La lumière et l’Alphabet Sur « Hector et Andromaque, 1924 » de Giorgio De Chirico

chronique de Miloud KEDDAR

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Hector et Andromaque, 1924, Galleria Nazionale d’Arte Moderna, Rome

La lumière et l’Alphabet
Sur « Hector et Andromaque, 1924 » de Giorgio De Chirico


 

Quelle vérité de l’un et de l’Un ? Quelle vérité cette lumière d’un ciel voûté sur nos ombres ?  Nous, ayant été n’étant plus et nos gestes suspendus, et, là, l’effacement de nos corps et seule l’œuvre de nos mains et de nos mots à demeurer sous la lumière. Cette lumière que ne reçoivent plus nos yeux et pourtant toujours lumière ! Par quel biais quel ordre avons-nous reçu et avons-nous perdu ?

Regardez, là, mes amis, nos ombres s’allongent, nous avons laissé nos fuites se faire, s’accentuer quand il fallait réunir et voilà nos gestes défaits. Hector revient et Andromaque a l’œil cave (le regard caverneux ?). Andromaque entre l’époux et le fils, entre le Père et le Fils, l’époux en carton en papier froissé et le fils précipité ? Andromaque, que veux-tu, nos arrières sont sans vie et nos vies sans relief. Cassandre le savait-elle, quand le ciel s’était assombri ? Hélène se retire, et toi, Andromaque, d’un regard ou d’acceptation ou de déchirure et de fatalité, Andromaque tu restes une mère et aux autres semblable…

Nos ombres s’allongent et la muse a un livre ouvert sur le rien de l’Alphabet. Platonicienne ? Je ne le crois pas ! La muse est la vie que le poète ne célèbre plus ou à laquelle il ne trouve plus grâce. Nous avons voulu, ou sans le vouloir, précipité la chute et avec nous les vivants ! Nous avons par nos gestes entraîné les autres et notre lieu de vie et de prière, la Terre, n’est plus que poussière et tapis de viscères, et nous, maintenant des gisants !

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Les Muses inquiètantes, 1922, Courtesy galleria, Bologne

Dans « Hector et Andromaque, 1924 (cat. 41) »*, les deux chevaux au fond se refusent et se cabrent, rejettent l’asservissement. Andromaque, prends exemple sur ces « chevaux de Troie », rejette et refuse le carton papier froissé ! De Cassandre sois proche ! Une nuée, à gauche où je regarde, se dessine qui n’est pas un donjon ou une tour mais de la lumière, car l’habit, que veux-tu Andromaque, ne cachera pas le visage et les yeux qui sont le dehors et le dedans. La muse n’est plus humaine ou si elle l’est encore, elle n’a pas sa tête – toute sa tête – sous l’orage qui décide, et l’ombre qui n’a plus nom et la lumière venant manquer.

Andromaque, muse, parle et sois souveraine, ouvre ton sein à la bouche assoiffée qui demain dira les louanges, dira l’Alphabet ! Ton sein est lumière, une lumière pour la bouche qui s’est longtemps tue et manquait de lait et bouche bâillonnée. Cassandre, le sais-tu, traverse l’Ici par le delà et l’en dessous et Hélène mène la Cité vers la toute grâce.

(La Muse* de Giorgio est une buse à l’aile blessée, une buse ou muse qui ne chante plus, une bise qui est comme le vautour qui hante le rêve et les jours du poète et du peintre !)

Andromaque, mère souveraine, si tu veux, ouvre l’oblongue et brise l’oblique, ça t’est permis et que vienne l’ordre à tes poursuivantes et qu’elles chantent ! Les pays sont redevables au lait, à la poitrine de nourriture et de paroles. Hector est mort, le fils est cloué, le ciel pardonne ! Andromaque, viens et prenons du risque et s’enlèvera le bâillon à nos bouches, aux femmes et à l’écriture.


*note : allusion est faite à la peinture « Les Muses inquiétantes ».
Repère :« Hector et Andromaque », 1924, Galleria nazionale d’Arte moderna, Rome.
« Les Muses inquiétantes », 1972, Courtesy galleria, Bologne.

