La terre qui penche, Carole Martinez, roman, nrf Gallimard, (366 pages – 20€)

Chronique de Nadine Doyen

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La terre qui penche, Carole Martinez, roman, nrf Gallimard, (366 pages – 20€)

Qui n’a pas été embobeliné par le roman précédent Du domaine des murmures ?

Carole Martinez nous replonge dans ce décor envoûtant, quelques siècles plus tard.

Elle campe ses personnages au quatorzième siècle, époque qui connut les ravages de la peste et elle nous rappelle  la condition de la femme et des jeunes filles.

Comme au théâtre, le voile laiteux de la brume matinale se déchire et s’ouvre sur la rivière. Mais la Loue, personnage à part entière, aussi « enchanteresse » que la Lorelei, capable de caresses comme de colères, a pris un aspect inquiétant. Pourquoi « une telle rogne » de « Furieuse » ? Affamée comme une ogresse, elle  dévore ceux qui se risquent sur son dos. Quel sortilège a pétrifié ses eaux vertes ?

De qui veut-elle se venger ? Qui est cette Dame verte qui parfois en surgit ?

On découvre ce paysage de coteaux en pente, cette « terre qui penche », qui ravine par temps d’orage, toujours à reconstruire. « Les ceps disposés en espaliers s’enflent de lumière. » Surplombant la Loue, le domaine des Murmures et sa roseraie.

L’originalité du récit réside dans cette alternance des deux voix qui partagent la même couche : La vieille âme, à la mémoire défaillante et la petite fille, « petite, rousse et bouclée » qui n’a pas connu sa mère. C’est le plus souvent vêtue d’une « petite chemise » que l’on croise Blanche, « petit tas de tissus silencieux », « fragile ».

Par ces deux voix se déplie leur histoire commune et se tisse la vie de Blanche, la rebelle qui refuse sa condition de fille, contrainte de « filer, broder, prier, chanter ». Pas facile de convaincre un père dominateur, mais elle arrive à ses fins : savoir lire et écrire son nom, grâce à la patience de son précepteur Maître Claude.

La vieille âme revisite ses souvenirs, son enfance, s’émerveillant d’entendre Blanche « conjuguer jadis au présent ». Une résurgence de son passé riche en surprises.

On suit Blanche, « la fluette », «  la transparente », à l’âge de l’innocence jusqu’à ce que son père décide de la marier à Aymon, dit «  le Simple », un inconnu pour elle.

On est témoin des adieux déchirants, sa nourrice regrettant déjà son « Oiselot ».

Et voilà le lecteur embarqué dans un trajet plein d’embûches, où le diable malin et filou, en embuscade, peut surgir, avant l’arrivée au domaine des Murmures, où Blanche est abandonnée par son père, « ce gros seigneur », « redoutable  guerrier », volage, au passé trouble (mystère de « la fine chemise de femme » brodée de roses).

Autour de Blanche, gravitent de nombreux personnages secondaires. Colin, le garçon d’écurie; Eloi, l’apprenti charpentier ; Aiglantine, promise à Guillaume mais qui aime Colin, la cuisinière sorcière aux dons de guérisseuse, qui rassure Blanche à l’apparition de « ses fleurs », sujet tabou. S’immiscent une horde d’êtres maléfiques.

Carole Martinez multiplie les temps forts, ajoute du suspense et tient son lecteur en haleine, dans ce roman si ample. On tremble pour la vie des protagonistes, lors du corps à corps de Blanche avec Bouc, une bataille féroce pour « petite Minute ». Ou suite à une noyade. On guette le moindre frémissement des lèvres d’Aymon depuis qu’il a plongé dans le sommeil. Des secrets de famille taraudent Blanche. Sa conversation avec la Dame verte, l’invitant à plonger dans les abysses de la Loue, univers hallucinant, féerique, lèvera-t-elle l’énigme de sa naissance ?

Si Blanche se retrouve confrontée au monde des adultes, « le grand cirque des vivants », avec leur violence, leur narcissisme, leur cruauté, elle découvre aussi un père débordant d’amour pour son fils Aymon. On assiste à la naissance de ses sentiments pour ce fiancé dont elle ne voulait pas. N’avait-elle pas vu en lui, « un monstre », « mi-enfant mi-chien », « un débile », malgré « son visage d’ange » ?

