Guillaume DREIDEMIE, Le Matin des Pierres, La rumeur libre, 2023, 80 pages, 14 €


Quel « Matin des Pierres » ??  On imagine une sorte d’aube purement minérale (telle que sur Mars, ou dans un parfait désert, ou n’importe où sur Terre il y a plus de trois milliards d’années) : la matière d’avant la vie. Une aurore où tout allait être sous le soleil, mais rien ne se servirait de lui. Une lumière dont les êtres éclairés ne feront rien. Un « matin des organismes », ce serait, par contraste, celui d’êtres prélevant de quoi se développer, prenant contact avec à quoi s’adapter, mûrissant en eux de quoi se reproduire. Ici, non : la « misère de la pierre », c’est celle d’une matière sans usage d’elle-même, d’une masse et d’un volume partout en vis-à-vis exclusif, perpétuel et sans issue. Comme si le monde ne s’était pas encore pris en mains, n’avait pas songé à réorganiser (si peu que ce soit) ce dont il est fait. Empédocle, le présocratique Grec, décrit cet état archaïque, minimum, de la Nature quand il suppose quatre grands éléments (Eau, Terre, Feu, et Air ou Éther) et deux forces (l’une d’association et équilibre, l’autre de dissociation, écart et relance – qu’il nomme respectivement Amitié et Haine) qui, indéfiniment, jouent sur eux quatre sans pause ni terme. Or si ce monde strictement minéral n’apparaît pas tel quel dans ce recueil, Empédocle, lui, y est au rendez-vous. On connaît sa légende : par orgueil, désespoir ou folie, il se serait jeté (secrètement) dans la fournaise de l’Etna, une bouche du volcan recrachant plus tard une des sandales de bronze que portait toujours (pour se protéger des miasmes du sol commun ?) cet « homme divin ». Fournaise, en effet, où rien de vivant ne le demeure, et qui, usine à scories, semble – par ses panaches explosifs, ses coulées de lave, sa mortelle énergie – vouloir renouveler la minéralité même !

« Le sang bouillonnant du volcan

Déborde du cratère (…)

Une nuit de brume,

Le sage s’est enfui;

Est-ce sa sandale

Au bord de l’abîme ?… » (p.65) 

« Au chemin de campagne

Nous verserons le vin,

Recueillant la sandale

Parfaitement intègre

Penchons-nous vers la terre,

La sandale a une aile !

Ô poète, messager des dieux !

Allons-nous survivre ? » (p.68)

Dreidemie se prend-il (pour quoi faire ?) pour Empédocle ? Empédocle était contemporain de la naissance de la raison (métaphysique et scientifique); il pressentait la venue d’un Platon, d’un Aristote – et le mauvais et desséchant triomphe d’une pensée de la définition, de la démonstration, de la classification – bref, d’une abstraction de la vie. Dreidemie, lui, assiste, comme nous, au crépuscule de cette même rationalité – dans son « bouquet final » logico-médiatique : l’ordre par le calcul, la méthode pour le profit, et leur liaison ultime : profit du calcul (algorithmes, Big Data) et calcul du profit (capitalisme). Il en cherche la (non-suicidaire ?) sortie : il veut jeter la raison malade dans sa propre fournaise, pour en recueillir – peut-être – la sandale ailée, et comme Empédocle philosophe et poète, il chante, il déclame, il herborise, il devine. Et, comme lui, Dreidemie refuse toute royauté rationnelle à la Platon (en dénonçant l’arbitraire d’une rationalité capable de tout dissocier et recombiner à sa guise !), chante pour apaiser les différends, trouve dans la nature même les remèdes à notre mésusage (ou surexploitation) d’elle, et fait le même constat de la fin des Sages (la difficulté à trouver des hommes sages, disait Empédocle, tient d’abord à ce que seuls des hommes déjà eux-mêmes sages sauraient les reconnaître !).  

Guillaume Dreidemie est un jeune (31 ans) auteur étonnant, subtil et touchant. Étonnant par ce qu’il fait paradoxalement de lui-même dans ce livre. Recueil, en effet, d’une surprenante sobriété intellectuelle, d’un penseur qui fait le choix d’y avancer nu (sans idées), d’un rhéteur (c’est, dans la vie, un conférencier ardent, drôlatique et virtuose) renonçant ici à toutes formules. Il se cantonne à des questions simples

(« Aujourd’hui, qui nous regarde ? » (p.13), « Où veux-tu en venir, par ces mots-là ? » (p.40), « Allons-nous survivre ? » (p. 65), « Qu’allons-nous chanter ? » (p.66).