©Miloud KEDDAR

« Le devenir de l’homme » Sur Cranach l’Ancien et Jean-Michel Basquiat

Chronique de Miloud KEDDAR

« Le devenir de l’homme »

Sur Cranach l’Ancien et Jean-Michel Basquiat



Lucas Cranach l’Ancien

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L’Adam et Eve ou le dernier repas de l’ange ? L’homme, Adam, l’Adam qui ne mange pas va à la guerre, dirais-je pour paraphraser Léo Ferré. L’arbre du côté d’Adam éclaire Adam dans « Adam et Eve » de Cranach l’Ancien. Eve est du côté sombre. Elle n’a, je vous dis, pas besoin de lumière extérieure, elle rayonne par elle-même. (Eve est belle d’une beauté féminine, Adam est beau d’une beauté masculine). Eve accepte de manger. Une pomme dans chaque main, la pomme dans sa main droite a couleur pain. Eve ne redoute pas la mort, elle se sait porteuse du devenir et quelle mort pour qui enfante ? Accepter la mort simplifie le geste. Adam ne mange pas, la pomme dans sa main gauche a couleur sang : refuse-t-il la mort, lui maintenant ange déchu et le sachant ? Questionne-t-il Eve : « Est-ce cela la vie, il semble demander, et son doigt est déterminé dans la presque hésitation qu’est la vie ? ». Par le geste d’Adam, Lucas Cranach l’Ancien accomplit l’acte philosophique. Par le geste assuré d’Eve, l’acte poétique. Cranach l’Ancien en peignant son « Adam et Eve » a-t-il pensé à la « Cène » ? On est en droit de se le demander. Faisons un détour, voulez-vous : il y a, j’ai relevé, une ressemblance frappante entre « l’Adam » de Cranach et le « Christ (jaune) » de Jackson Pollock dans « Crucifixion ». Ne retrouve-t-on pas le Christ dans Adam ? On peut dire que les deux peintres se sont posé la même question : « Est-ce le dernier repas de l’ange, Adam, Le Christ ? ». et nous, ne devons-nous pas, là ils nous invitent, accepter notre condition ?

Par son « Adam et Eve » Lucas Cranach l’Ancien (Lucas Müller) nous dira aujourd’hui ; « Adam, nous le voulons toujours dans la lumière. Eve du côté sombre ». La femme ? On l’oublie ou l’écarte ou la soumet, on la voue à des tâches secondaires. Nous ne mettrons pas la femme à droite de Dieu, hier comme aujourd’hui. Mais Eve est une eau dormante, elle marche malgré la tempête. Un jour, bon gré malgré, la femme trouvera la place qui lui revient, elle sera partie prenante dans le devenir des hommes, partie prenante dans le choix du devenir !

Jean-Michel Basquiat

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Basquiat, briser la coquille ? Regardons le Christ de Jean-Michel Basquiat, il n’est pas consommable (ceci est mon corps, ceci est mon sang !), le Christ de Basquiat est consumable. Le temps l’a lu, l’a travaillé soumis, usé. Le temps l’a mortifié « squelettisé ». Ce Christ est « Crisis X » et Crisis X est

ce qui ne se définit pas, donc « inconnu ». Il peut être personne et nous à la fois, puisque concernés. Et voici les Écritures. Elles sont nôtres sans l’être : indéfinissables, tout comme nous ! Et de toutes pièces inventées et à nous Basquiat les impose. Éveillant un manque de vérité quand cette dernière est notre réalité. Et Basquiat ? Il se sait Dieu-Diable qu’a vaincu la vie et qui pourtant œuvre pour la vie (la vie en son strict droit !). Le Crisis de Jean-Michel Basquiat ne semble-t-il pas vouloir nous dire : « Je meurs sur la croix pour donner sens à ma vie, je suis mortel. Faites comme moi et la vie aura tout son sens ». Le Crisis X nous dit peut-être aussi : « Donnez un crayon au peintre au poète et demandez-leur de parler de l’infini. Le peintre tracera l’infini en commençant par un point, le poète par un mot, une lettre. L’infini (l’Éternel), s’il a un début, n’est pas infini ! L’infini est chimère, simple pensum, idée théorique et saugrenue, l’Infini est Chimère ! ».