Les coeurs palpitent, les premiers émois causent un séisme intérieur étrange.

Blanche, qui a côtoyé tant de violence, succombe aux gestes tendres doux d’Aymon.

Des monologues mettent en opposition l’amour filial du père d’Aymon, Jehan de Haute-Pierre, et celui du père de Blanche, laquelle connaît le châtiment de la badine.

La maternité est abordée de façon métaphorique par la cuisinière, dans ses confidences à Aymon qu’elle a vu naître. Elle-même mère, se souvient de « tous ces fruits dans le ventre ». Tout aussi symboliques ces trois loups, fruits de l’imagination galopante de l’héroïne, qui s’échappent de sa robe déchirée.

Carole Martinez brosse un remarquable portrait de Blanche, celle qui répond aux noms de « Ma lumineuse », « Mon éclatante », et qui se veut aussi « chardon » et « Eau vive ». Blanche métamorphosée qui renaît, affranchie de son père. Touchante dans sa complicité avec Bouc, ce cheval « aux yeux bleus » devenu son « confident ».

Ce récit aborde les croyances religieuses de l’époque. La vieille âme s’interroge sur l’existence de Dieu, énumérant les raisons d’y croire.

Les chansons qui scandent le roman apportent un charme supplémentaire. Dans sa lettre à son éditeur, la romancière revient sur les sources de ces chants.

L’écriture sensorielle (parfums) et poétique de Carole Martinez charme, séduit.

Particulièrement réussi le défilé des saisons suscité par les pots que le jeune marmiton découvre et goûte à l’insu de la cuisinière. On note la richesse du vocabulaire lié au Moyen-Âge (haquenée, bliaut, mesnie, cordieu). Romanesques et romantiques les moments où les protagonistes s’abîment dans la contemplation du « ciel étoilé bercé par le tendre clapotis des eaux » ou se sentent en parfaite communion avec la nature.

L’auteure a su impulser un élan kinésique au récit, rendu par une profusion de verbes d’actions, emportant le lecteur dans cette fougue, ce tourbillon.

Après Le cœur cousu et Le domaine des Murmures, Carole Martinez confirme son talent de conteuse et signe un roman envoûtant, poétique, onirique dans lequel elle retrace l’enfance de Blanche la rebelle au royaume des vivants et des ombres fantomatiques, et met en exergue sa victoire d’avoir « gagné le droit de lire et d’écrire » ainsi que sa liberté. Une invitation à « caroler » avec l’auteure.

©Nadine Doyen

Jérôme Garcin, Le voyant – L’aveugle résistant ; nrf Gallimard

  • Jérôme Garcin, Le voyant – L’aveugle résistant ; nrf Gallimard, (185 pages, 17,50€)

product_9782070141647_195x320Jérôme Garcin renoue avec les hommages. Après nous avoir fait découvrir Jean de La Ville de Mirmont, cette fois, il consacre son exercice d’admiration pour « L’aveugle résistant », une figure méconnue en France, oubliée même, ce qu’il déplore. En le réhabilitant, l’auteur lui rend justice.

Jérôme Garcin sait aiguiser notre curiosité en ouvrant le roman par un portrait dithyrambique de cet homme dont on découvre l’identité à posteriori.

Si un film peut provoquer un choc, il en est de même d’un livre. Pour Jérôme Garcin, le déclic se produisit avec Et la lumière fut.

Dans ce récit biographique, qui a pu s’enrichir grâce aux archives mises à sa disposition par sa fille, l’auteur nous révèle en quoi Jacques Lusseyran l’a émerveillé, ébloui. D’une part pour « un optimisme ravageur, une vaillance hors norme, une foi d’airain ». D’autre part, pour avoir su faire de son handicap un atout. Lui qui voyait « avec les yeux de son âme » continue à s’émerveiller, comme Jacqueline de Romilly.