Il dresse les constats comme ils viennent s’imposer

(« Nous n’avons pas deviné (…) ce qu’aimer veut dire« (p.10), « Ce matin ?/ Corps perdu./ Simple présent/ D’une blessure » (p.16), « Difficile de croire en nous/ lorsqu’on nous regarde » (p.19),

et le déchirant :

« On ne peut rien/ Que tenter de guérir » (p.43).

Il va aux choix qui ne le décevront plus

(« Décide/ ce qu’il reste à découvrir » (p.21), « Ne cache plus tes mains à la lumière » (p.28), « Regarde ses mains, ignore/ Ce qu’elles ont touché » (p.41),

et le non moins déchirant :

« Ne pas éviter vos regards/ Trop longtemps./ Mais vous convier, ce jour/ à fermer les yeux,/ avec nous » (p.69).

Tout ceci, divers, mais qui surprend par sa simplicité et sa franchise (chez un auteur intellectuellement complexe et réservé) a-t-il, pour autant, une portée parcourable, une direction décisive ? Oui ! La ligne ici, ce sont, je crois, des questions actuelles, graves et fines, comme : Comment ôter l’écharde, sans perdre l’impulsion ? Comment décrucifier la Nature sans nous tenir trop facilement quittes (et escamoter notre responsabilité !) ? Et : ne devrions-nous pas carrément préférer la fin du monde à l’éternel retour d’une sauvegarde bancale (ou opérée de justesse) de celui-là ?

Un auteur subtil aussi, par un art constant de la devinette spirituelle. Deviner, c’est découvrir en pressentant, c’est formuler la sortie (malicieuse) d’une petite énigme. Par exemple : quels morts célèbres (que tu t’éloignes admirer, ou fuir) sont-ils capables de te mettre en retard auprès des vivants ? Réponse, ici : Baudelaire (p. 44 et 56). Ou : « Je ne la retiens pas,/ je sais que je pars avec elle » (p.33). De qui ou quoi parle-t-il ? Est-ce l’absence ? La nuit ? L’eau d’une baignoire ? Ou : « Il n’y a pas besoin de prier/ Pour que les roses vivent ou meurent, / Prions » (p.35). Prions pour qui ou quoi ? Pour que les fleuristes vivent ? Pour que nos vies ou morts soient des roses ? etc.  Ou : « Devine/ Ce qui me retient/ De passer, semble-t-il,/ à demain » (p.48) .  Alors, qu’est-ce ? Ma mort ? L’éternité ? Une fâcheuse habitude ?  Dreidemie a l’énigme joyeuse, et le mystère partageux ! Et, parfois, de plantureuses et inattendues réponses :

« nous allons jouir d’une pure présence

comme un fromage d’Auvergne

abandonné sur la table

abandonné et frais ruisselant » (p.53)

Enfin, un auteur touchant, qui fait sentir ce à quoi il participe, et ce dont il reste exclu. Il y a une question (non plaintive, mais incessante) qu’il semble adresser à ses proches (en perplexité, en ardeur), à ses amis poètes, ses lecteurs loyaux, et qui est quelque chose comme : « Nos raisons de chanter reviendront-elles ?« . Les amis de la revue (L’écharde) qu’il a co-fondée, les fans de Laforgue et Verlaine, les camarades d’une aube authentique … font, alors réunis, penser ceci : le sens de l’amitié repose sur l’égalité d’inspiration, et sur l’étrange besoin de désintéressement (de complicité gratuite ou gracieuse). La sorte de bienveillance réciproque pour l’inconnu de l’autre, voilà l’amitié, comme ressort, énigmatique mais neuf, de la compréhension.

