir l’aridité, sachant que « L’aridité est plus ancienne que l’eau, qui s’évapore inévitablement »?

Difficile de répondre à ces questions et elles n’ont probablement pas de réponse unilatérale car une œuvre est souvent le fruit de multiples corrélations aléatoires ou raisonnées qui impliquent à leurs tours enchaînements, enchevêtrements complexes de faits vécus ou rêvés dont il devient impossible d’en discerner l’origine. La création poétique tient à la fois d’une science exacte qui impose règles et stratégies et d’une action impliquant l’abolition, le renouvellement de ses propres lois afin de mettre le doigt sur ce qui ne peut se définir, se concevoir autrement qu’en se fiant à l’imagination, l’intuition.

Pour revenir aux qualités littéraires des textes de Caillois, j’ajouterai que si l’auteur s’est toujours refusé à écrire de la poésie, il a su parfaitement à mes yeux bien mieux que de nombreux poètes en révéler l’essence, la nécessité sans jamais la rendre aride, inaccessible, tordue, boueuse. Caillois applique à son écriture une exigence que les chercheurs appliquent à leur science. Les leçons des Ténèbres, pour moi c’est avant tout cela: on ne se contente jamais de ce qu’on a découvert.

Enfin, je citerai une dernière fois l’auteur afin qu’il m’accompagne dans mes explorations et mes prochaines lectures:

« Dans ma recherche de la sérénité, lors de blessures ou d’échecs, mais aussi d’occasions flatteuses, combien de fois me suis-je secouru d’une admonestation stoïcienne: « Sois fidèle aux moeurs de la pierre »? »

©Lieven Callant