Son enfance bascule à huit ans dans les ténèbres, ce qui développe son « regard intérieur ». L’auteur déroule sa scolarité, ses études supérieures. Un parcours brillant, mais contrarié par cette humiliation de se voir refuser l’accès au concours d’entrée à l’École normale supérieure, ceci à cause du régime de Vichy.

Ce qui force l’admiration chez ce mal voyant, c’est sa capacité à dépasser son handicap, à travailler d’arrache-pied. Soutenu par des parents aimants, il développe une passion pour la langue allemande, « d’une beauté sonore exceptionnelle ».

Avec ce héros, on revit une période sombre de l’Histoire, celle de l’occupation allemande. Épris de liberté, il organise un mouvement de résistance, fédère des volontaires, crée un journal. Son engagement est retracé jusqu’à son arrestation par la Gestapo. Un compagnon de détention ayant comparé Jacques Lusseyran à un cheval, Jérôme Garcin, dont on connaît la passion pour le cheval, décline un magnifique hymne à « la plus belle conquête de l’homme », « ce voyant hypermnésique », doté d’un « sixième sens ». Vient l’heure de la déportation. Pour le germanophile de 20 ans, Buchenwald convoque des images plaisantes, une « forêt de hêtres », donc une nature « joviale », tout comme Weimar, berceau de noms illustres.

Le chapitre « Nuit et brouillard » est le plus poignant, puisque « le petit aveugle français » relate son enfer au camp, « la géhenne », « ses exploits de résistant, son martyr de déporté ». Témoignage qu’il consigna dans deux ouvrages pour se délester.

L’auteur évoque aussi, non sans émotion, les lettres testamentaires bouleversantes laissées par ces courageux, dont Guy Môquet, Jean Prévost1, mort pour leur patrie, pour « une France libre ». On croise aussi Jorge Semprun que Jérôme Garcin renonça à interroger sur « son expérience concentrationnaire », libéré comme Lusseyran grâce à Patton. On s’étonne comme l’auteur de découvrir l’emprise de Saint-Bonnet sur le couple Jacques Lusseryan & Jacqueline Pardon. Mais « le patron », « ce mentor » ne l’avait-il pas guéri de son « immense fatigue », de sa « grave dépression » ?

Sa vie professionnelle, en tant qu’enseignant, en Grèce, s’avère aussi « un combat épuisant », « semé d’embûches ». Serait-il le « mal-aimé » ?

Par contre, « son charme fauve » le rend volage, insatiable. Sa vie affective fut bien remplie, marié trois fois. La première épouse, Jacqueline Pardon, dont il divorce lui inspire « Maître de joie », où il fait « l’éloge du second mari de sa femme ». La dernière épouse était une de ses élèves. D’où le scandale dans « l’Amérique puritaine ».

C’est aux États-Unis qu’il renaît une troisième fois, s’épanouit, enseigne en toute liberté, lui, véritable « homme-livre », trouve la reconnaissance, communie avec la nature, reprend goût à la musique, et nourrit la conviction que « les yeux ne font pas le regard ». Mais « écrire reste sa raison d’être » et, dans Le monde commence aujourd’hui, il tente de « solder son passé ».

La lecture achevée, on réalise que l’on a adopté la même façon de lire que l’auteur, s’ « arrêtant à chaque phrase », tant « tous ces mots jaillis de la nuit absolue, avaient un éclat incomparable, ils répandaient sur la page une lumière éblouissante ».

Dans ses deux derniers romans, Jérôme Garcin a l’art de débusquer des figures aux destins exceptionnels pour les sortir de l’ombre et leur offrir un sarcophage de mots.

Si certains soulèvent la question « Que serions-nous sans les livres ? », ne faudrait-il pas aussi doubler l’interrogation par « Que serions-nous sans les yeux ? », même si Jacques Lusseyran affirma à propos de sa cécité : « Elle est mon plus grand bonheur ». Sa force de résilience exemplaire nous donne une leçon d’humilité et nous enseigne à voir autrement. Pour l’auteur : « Lire Lusseyran, c’était réapprendre à lire ». Si, comme le scande, dans les dernières pages, la phrase : « Il ne reste plus rien de la vie brève de Jacques Lusseyran », une vie « météorite » brisée comme James Dean, Jérôme Garcin sauve de l’oubli « ce soldat de l’idéal », toutefois décoré de la Légion d’honneur, en rassemblant dans ce livre tout ce qu’il a exhumé de ses lectures. Je terminerai par les mots de Jankélévitch : « Si la vie est éphémère, le fait d’avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel ».