C’est, sans doute, cet appel (insistant, feutré) à l’ami – p. 31, p.58, p.59 – qui émeut le plus, alerte le mieux : avec un ami, nous remplissons exactement les conditions de mériter de dire « nous » ! L’entr’aide des inspirations, la solidarité spontanée des Muses respectives, font le commun réveil : on met à disposition ce qui nous apparaît, on comprend ce que l’autre veut faire de ce qui lui échappe, et épargner ou non de sa propre enfance (p.26). L’intelligence y adopte, prodigieusement, les moeurs de la grâce :

 « Qui nous ramène doucement

la tête vers

ou bien ailleurs

ou bien jamais ? » (p.14)

« Matin », alors, non plus « des pierres », mais, bien plutôt, de l’épierrage bénévole du champ d’autrui – et c’est ce qui, dans cette oeuvre à la fois vive et tenue, ravit et instruit (on attend donc la suite – féconde et fine, sûrement – de cette première pierre du matin). 

Georges DRANO, Le poème que je t’écris, La Rumeur libre, juillet 2023, 104 pages, 14€

(Nicole Drano-Stamberg, née en 1937, d’un père occitan et d’une mère autrichienne réfugiée dans le Sud de la France, était poète. Elle a partagé toute la vie de Georges Drano (1936), lui-même poète, vie ouverte et heureuse, marquée pourtant par la disparition précoce de leur fils, l’artiste Georges-Antoine Drano, en 1994. Après le décès de Nicole, à 86 ans, en juin 2023 – lié à un très rapide affaiblissement de son esprit – Georges publie cet hommage-récit de leurs dernières années)

Le poème que je t’écris
c’est un aller simple
Que dit-il à ma place
Que fait-il à la tienne  (p.51)

Quand on s’adresse à une morte (même avec plus de soixante ans de vie commune, une activité poétique et civile partagée, d’immenses efforts et peines toujours pacifiquement répartis), il n’y a, bien sûr, pas de retour. Ce qu’on lui écrit ne rejoindra personne; mais justement : le poème (au contraire de son auteur), lui non plus en un sens, ne vit pas, il est assez à côté de la vie pour dire quelque chose à celle qui est hors de la vie. Ce poème pourrait être celui d’un mort (d’ailleurs, il le sera bientôt), il irait pareil (et nous savons tous, ayant lu des poèmes d’auteurs morts, qu’ils n’ont pas besoin de vivre pour faire vivre quelque chose; ils s’y prennent autrement). C’est ce que dit ce « que fait-il à la tienne ?« . Un poème rejoint ce qui, en nous ou de nous, a pris la place de la vie; et il peut aller faire vivre quelque chose que sa destinataire ne peut plus directement entreprendre. Écrire ne fait pas lire les morts, ne les rend pas lecteurs, mais ne les rend pas seulement autrement lisibles ; il « fait » quelque chose « à la place » des morts. L’élégie est comme une initiative posthume, un retour à l’emploi des cendres : les esprits retravaillent, se tenant à nouveau les uns aux autres.

Tout passe sous le ciel transparent
Les ressemblances, les distinctions,
Les couronnes et les perles
Les longs récits les grands discours (p.79)

Mai 2023 : dernière visite à Frontignan (en présence de Gwenaëlle, Fannie, et bien sûr Georges). Nicole me regardait, ne me reconnaissait plus; ou plutôt, je lui étais familier, mais sans nom. Son regard bleu, à la fois intense et sans pression, semblait dire : »mon passé, lui, te connaît sûrement; mais je ne parcours plus bien, ou plus du tout, mon passé« . Son excuse allait sans dire, et c’est : « j’ai perdu la mémoire, non de toi en particulier – il n’y a d’ailleurs plus grand-monde de « particulier » pour moi – mais la mémoire du temps entier où je connaissais des gens« . C’est qu’à la fin, quand l’esprit ferme, on conçoit comme le nourrisson perçoit : sans sous-titres, à l’arrache, sans les bords, dans un feu d’artifice tiède où les personnes (et même les choses peut-être) vont à dos d’événements, dans une musique indistincte qui ne traverse plus le monde, mais qui est le seul monde. Le poète a alors été le familier de cet égarement, et comme le confident de ce silence

Entend-elle marcher derrière la porte
Elle écoute des pas et des appels
où elle ne peut s’appuyer
Le rideau écarté elle cherche
à prendre appui sur un paysage
qui s’éloigne où tant de mots jouent
leur envol sur les pages (p. 78

La nuit dans l’invisible
elle écoute le bruit des trains
poussant leur souffle contre le mur
Redoutant l’arrêt brutal
qui la hante (p.33)

Derrière la porte elle se retourne
pour savoir si ce sont
des pleurs ou des chants
qui l’ont arrêtée (p.96)