Reniant l’infini, Basquiat se dépense de tempêtes en brûlures. Reniant l’infini, il tente de revenir à la coquille créatrice (non dans son corps d’adulte mais « celui » de l’enfant). Il repousse le temps ou le rebrousse à contretemps. Il froisse l’échelle : l’aujourd’hui ne suit pas toujours l’hier ; il peut se lier à l’avant-hier. Et quel hier pour demain ? La coquille ! Elle n’est pas pour Basquiat une simple rêverie mais de la tempête qu’il faut briser par de la tempête. Et toute la vérité de ce « rebrousse-temps » est la recherche du liquide « séminale ». De quel trouble, je suis ? De quelle guerre, suis-je ? Et Basquiat va aller au liquide là où le liquide s’évanouisse dans l’abîme de tout liquide. Peut alors naître l’être, se solidifier, accomplir. L’Être de Basquiat est porteur d’une échelle. On habite un bâti pour se bâtir ! Jean-Michel Basquiat qui veut briser la coquille pour le liquide séminale savait-il que toute naissance est un « rejet » ? Accueille le corps mâle, le corps femelle le rejette puisque corps étranger, non compatible. L’union qui en résulte est une guerre. Le corps rejeté reste toutefois demandé (désiré) puisque la guerre doit continuer. Le marteau, l’enclume ! Cela aurait été aisé pour Basquiat l’idée de rejet, salvatrice pour qui brûle la vie et de la vie. La vie refuse la mort, non l’être, et Basquiat avait de l’être ; il était dans le devenir de l’être, Basquiat en notre devenir !

Notes :

Lucas Cranach l’Ancien, « Adam et Eve », 1508-1510 (Collection Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon)

Jean-Michel Basquiat, « Crisis X », 1982 (Succession Jan Krugier)

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Mystère de l’offrande–sur des peintures de Serval

« Mystère de l’offrande »
Chronique de Miloud KEDDAR
Sur des peintures de Serval


La bouche cousue, seul le regard parle. Qui ose le silence et s’absente ? Celui que le destin habille de désert ? Celui que la société met à l’écart ? Le peintre qui se donne la tâche de révéler ce mystère porte en lui le silence. Le peintre dont la méthode est cette évocation a fait l’expérience du don de soi. Il n’a pas besoin de s’absenter ou d’être mis à l’écart : lui suffisent la réserve et l’attention. C’est ce que j’ai dit de la peinture de Serval dans un précédent travail : « Je suis l’autre dans ton regard » (titre). Et j’ajoute ici que le retour à Ithaque doit toujours s’accompagner de l’amour pour l’autre –comme l’autre en a besoin, je ne cesse de le répéter ! Au peintre, il faut alors un temple de l’accueil qui soit le temple de l’éveil !
Dans les peintures de Serval, les « ciels » sont sans nuages : la majuscule du silence ! Ce qui rehausse le sujet, le privilégie et n’en détourne pas. Et « ce » silence du ciel, dans un second degré, justifie-t-il l’évocation de la mise à l’écart, du désert, de la sorte de mise en abyme ? Je ne saurai le dire ou plutôt si, car m’aide le travail sur la couleur de Serval. J’ai dit le ciel sans nuages et j’ajoute qu’il est d’un fond uni, avec ça et là des dégradés de la même couleur –la même gamme, dirait le technicien. (Les peintures de Serval, si on en fait un « tirage », ont le même effet que le tirage soit en noir et blanc ou en couleurs).
L’offrande ? Dans la saisie du sujet, Serval s’offre. Et le sujet a son mot à dire aussi. Il faut savoir que Serval peint d’après photo.
L’homme –ou la femme- qui utilise les mots, la langue, fait un emprunt. L’Artiste, lui, quel que soit l’Art qu’il pratique, habille et habite son propre alphabet. (Serval est de ceux-là). Les silences et la grandeur sont ses verbes, et puisqu’il faut que l’Artiste se retrouve dans son art, il est à l’écoute. Et grandeur, dis-je ? Grandeur n’est pas hauteur, ni fierté, mais prise de conscience. De cette conscience qui mène à la connaissance. Serval donne cela et peint les hommes et les femmes et le silence, leur lieu de vie et le silence. Tous ces silences qui disent plus que les mots et que seul le travail sur la forme (peinture, sculpture, montage …) peut révéler. Relever ? J’ai à m’arrêter maintenant à trois peintures de Serval pour illustrer mon propos. Mais d’abord ceci : il y a du spirituel chez Serval. Du spirituel dans l’Art de Kandinsky ? Non, chez Kandinsky, il y a trop de bruits, trop de notes d’une musique qui tente de s’élever vers l’esprit pur. Chez Serval, l’esprit simplifie, il se veut de portée poétique et est poésie, car je ne crois pas que Serval fut à la recherche de seulement la beauté et qu’il lui suffisait d’agencer formes et couleurs, il fut porté, je le tiens, par le mystère qui habite et habille l’autre et il en a mesuré l’importance comme je tenterai de le dire plus loin. Venons-en aux trois peintures choisies et d’abord le « nu ».