C’est sur un tableau impressionniste et poétique, « dans la lumière d’été » que s’achève le récit, nous immergeant dans le paysage normand, refuge de l’auteur qui ne se lasse pas du « spectacle généreux, des frondaisons bienveillantes, des longues chevelures de saules, de l’horizon marin »2.(2)

Jérôme Garcin signe une biographie romancée très documentée, enrichissante et touchante, dans laquelle l’amitié absolue avec Jean Besniée est mise en exergue.

P.S. : A noter que Jérôme Garcin dédie Le voyant à Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature, dont le discours, truffé de fulgurances, mérite d’être lu.

©Nadine Doyen


1 Pour Jean Prévost, Gallimard 1944, Jérôme Garcin, Prix Médicis Essai.

2 Voir le magazine Lire, 432, février 2015.

Christian Bobin, LA GRANDE VIE ; nrf Gallimard (12,90€ – 122 pages)

Une chronique de Nadine Doyen

Christian Bobin

Christian Bobin

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  • Christian Bobin, LA GRANDE VIE ; nrf Gallimard (12,90€ – 122 pages)

Le recueil s’ouvre par un hommage à la poétesse Marceline Desbordes-Valmore à qui Christian Bobin s’adresse sous forme de lettre. Il souligne que sa vie fut « d’une brutalité insensée ». Même admiration à l’encontre d’Ernst Jünger dont il admire la description d’un arbre à la minutie d’un scribe ».

La lettre, l’auteur déplore, comme Charles Juliet sa disparition. Qui écrit encore à l’heure de facebook et twitter ? Pourtant, « Son écriture dit l’âme en ses mouvements secrets… » ; «  Une lettre manuscrite c’est un visage gravé dans la pierre tendre du papier… ». Touchante, cette lettre destinée à son chat disparu, ce compagnon qui aimait voir la plume couler la phrase sur la page blanche, ce petit chat, qui avait fait du piano son île. Tout aussi émouvante celle à l’adresse d’un petit merle dont il a admiré le gracieux port de tête.

On peut être déboussolé de voir Christian Bobin multiplier ses billets doux à l’adresse d’un merle et même une marguerite. Il nous fait partager sa communion avec la nature, au cœur d’une forêt, « quand du haut d’un sapin éclate le chant de l’oiseau ».

Pour lui, voir, « c’est être cueilli » par quelque chose.

Comme Yves Bichet dans L’homme qui marche, Christian Bobin montre son scepticisme à l’égard de Dieu, mais subodore sa présence au cœur de la nature, des animaux. Ce petit chat, n’était-il pas habité par Dieu, quand, « lassé de voir « l’auteur écrire, il « versait l’encre noire de son pelage sur ses mots » ?

Christian Bobin se sent investi d’une mission : parler « de la lumière éternelle », tel un messager de Dieu. « Ne rien faire, c’est déjà faire un pas vers Dieu », confie-t-il.

L’auteur développe une réflexion sur la fuite du temps, la fragilité de l’homme et soulève de nombreuses interrogations : « S’il y a un dieu, alors c’est un joueur ».

Mais en chantre des livres, l’écrivain décline son addiction aux livres, « secrets échangés dans la nuit » et sa passion de l’écriture. « Écrire-glaner ce qui a été abandonné à la fin du marché ».N’est-ce pas un viatique pour conjurer la mort ?

Pour lui, les livres ne sont pas que des objets, il perçoit les voix des auteurs, comme celle de Kierkegaard, découvert à vingt ans. Il se montre confiant quant à l’avenir du livre, « qui aura toujours deux mains pour accueillir un peu de langage ».

Christian Bobin noue une connivence avec son lecteur en lui posant une devinette, à savoir la différence entre un écureuil et la lumière.