Sa désorientation d’alors la remettait-elle en cause ? (p.89). Non – ce que nous ne sommes plus conscients de faire appartient-il encore à quelqu’un ? Qui donc peut répondre de ce que nous ne comprenons plus être ou provoquer ? Les « proches », les proches seuls, qui respectent un esprit mort de son vivant, parce qu’ils respectent toutes les morts. On ne peut certes plus « s’appuyer » sur les arbres d’un oasis, ni bénéficier des ombres de son mirage, mais le réel est confié à d’autres mains, organisé par d’autres tempes. Le vivable qu’on ne peut plus créer nous est gracieusement offert (comme une pension d’après-conscience). Et l’invivable qu’on ne peut plus écarter, les proches aussi en font leur affaire. Un proche sait respecter notre porte béante, morte ou vive; c’est ce que devine le cerveau malade : l’offrande d’une vigilance par procuration, qui l’apaise, et peut, malgré tout, faire qu’

Elle prend sa place
sur le chemin de ronde
Elle avance avec
ce qui ne peut attendre
Elle se tient prête
à toute désobéissance  (p.17)

Que devient-on, s’interroge le poète, quand on ne fait plus que tomber, quand le monde même penche plus fort que nous,  est tout à sa pente ? L’irréversible reste, à sa façon, explorable; le chemin inconnu (constamment inconnu) se montre, à sa façon, accueillant (il a ses entrées en nous, peut-être pas toutes douloureuses ou ingrates); dans le non-sens croissant, un sens, peut-être, « remonte » à proportion (« Pas à pas tu remontes/ l’invisible trajet des mots dans les mots« ). Le temps où notre chant pouvait s’ouvrir en livre (p.30) revient dans le poème qu’on nous écrit. Cette « écriture » (comme c’est là sa fonction) habitue la parole au silence, comme la peinture habitue le regard à l’arrêt (bientôt) du film (du monde). Écrire, bien sûr, (p.32) séchera comme toute « encre », tombera comme toute « plume », se périmera comme tout « brouillon », mais, tant qu’on écrit, l’oeuvre en cours garde son avance sur la vie; même si celle-ci fond peu à peu, il y a encore de la présence, alors, devant ce qui a disparu ! Même pour les disparus, cette présence vaut et compte !

Il est possible qu’on se déplace
avec les mots qui nous projettent
en avant de nous-mêmes (p.53)

Alors, en tout cas autant qu’on peut « vivre en même/ temps que sa parole/ pour s’approcher/ de son éclat naturel » (p.99), la présence reprend du service :

Chaque jour c’est toi
qui apparais dans le vivant
désordre d’un paysage inconnu
Nous lui appartenons
quand l’escalier nous soulève
dans un tremblement de feuillages
À quoi voulons-nous échapper
alors que la porte prend la mesure
de nos bras ouverts (p.90)

La présence, même toute de douleur, « tente une sortie par notre voix » (p.83). Et la résolue et fière fidélité saura, en quelques mouvements exacts et denses, rejoindre la nature, s’infiltrer en son pays (Arboras, dans l’Hérault) et s’y disperser,  pour « réapparaître dans un poème » (p.38) :

« Construire un passage
avec une rambarde
au bord de l’abîme
Lever un clair de lune
où dorment les chiens
Cacher le poème
entre les pierres« 

Oui, dit cet admirable recueil, la femme aimée va mourir bientôt; mais tout le monde ira mourir bientôt. Et qu’elle ne puisse jamais lire ce poème importe moins que l’impossibilité bénie, qu’il a vécue, de l’écrire sans elle.

Patricio SANCHEZ ROJAS, Les disparus (poésie franco-chilienne), La rumeur libre, 2017

Chronique de Marc Wetzel

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Patricio SANCHEZ ROJAS, Les disparus (poésie franco-chilienne), La rumeur libre, 2017


 

«Les chiens de nos villes

aboyaient

sans cesse

sur les toits des maisons,

Les transistors répétaient

les noms

de personnes recherchées

par la police,

Et les mêmes marches

militaires passaient

en boucle, jusqu’à l’infini.

Alors beaucoup d’amis

très chers ont perdu

la vie

ou la raison » (p. 14)

Les disparus qu’évoque le titre de ce recueil sont donc les milliers d’opposants chiliens enlevés (sans arrestation officielle), secrètement détenus, et neutralisés (c’est à dire à terme tués) sous et par le régime militaire de Pinochet, dès le lendemain du coup d’Etat contre Allende en 1973.