« Le nu féminin »

La peinture moderne a multiplié la représentation du « nu féminin ». S’interroge-t-elle sur la condition de la femme, sa condition passée, sa condition au présent ? La modernité ne privilégie pas seulement les canons de la beauté ! Alors, le rapport de la femme au corps, son rapport au social, à la vie, ce rapport, ne me dites pas que c’est inné, je ne le conçois pas ! Ce n’est pas non plus culturel. Nous l’avons voulu ainsi, j’ai à dire, par un esprit archaïque ! La femme est parole de tous les jours et geste de la vie, quand l’homme n’est que parole, et ce dans le sens où Marie, à la descente de croix, si descente de croix il y a, serre son fils, le fils mort contre son sein, alors que le Charpentier crie sa douleur, hurle, disant peut-être : La charpente de la croix sera piétinée. Il nous faut inventer des lois, nous avons à construire une mémoire !

« Nu assis »

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En représentant le nu, le peintre tente d’asseoir le discours du corps. Mais qu’est-ce qui pousse un corps à s’exposer nu ? L’amour du corps ! Et quand le Peintre veut que la beauté augmente ses réceptacles, il ne sollicite pas seulement l’œil mais également le cœur. Serval peint du nu l’offrande. Dans un « ménage » où ne gouverne que l’acceptation effective et solaire de l’autre. Ne dit-on pas d’ailleurs : « faire bon ménage » ? Le nu de Serval est une lettre ouverte sur le cœur ! Choisi ici, « le nu assis », -la bouche cousue, il ne parle que par la phrase du corps ! Notre œil saisit l’harmonie des formes, les dispositions, les équilibres, quand le cœur, serein, comme devant une peinture de Morandi, fait sienne la part du manège du peintre et du sujet.

« Je t’offre »

Le nu choisi ici dit : Je t’offre ! Un corps sans tension, le regard du sujet vers le peintre comme donne l’approbation. Rien n’est volé, le corps se veut « s’offrir » ! C’est une femme, et la femme a un sens plus aigu du corps que l’homme ; un amour du corps, ai-je dit plus haut. L’Artiste et son sujet jouent sur la même portée. Une musique d’un haut degré ! Ce n’est pas sans raison que cela me fait penser à la peinture de Morandi. Le peintre ne tente-t-il pas d’écrire pour nous son vœu d’acceptation du corps et la présence affective à ce corps ? « Je t’offre » est titré ce chapitre, et je pourrai ajouter : ce que j’ai de mieux !

« En plus du regard »

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L’Indien a le visage raviné, le port de tête haut, et ce n’est pas par mépris, ni par dépit, l’indien tente de nous dire : « je suis là dans le présent évident » ! Serval peint, la plupart du temps, des indiens, les sujets qui gouvernent. Ils sont aux affaires, ils ont de l’expérience. En plus, les indiens peints par lui sont en harmonie, ou du moins sensibles au jeu du Monde. Par eux, il traduit l’équilibre du Monde. Comme il est, comme il se doit d’être. Serval est un bâtisseur.

« La phrase du désert »

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Les sujets (ou le sujet plutôt) traités par Serval tiennent la plupart du temps sur toute la surface de la toile. Pas d’ornements, ou seulement ceux liés au sujet et qui font sa singularité ! La troisième des peintures retenues ici représente un Targui sur un chameau, un dromadaire, le Targui porte le voile caractéristique des peuplades touarègues. Est dite l’expression du silence, par l’absence des lèvres. Et autour du désert, quelques propos maintenant. Les hommes et les femmes du désert, les animaux du désert ne sont pas sur une « terre » vide, le désert est un lieu vivant ! Certes, il y a les restrictions, il faut se suffirent de peu, il faut savoir aller à l’essentiel, et c’est cela la phrase du désert de Serval. Le Targui sur le dromadaire a été enfant, il a joué à nombreux jeux autour de la maison en pisé ou non loin de la tente quand il fallait se déplacer. Dans ses yeux aujourd’hui, c’est toute une leçon de vie et, je tiens, que c’est ce qui a retenu Serval. Le regard du Targui comme message, le regard du « nu » approbateur, le regard de l’Indien comme devise pour qui sait lire chez le Targui ou l’Indien toute la confiance qu’il nous faut pour vivre notre « ménage avec l’autre », la Terre à habiter !