Cet opus est traversé par une palette de couleurs : depuis « les fleurs roses » du marronnier, le bleu des campanules ou des libellules, « une orgie d’émeraudes »,la pomme rouge, et irradié de lumières (les ondes jaunes du mimosa). Orangée, « cette pâte » du bec du merle, « lumineuse comme une lampe d’Emile Gallé ».

Dans un volume précédent, Christian Bobin enfermait son angoisse dans une valise, ici, ses soucis, il les brûle. Il ne cache pas avoir été écrasé, broyé par « des tonnes d’absence ».

La grande vie se clôt par un hymne à la poésie, « plus précieuse que la vie »

L’auteur témoigne de sa gratitude et de son affection envers ceux qui nous aident à vivre, « ceux qui nous sauvent ». Mais sait-il que ses livres ont ce pouvoir ?

Lire Christian Bobin, c’est faire une balade bucolique au fil des saisons, c’est s’émerveiller devant les cadeaux de la nature, qui « contrairement à Dieu ne nous abandonne pas » et renouer avec la lenteur.

Lire La grande vie, c’est s’accorder des instants de sérénité, s’isoler du bruit.

C’est aller au devant de l’explosion du printemps. Joie éphémère car la floraison des cerisiers ne dure pas ». Il rejoint Yves Bonnefoy qui affirme « Jamais de terme aux arcanes de la vie, jamais de fin à nos émerveillements ».

C’est aussi découvrir ses conversations avec les absents qu’il évoque régulièrement, en particulier son père ou La plus que vive, se remémorant promenades et souvenirs immarcescibles. C’est aussi un travail de mémoire, ressuscitant ceux qui ont compté pour lui : Dhôtel (qui, dans un livre, indiquait la direction du paradis), Jean Grosjean dont il revisite les livres, dont « les poèmes sont si fins qu’ils se glissent entre la fleur » et son éclat ou l’égérie Marilyn (« la martyre du sourire »), Emily Dickinson (« La reine des abeilles ». On croise également des figures saintes.

Si pour l’auteur « Les livres agissent même quand ils sont fermés », nul doute que cet opus tatouera son lecteur, car «Les livres sont des gens étranges ».

Christian Bobin signe un recueil traversé de multiples lumières, pétri de poésie et d’attention émerveillée aux fleurs, aux oiseaux, insectes. En contemplateur ébahi de la nature, « une guérison en marche », voyageur entre terre et ciel, il nous enseigne comment lâcher prise, aller à l’essentiel. Il exprime l’indicible, le divin, le beau, et nous dispense un souffle de spiritualité sur fond sonore de Bach et Thelonious Monk.

Laissez-vous prendre par la main et transporter « dans un autre monde ».

Même si l’auteur énonce que « C’est une chose bien dangereuse que de lire », risquez-vous à plonger « dans l’eau du langage » de La grande vie.

©Nadine Doyen

Sylvain Tesson – S’abandonner à vivre – nouvelles ; nrf Gallimard (17,90€ -221 pages)

Une chronique de Nadine Doyen

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  • Sylvain Tesson – S’abandonner à vivre – nouvelles ; nrf Gallimard (17,90€ -221 pages)

La propension de Sylvain Tesson à faire usage des citations se retrouve dans le copieux exergue et au début des 19 nouvelles (Cioran, Fitzgerald), dont une en anglais : « To muse, to creep, to halt at will, to gaze » du poète Wordsworth. Je pense en effet qu’elles « révèlent l’âme de celui qui les brandit », comme le justifie l’auteur dans un roman précédent.

L’écrivain, bourlingueur, alpiniste chevronné, campe ses dix-neuf nouvelles dans les lieux qu’il a gravis, sillonnés, arpentés, depuis Paris, la Bretagne, la Chine (Le Yunnan) à la Lettonie et Russie, en passant par l’Algérie. Certaines plus viriles rendent hommage aux pionniers de la conquête de sommets mythiques, à ceux qui ont accompli des exploits de l’extrême, y perdant parfois la vie. Les pitons évoque les ascensions communes du narrateur avec Jack, « alpiniste américain », et les exploits de ce dernier devenu « le poète des cimes ».

Sylvain Tesson met en exergue cette fraternité née dans l’effort, concluant par cette remarque : « La distance est l’ingrédient des amitiés rares ».