Patricio Sanchez, né en 1959, avait donc dix-sept ans quand sa famille est expulsée du pays en 1977. Son adolescence a donc été témoin des exactions, détentions arbitraires, tortures et meurtres par lesquels le pouvoir dictatorial a assuré son « ordre ». Arrivé en Europe, devenu Français en 1993, s’exprimant ici dans cette langue, il chante le pays brisé de sa jeunesse.

« Il y avait un grand

cimetière

caché

en-dessous de

nos pieds.

C’était ça la réalité

dans ce paysage … » (p. 20-21)

La disparition politico-policière, c’est comme une mort sous X. Le décès n’est pas notifié, la dépouille est introuvable : le deuil même des proches devient une torture, puisque, voudrait-on héroïquement pardonner qu’on ignore même à qui, et la naturelle vengeance s’en veut de devoir décider elle-même que celui qu’elle veut venger est mort. Quand un ravin, un naufrage, un désert insondable, une jungle inextricable emportent présumablement quelqu’un, c’est à dire quand la nature fait littéralement disparaître des victimes humaines de son intensité ou de son immensité, c’est à dire opère des cessations clandestines de vie, l’absence de tout bureau de réclamation concevable en quelque sorte soulage. « La nature, après tout, ne nous a rien promis » dit Alain. Mais la culture, l’histoire, la vie publique – en tout cas leurs représentants institutionnels -, si ! Un Etat doit rendre des comptes précisément parce qu’il tient les comptes. Toute élimination politico-judiciaire assassine le Contrat social. Ce que dit la glaçante ironie de ce passage :

«Les tortionnaires de ton pays

natal font

définitivement partie

du paysage,

Parfois ils rentrent

dans les boulangeries,

le matin,

Ils saluent

d’une façon très

respectueuse

les employés et les vieillards … » (p. 34)

Tout pouvoir qui fait « disparaître » ses citoyens escamote lui-même l’état-civil qu’il assure pourtant, et qui en un sens le constitue. Tous les opposants ne sont pas des anges (mais comment ne pas défendre ardemment, farouchement, radicalement, des causes comme l’éducation gratuite pour tous, la redistribution des terres à ceux qui la travaillent, ou le retour sous souveraineté nationale des ressources minières spoliées ?) ; mais tous les kidnappeurs sont sûrement des démons, puisqu’ils déploient le monstrueux pouvoir de téléguider une fin de destin, d’empoisonner le sursis même de vie, d’être purement et simplement les mortels maîtres-chanteurs de la dignité d’autrui.

« Maintes fois les hommes

murmureront des paroles

absentes,

Mais nous savons

qu’ils sont morts

dignement.

Les amphores sont vides » (p. 28-29)

Mais le disparu ne l’est pas pour tout le monde ; il réapparaît presque aussitôt, s’il n’est pas tué tout de suite, à ses ravisseurs, ou devant ses bourreaux. L’absolue impunité de ces derniers signe la terrible complémentarité entre disparition et torture : la disparition est, pour qui la subit en première personne, une torture de son destin (il est exposé à d’autres en ayant pourtant perdu toute vie publique !). Et la torture est la définitive disparition de la disponibilité à soi (d’autres m’imposent l’unique maîtrise de mon avilissement). Qui est enlevé (ici, administrativement kidnappé !) perd son droit naturel sur la conduite de son destin, et qui est torturé son droit naturel sur le destin de sa conduite. Le disparu, qui est les deux, perd donc tout.

« Au Maire de la ville,

par exemple,

on lui a arraché les ongles,

A l’aide d’une

pince

à dévisser les boulons.

À Nuria, ils lui ont introduit

des rats dans le vagin

En ce temps-là,

tu avais juste treize ans

et tu connaissais déjà

beaucoup

de choses sur la vie » (p. 49)

L’exil, ou la fuite hors de l’Enfer historico-politique, c’est un peu, bien sûr, une disparition préventive, une disparition pour ne pas disparaître, pour pouvoir réapparaître ailleurs (ou autrement). Avec l’expulsion, cesse le droit d’être présent, non d’être visible en général. Aucune épiphanie n’y est certes garantie, mais subsiste l’organisation risquée d’une renaissance possible, qu’exclut la disparition. Ce que dit peut-être énigmatiquement ceci :

« Je maudis le jour

de ma naissance.