© Miloud KEDDAR

Sur les nouvelles peintures de Jacques Valette

 

L’eau ne se mire pas dans l’eau

  chronique de Miloud KEDDAR
sur les nouvelles peintures de Jacques Valette


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Un « rêve de l’eau » à réinventer, une nouvelle parole sur la « condition » féminine ! Un vent souffle ; Jacques Valette comme répond à notre attente. Un vent souffle, le vent de la matière, dans le monde, le vent de l’esprit. Abstraites, les dernières peintures de Jacques Valette, mais avec la résonance d’une peinture qui emprunte au figuratif ! Chez lui, le geste n’est jamais gratuit. L’acte qui transpose l’idée, la traduit en tonalités et en sonorités. Jacques Valette poursuit sa réflexion, par la pratique de l’Art, et l’Art à son tour venant prolonger cette réflexion. L’idée de l’eau est idée et matière de l’eau, l’idée de l’arbre est l’arbre et est le vent dans l’arbre !
« L’arbre »
Valette figure l’eau par l’abstraction dans la peinture et l’arbre par le figuratif de cet art. C’est par là même, veut-il nous dire, la traduction d’une même parole. L’arbre a la faveur de nombreux peintres contemporains. Alexandre Hollan le décline en lumière et en force. Farhad Ostovani et Gérard Titus-Carmel en ses parties ou en musique. Il peut être chez Charles Marcon : « Le pommier d’Avernes ». Valette le peint pour la découpe de sa forme dans le ciel comme pour le vent et l’enseignement du mouvement. Pour Jacques Valette tout est mouvement. Et l’dée et la manière de peindre. Car nous savons Jacques Valette un peintre gestuel ! Jacques peint l’arbre, et il peint le geste de l’eau.
« La valeur de l’eau »
Peindre l’eau pour sa limpidité, et pour la limpidité du rêve. L’eau pour Jacques Valette est toujours dans le mouvement, jamais retenue. S’y mire le ciel, s’y mire toute la nature et seul l’eau ne se mire pas dans l’eau. Comme une femme à qui on reconnaît la juste valeur et qui n’a plus besoin de miroir. C’est autour de la femme d’ailleurs que nous avons à reconstruire un nouveau « rêve de l’eau » ! Par une nouvelle formulation de la condition « féminine » et de son acceptation.
« Trois corps à trois peintures abstraites »
Tout d’abord ceci : Jacques Valette a son bleu. Je l’appellerai un « bleu voyelle » par comparaison au « bleu consonne ». La voyelle est légère et lumineuse quand, dans le cas de la peinture de Valette, elle s’oppose à la couleur-consonne qui est la couleur foncée et qui, pour l’articulation, la prononciation, a besoin de la voyelle. Le « bleu voyelle » peut se marier avec toute couleur. Son pouvoir est d’alléger, de donner du contour, un peu plus que ce que nous appelons, nous autres peintres, un « fond neutre ». Retenons ceci encore : J’ai dit ailleurs qu’une couleur a une valeur virtuelle. Elle se présente à nous, différente, suivant la combinaison des autres couleurs qui lui sont associées. Les peintres utilisent le plus souvent une couleur-voyelle pour donner aux couleurs consonnes des accents de variations (et plus d’impact sur l’œil, à l’exemple de « Dionysos » de Barnett Newman ou encore de « Peinture n°26 » de Mark Rothko). Venons-en maintenant aux trois corps de trois peintures de Jacques Valette.
I – « Chenille arboricole »
Remarquons déjà, dans les trois peintures choisies ici, ces traits, très fins, un peu plus marqués dans « Dos à l’estuaire », qui vont du haut jusqu’au bas du tableau. Ces traits ne séparent pas comme chez Barnett Newman mais guident l’œil de qui regarde la peinture. Ce ne sont pas des lignes droites, ces traits « tortillent », tel une eau qui coule. Et souvent dans ces dernières abstractions, Valette ponctue aussi par le tracé d’une forme comme une onde dans l’eau que ferait une pierre jetée, et dans son cas, avec une grande précision, tout en laissant l’eau (la matière peinte) décider de la forme (résultante) et ce par un geste de la main du peintre libéré de toute contrainte.
La « chenille » ? Imaginez-là au centre de la toile. La tête en haut, le corps qui ondule dans l’oblique. Elle sépare le bleu-voyelle des bleu-consonnes. Une chenille peinte qui est une chenille verbale ! Ce sont des mots sur une portée de musique dont la chenille est la clef. Par ailleurs, le bas de la toile est plein de consonnes (couleurs foncées) qui vont en se raréfiant pour une eau simple que le peintre se donne pour un ciel d’éclaircie.
II – « Dos à l’estuaire »
Les lignes que j’ai dites allant du haut au bas du tableau marquent ici cette profondeur obtenue dans une même couleur, en l’occurrence le bleu, là à gauche dans la peinture « Dos à l’estuaire ». C’est la particularité de l’abstraction de Jacques Valette et qui fait sa singularité.
Dans « Dos à l’estuaire », nous devinons un corps, de femme plutôt –le sein, la taille fine-, tournant le dos au fleuve qui charrie « voyelles » et «  consonnes » vers une embouchure incertaine, la mer –ou la mère- s’ouvrant aux marées, aux douleurs.
III – « Attols molles »
Le titre entier est « Attols molles (sans lagon) ». Prenez cela comme une dédicace que ferait le peintre d’un livre où jamais le peintre n’évoque les mots de la dédicace. Jacques Valette aurait pu titrer cette peinture : « Peinture n°26 », si ce titre n’était déjà pris. Il en va ainsi des titres mais ne les prenons pas à la légère. Un titre est indicatif d’une idée de la peinture à laquelle il est attribué.  Et cela a encore plus de poids quand il s’agit d’une œuvre abstraite.
Les cercles concentriques de « Attols molles (sans lagon) » sont comme des espèces de blancs d’œuf qui prendraient dans une huile chaude les formes des plus inattendues.
J’ai à dire enfin qu’avec ces Attols « euclidiens », comme avec ses autres nouvelles peintures, Jacques Valette nous donne envie d’être des proches de l’Art, des Amis de la Peinture !