Il étrille les sportifs du dimanche : « Vingt mille hamsters échappés de la cage… ».

Le jogging étant devenu « la névrose d’une société qui n’avançait plus ». Par contre Jack est convaincu des bénéfices de la marche pour stimuler l’inspiration. Dans Paris, « il partait chalouper le fond de son crâne » « attendant la fécondation par l’effort ».

Dans ces nouvelles, on croise des figures féminines : Marcella, la compagne de Jack, envers qui celui-ci « ne se sentait contraint à aucune fidélité ». Marianne, « une biche avec un cœur d’hyène », rencontrée dans un vernissage. Marianne , au cœur d’une scène qui tourne au vaudeville, quand le mari de retour plus tôt que prévu cause la fuite de l’amant, escaladeur aux mains nues. Valia, dont Jack avait aimé le « corps blanc, beurré ». Venda dont les déhanchements aimantaient Ivan. D’autres couvertes de fourrure. Viéta, « une femme-icône » faisant penser aux vahinés de Gauguin. Quant à Greta, elle engraissait ses convives, abusait de crème, débordait de tendresse.

On découvre le quartier de Riga, « aux façades lascives », avec le protagoniste, qui y débarque à Noël, avec l’intention de faire une surprise à Olga, aux «  yeux altaïques » dont il s’était entiché, un an plus tôt. Son plan tourne au fiasco, car il avait oublié que Noël, dans le calendrier orthodoxe n’était qu’en janvier.

Dans la nouvelle Le bar, quatre russes s’entretiennent des coutumes des pays, pensant que « Ce n’est pas une infamie de se conformer aux usages des gens ».

L’auteur géographe sait nous embarquer dans des pays lointains et nous faire partager l’enchantement des protagonistes devant la beauté d’une nuit sibérienne, un barrage « titanesque » alors que « D’habitude, voyager c’est faire voir du pays à sa déception ». D’autres nouvelles renvoient à la triste réalité des guerres (Afghanistan).

Si Christian Bobin et Charles Juliet déplorent qu’on ne s’écrive plus, dans 2 nouvelles de Sylvain Tesson, les protagonistes envoient des lettres. L’auteur met en lumière l’écriture, « processus mantique qui entraîne une cascade karmique », la correspondance qui « s’inscrit dans le solfège de l’existence » et le travail des facteurs, « messagers du destin », qui en « battent les cartes ».

Sylvain Tesson laisse deviner ses craintes quant à l’avenir de la planète. Il s’insurge contre « la côte massacrée par le surpeuplement » et « l’enlaidissement par les baraques à frites ». Il ne cache pas sa désapprobation de voir des femmes ramper « écrasées de culpabilité d’exister ». En globetrotteur habitué au dénuement et dépouillement, il fustige notre société de consommation à l’époque de Noël, cette bombance qu’Ernst et Karl avaient décidé de fuir car elle « heurtait leur protestantisme ». Un brin de nostalgie chez Émile pour les nuits à la bougie.

Un souffle glacial de Sibérie s’est infiltré dans quelques nouvelles, rappelant le roman précédent de l’auteur. On perçoit le ressac, les rafales qui « froissaient la lande », les « gifles de grésil » qui « crépitaient contre les vitres », le stridulations des insectes, « La rumeur du Mékong ». On hume la citronnelle.

Les comparaisons sont très imagées : « L’océan était une babine de chien, bavante », ou « le ciel qui virait au Turner ». « Les rues étaient meringuées de gel ».

L’infatigable promeneur, « poète aux semelles de vent » dépeint La Seine serpentant, « La malachite des colverts », les cours de danse « sous les jaunes larmes d’un saule », l’automne qui « caparaçonnait la ville de cuivre ». C’est avec le pinceau du peintre que l’auteur sublime certains paysages comme les « déchirures dans les cumulus bourgeonnant au-dessus des cimes » qui « laissaient entrevoir des pyramides couleur lavande » : un coucher de soleil pastel qui « léchait les glaces ». Ou « Le vert fluorescent des arpents de riz » se mouchetant « du fuchsia des turbans paysans ».