Je crache sur le sol

de mes ancêtres.

Mais ta colère est juste

le revers de ta douleur.

Aucun cheval ne broutera

dans ta plaie ouverte.

Les papillons auront choisi

de devenir poussière.

Comme la fleur de l’oranger » (p. 27)

Inévitable question : que peut la poésie contre la barbarie ? La barbarie, c’est la mortelle facilité réductrice (on réduit quelqu’un à sa croyance, et on le décapite ; on réduit des œuvres d’art à des objets de consommation, et on les vandalise ; on réduit le charme à la prostitution, et on le force à se voiler ; on réduit l’opposant politique à un aliéné, et on le décérèbre etc. ) ; que doit donc être la poésie, pour répondre sur ce terrain même ? Surtout pas l’angélisme, qui est comme un aveuglement généreux, qui, à l’inverse de la barbarie (montre A.Comte-Sponville) sauve tout par le haut, mais illusoirement, qui est le mauvais diagnostic du bon sentiment. L’angélisme a l’irresponsabilité d’excuser les intérêts par les idéaux (la barbarie, celle d’accuser les idéaux par les intérêts). La poésie de Patricio Sanchez ne le fait jamais ; elle ne dédouane personne à bon compte. Elle ne dissout pas la terrible haine de la vie dans une illusoire vie de l’amour. Alors que fait-elle, pour lutter contre la disparition ? Peu de choses, mais décisives :

Elle montre et surligne d’abord cette entre-apparition perpétuelle des choses et des êtres que forme le monde, elle cherche dans la révélation d’une interférence ordinaire la promesse pré-humaine d’un témoignage, d’une mémoire partagée, l’amorce d’une responsabilité pour autrui. Une constante évocation de micro-aventures pré-humaines semble pouvoir remédier au tragique cours de l’Inhumain :

« Un cheval, heureux

de nous voir

passer,

se cabre,

en signe de salut.

Je me dis que ce cheval

connaît mieux que

personne

la poussière des horloges » (p. 92)

ou :

« La bouche pleine

de congres et de crabes,

comme ces pélicans endormis

sur les rochers » (p. 59)

Inversement, elle cherche dans la vie sociale ordinaire, pré-politique, les signes d’une défaillance institutionnelle de l’humain, d’une absence à soi, d’un relâchement de vigilance qui préfigurent en quelque sorte la démission perverse de l’intérêt général à l’œuvre dans un programme d’élimination politique :

« J’interroge le contrôleur

du train

sur le prochain arrêt, mais

sa réponse confirme

l’inexistence de cet homme » (p. 91)

Enfin, il y a l’idée délicate, dangereuse presque, mais cruciale, de la valeur de la disparition ; car si le disparu comme tel n’a certes pas plus de mérite que l’homme indemne, non inquiété et présent sans éclipse, c’est pourtant toujours pour son mérite d’avoir fait ou tenté (ou simplement pensé !) quelque chose qu’on fait disparaître quelqu’un. En reconnaissant (et punissant) le contresens (à ses yeux) d’un engagement de vie, l’exterminateur sauve définitivement cette vie qu’il met à part, recèle et broie, du non-sens qui, comme toutes les autres, la guettait. Par exemple, la même répression qui a transfiguré la vie anodine du valeureux cordonnier Pedro González a condamné à l’insignifiance, en l’épargnant, celle, prestigieuse, de son fils Pedrito :

« Son fils, Pedrito

qui a lu

tous les livres

de sa bibliothèque,

A fait des études

d’économie

à l’université de Harvard,

Ensuite, il a créé

une chaîne de

supermarchés de luxe,

Et aujourd’hui,

il possède une

banque de prêt,

Il joue

à la Bourse,

Et il ne se rappelle pas trop

(devant ses enfants

et sa femme)

Que son père était

un grand Monsieur

du Parti

Communiste … » (p. 99)

J’ajoute simplement que la déploration n’est pas le seul registre de ce recueil étonnamment varié, subtil, drôle (« Ainsi que pour mon ami Patrick Sans Chaise/le futur poète/novice de l’Amérique latine …» (p. 126) et surtout profond. Fraternellement et superbement profond.

« Seigneur,

comment dorment-ils

les morts

sans la lune d’octobre ? » (p. 74)

©Marc Wetzel