©Miloud KEDDAR

L’ordre du matin—Sur des peintures de Jacques Valette

Chronique de Miloud KEDDAR

L’ordre du matin

Sur des peintures de Jacques Valette

Voici des « nu » qu’habille la couleur. Le corps est plein quand l’environnement est du presque vide, bigarré, hachuré. La couleur devient coquille qui protège mais aussi carapace qui isole. Et c’est ce qui isole qui intéresse Jacques Valette. Dans une de ses périodes, la période dite du « Déséquilibre », Valette a peint des femmes qui dansent une danse mal assurée, non maîtrisée, des avancées dans le monde, incertaines. Et si dans la période qui suivit, il nous fallait deviner sous l’abstrait le figuratif, avec cette série de nu, nous sommes en présence d’un « figuratif abstrait ». C’est comme si Valette accomplissait une remontée vers l’origine, et précisément l’origine de l’abstraction dans la peinture. J’ai dit : « accomplissait une remontée vers l’origine » et je voudrais qu’on m’entende dire : « s’accomplit en remontant à l’origine », la nudité, la relation alors simple au monde. Connaissance de soi et accomplissement ? Jacques Valette plaide pour une présence accrue au meilleur dans soi, lui qui sait le risque de la méconnaissance de soi, lui qui veut que les repères ne se brouillent pas et que le gouffre de l’absence ne se déclare.

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« Le nu rouge »
Le nu corps peint rouge : lumineux, en braise ou en souffrance ? Le nu évolue dans un espace couvert partiellement de dalles et de lignes blanches, vertes, jaunes, de lignes rouges, enchevêtrées, croisées. Par ces lignes rouges et par ce corps rouge, le peintre tente-t-il de créer le lien entre le nu et l’Autre – le monde, les vivants ? Par les lignes s’entrecroisant, le lien ne se fera-t-il que par des détours ? Le nu souffre-t-il dans son corps (séparé de soi et séparé des autres) ? Le corps dans cette peinture est celui d’une femme, par l’esquisse des seins, par l’articulation du bassin. La femme a les cheveux « semés aux quatre vents », comme dit la chanson. Le visage exprime de la douleur, si visage on peut dire et si douleur est le mot juste. Par la couleur rouge, par la noire et par les cheveux arrachés, on peut parler de souffrance, ou est-ce un arrachement en vue d’une délivrance ? On prend sur soi, on s’arrache à la nuit mauvaise, et ce n’est qu’à ce prix qu’on s’accomplit et participe du groupe.