Sylvain Tesson nous initie au « pofigisme », cette forme de fatalisme dont les russes sont coutumiers, « une résignation joyeuse, désespérée face à ce qui advient », une façon de « s’abandonner à vivre », qui donne le titre à ce recueil.

L’auteur rend hommage aux personnalités (athlètes battant des records) et aux livres qui ont jalonné son parcours, ceux de Cendrars, Toulet, Kafka, Drieu la Rochelle, Paul-Jean Toulet. Sans oublier Allexandra David-Neel, Mishima. Cette passion pour la lecture, l’ermite diariste l’assouvit l’année de son exil dans une cabane au bord du lac Baïkal. Le fantôme de Lao-tseu habite la nouvelle intitulée Le barrage.

On retrouve les qualités littéraires déjà présentes Dans les forêts de Sibérie.

Le nouvelliste maîtrise l’art de la chute (parfois fracassante), insuffle du suspense comme dans Lagouttière et Le téléphérique, surprend par le dénouement souvent imprévisible. Certains textes font penser à une fable et sa morale. Le ton est tour à tour léger, drôle, grave. Un ouvrage qui mériterait le Goncourt de la nouvelle 2014.

Sylvain Tesson signe un recueil prodigieusement intéressant par son éclectisme, sa richesse, traversé par « des chinoiseries », pétri de poésie et d’humour, truffé d’aphorismes que l’on a envie d’apprendre par cœur. A mettre dans son sac à dos pour s’abandonner à lire pour oublier « l’absurdité de la vie ».

Pour rester en compagnie de cet écrivain voyageur si apprécié, je vous conseille un petit opus très jouissif: Les anagrammes à la folie, encore plus percutantes de Perry-Salkow & Sylvain Tesson (Équateurs). Par exemple : Le titre : Dans les forêts de Sibérie devient de lentes braises froides.

©Nadine Doyen

Le fémur de Rimbaud, Franz Bartelt, nrf Gallimard, (18,50€ – 248 pages)

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  • Le fémur de Rimbaud, Franz Bartelt, nrf Gallimard, (18,50€ – 248 pages)

Franz Bartelt s’est imposé dans le paysage littéraire par sa démesure, l’outrance comme disciple d’Ubu. Il récidive avec Le fémur de Rimbaud.

Fidèle à ses Ardennes, l’auteur campe son récit comme dans de précédents romans, à Larcheville, anagramme de Charleville, et rend hommage à Rimbaud par l’exergue.

On croise Majésu Monroe, brocanteur qui revendique détenir « la trouvaille unique », « la pure merveille » et Noème Parker, une cliente dont il tombe en amour.

On est témoin de la première rencontre de deux protagonistes au café des Arcades . On suit l’évolution de leurs sentiments, la phase séduction de Majésu, facilitée par son talent d’orateur et de séducteur qui va le transformer en homme caméléon, s’adaptant aux fantasmes de sa bien-aimée. C’était une année qui commençait bien. Sa révélation choc, fracassante interpelle le lecteur et celle qu’il vient de conquérir. L’assassin est déjà en prison pour Noème ? Où est donc la vérité ? Leur projet d’union peut-il en être contrarié ? Encore faudra-t-il plaire aux parents.

Les protagonistes de ce roman, en particulier Noème, ignorent les bonnes manières de Nadine de Rothschild et choqueraient parmi nous, tant ils sont grossiers, font mauvais genre. Au lecteur d’anticiper la cérémonie quand deux mondes si opposés vont se mêler : les parents de souche bourgeoise et Noème, en rébellion contre eux. Ce qui explique le complot que Noème fomente, en comptant sur son futur mari pour l’exécution du plan. En adepte de la procrastination, l’auteur tient le lecteur en haleine. Majésu exécutera-t-il le souhait de sa femme, à savoir liquider ses parents ?

Une succession de temps forts relance le suspense. Le mariage du brocanteur avec Noème. L’aurait-il épousée par amour ou pour sa dot ? Noème est-elle ce « monstre » décrit par son père ? Un magot ne dormirait-il pas dans le bureau de beau-papa ? Disparition de sa jeune épouse. Menace de Majésu de faire tout sauter. Le voilà aussi dangereux que Breivik avec la liste de son incroyable arsenal, véritables « munitions suédoises ». L’enlèvement de Noème par les malabars, une course poursuite des plus hallucinantes. Accusations, mensonges, délations conduisent en garde à vue. Au tour de Ployette, la bonne, de s’évaporer. Le rythme prend de folles allures quand il s’agit de traquer les ravisseurs emportant le lit de la captive Noème ou de mettre à l’abri la boîte à secrets. Scènes de travelling ébouriffantes.

L’auteur nous offre une galerie de personnages bien trempés : les homosexuels bulgares, l’inspecteur Bardouate (tiraillé entre deux camps), la bonne Ployette, le couple de bourgeois, des êtres rares comme ce « spécialiste de l’accent circonflexe dans l’œuvre de Rimbaud » ou le fantôme de Rimbaud avec cette chaussette trouée.

Les deux protagonistes irrésistibles nous stupéfient tout au long du roman, avancent en funambule, avec le risque vertigineux d’une nouvelle catastrophe.

La complexité des relations humaines, le mensonge s’immisçant, est mise en exergue.

Les couples sont toujours atypiques, mal assortis et soumis aux aléas de la vie.

Leur vie amoureuse est très chaotique, passant de l’amour fusion (« on ne se quittait plus, ni de jour ni de nuit », « nuit gorgée de succulences »), sado maso, à son extinction avec menaces de mort proférées, soif de vengeance puis à la tentative de rabibochage pour éviter le divorce. Qui est le plus rusé, le plus hystérique, le plus manipulateur ? Qui joue le mieux la comédie ?

Tout l’art de Franz Bartelt consiste à agrémenter ce récit rocambolesque d’un regard acéré sur les travers de la société, sur les universitaires, les banques, n’hésitant pas à épingler la corruption et la façon dont les affaires criminelles sont traitées et jugées.

Il souligne l’hypocrisie de la veuve fracassée, pleurant devant les médias.

Quant à l’opposition nantis/prolétaires, on retrouve la même démarche que Woody Allen qui fustige ces escrocs qui s’engraissent aux dépens des gens modestes. Majésu, solidaire de Noème, a déclaré la guerre au capitalisme convaincu que « l’argent pourrit tout ».

Comme son protagoniste Majésu, l’auteur possède une érudition insoupçonnée, et d’innombrables références littéraires (Hugo, La Fontaine, Balzac, Verlaine). Le style procède par énumérations visant à renforcer l’idée, à exagérer et laisser son empreinte chez le lecteur. Il fait montre de sa plume incisive, et de « l’instinct critique ». Il reste le maître incontesté de la formule : « Pour penser il faut un cerveau, pas des diplômes » ou « Je saurai quoi lui balancer dans le goulot ». Il joue avec l’oxymore : « Elle m’avait ouvert aux splendeurs de la misère. », les tournures imagées : « Il n’y a pas que les draps qui s’en souviennent », « un œil en patrouille », « dégarni du plafond ». Il ne se départit pas de son ironie : « Le canapé rembourré avec des noyaux de pêches » ni de son humour qu’il a insufflé à Majésu : « Je devais manquer de phosphore ».

Quant à l’épilogue, il nous dévoile de bien funestes destins. Soyez blindés, âmes sensibles, car comme summum du gore, Franz Bartelt m’apparaît indétrônable. L’auteur sait puiser dans des faits divers les plus ignobles pour les recycler en encore plus spectaculaires. Dans ce roman, les rebondissements, les coups de théâtre s’enchaînent, de vrais loopings inattendus. On rit, on retient son souffle, on frissonne d’horreur, on jubile. On y trouve la toute puissance de l’écriture et la saveur de l’esprit ardennais. Au pays de l’excès la seule richesse est le langage, confie l’auteur.

Le fémur de Rimbaud est à la fois un vrai mélo et une grande comédie, un chant d’amour et de guerre. Franz Bartelt signe un roman décapant, une tragédie funambulesque, à la lecture addictive (dialogues truculents), ce qui ne peut que donner envie de poursuivre avec encore plus noir : La bonne a tout fait au Poulpe.

©Nadine Doyen