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« Le nu vert »
« Nu vert » a la particularité de sembler peint en bleu si on se place à plus d’un mètre et demi. Mais plus on s’en approche et plus les tonalités de vert se révèlent. Le « Nu vert » de Jacques Valette me fait penser à l’Andromaque de Giorgio De Chirico (dans «Hector et Andromaque, 1924 (cat. 41) »). La ressemblance est assez troublante, ma foi, et ce jusque dans le port de tête, le cou et le visage au regard aveuglé. Andromaque nous scrute et interroge, elle nous dé-figure ! J’aurai pu volontiers affirmer du peintre des nu peints dont il est question ici, qu’il a repris à son compte l’Andromaque de G. De Chirico s’il n’y avait ces lignes emmêlées qui le place dans la mouvance de l’Expressionnisme Abstrait. Les lignes tissées nouées lient Jacques Valette à Jackson Pollock. Chez Valette, l’influence donc de Pollock, celle de Vélasquez et celle de Max Ernst, et Valette dit s’être longtemps tourné vers les peintres de l’Europe de l’Est.

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« Trait d’union »
La couleur de « nu rouge » ou de « nu vert » dissimule-t-elle le corps au regard de l’autre, le cache ou au contraire lui permet-elle de rayonner pour une affirmation de soi, du Je, et une présence au monde accrue et facilitée ? Coquille ou carapace ? Jacques Valette, à sa manière, répond à cette question en titrant un de ses nu simplement « Nu ».
« Nu » dit ainsi est « couleur chair » (c’est moi qui souligne). Le fond est devenu uni, les lignes enchevêtrées ont disparues. Ce chapitre, je l’ai intitulé « Trait d’union » parce qu’il permet de lier « nu rouge » et « nu vert » à « Nu », pour les lignes se croisant. Il permet de passer vers « nu bleu » pour le fond uni. Enfin il lie « Nu » à « Adam et Eve » pour la couleur que je dis chair.

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« Nu bleu »
Dans « nu bleu », le nu fait l’expérience du corps de l’autre ou, pour mieux dire, « s’expérimente du corps de l’autre ». Il tente d’accéder à l’intime de l’autre. N’habiter le corps et le monde qu’avec l’autre ? Y a-t-il du heidegger chez Valette ? Du chamanique, aime-t-il à répondre !
« Nu bleu » représente une femme ou un homme ? « La taille fine, les hanches pleines », comme dit le poème, font penser à une femme. Mais la tenue des bras, leur position, écartée, feraient penser à un homme. Ajouter à cela la sévérité du visage, la dureté dans le regard. Homme ? Mais alors, les seins, le sexe ?

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« Adam et Eve »
Le nu « Adam et Eve » se résume dans les propos tenus plus haut. Toutefois les lignes sont maintenant noires et dans l’entour des corps et sur les corps. « Adam et Eve » ? Tandis que « nu bleu » cultive l’ambiguïté en faisant la part du masculin et celle du féminin dans un seul corps, « Adam et Eve » se décline en deux corps distincts.
Voici « Adam et Eve », ils ne semblent pas en danger en ce moment de l’origine. Adam a le bras droit replié, la main sur la hanche. Eve penche la tête vers lui. Elle l’écoute. Oui, elle l’écoute, car Adam lui parle. Mais de quoi ? Adam parle à Eve, d’eux deux, Adam ne pouvant parler que d’amour. Adam et Eve savent, et ne savent que trop, qu’il leur faut être deux et s’aimer pour affronter le monde et déchiffrer l’énigme de la présence !
De Jacques Valette enfin qui a entrepris la peinture de cet « Adam et Eve », disons qu’il nous parle de l’amour, qu’il nous parle du monde –et des corps-, Valette parle la langue d’Adam !

©Miloud KEDDAR