Georges DRANO, Le poème que je t’écris, La Rumeur libre, juillet 2023, 104 pages, 14€

(Nicole Drano-Stamberg, née en 1937, d’un père occitan et d’une mère autrichienne réfugiée dans le Sud de la France, était poète. Elle a partagé toute la vie de Georges Drano (1936), lui-même poète, vie ouverte et heureuse, marquée pourtant par la disparition précoce de leur fils, l’artiste Georges-Antoine Drano, en 1994. Après le décès de Nicole, à 86 ans, en juin 2023 – lié à un très rapide affaiblissement de son esprit – Georges publie cet hommage-récit de leurs dernières années)

Le poème que je t’écris
c’est un aller simple
Que dit-il à ma place
Que fait-il à la tienne  (p.51)

Quand on s’adresse à une morte (même avec plus de soixante ans de vie commune, une activité poétique et civile partagée, d’immenses efforts et peines toujours pacifiquement répartis), il n’y a, bien sûr, pas de retour. Ce qu’on lui écrit ne rejoindra personne; mais justement : le poème (au contraire de son auteur), lui non plus en un sens, ne vit pas, il est assez à côté de la vie pour dire quelque chose à celle qui est hors de la vie. Ce poème pourrait être celui d’un mort (d’ailleurs, il le sera bientôt), il irait pareil (et nous savons tous, ayant lu des poèmes d’auteurs morts, qu’ils n’ont pas besoin de vivre pour faire vivre quelque chose; ils s’y prennent autrement). C’est ce que dit ce « que fait-il à la tienne ?« . Un poème rejoint ce qui, en nous ou de nous, a pris la place de la vie; et il peut aller faire vivre quelque chose que sa destinataire ne peut plus directement entreprendre. Écrire ne fait pas lire les morts, ne les rend pas lecteurs, mais ne les rend pas seulement autrement lisibles ; il « fait » quelque chose « à la place » des morts. L’élégie est comme une initiative posthume, un retour à l’emploi des cendres : les esprits retravaillent, se tenant à nouveau les uns aux autres.

Tout passe sous le ciel transparent
Les ressemblances, les distinctions,
Les couronnes et les perles
Les longs récits les grands discours (p.79)

Mai 2023 : dernière visite à Frontignan (en présence de Gwenaëlle, Fannie, et bien sûr Georges). Nicole me regardait, ne me reconnaissait plus; ou plutôt, je lui étais familier, mais sans nom. Son regard bleu, à la fois intense et sans pression, semblait dire : »mon passé, lui, te connaît sûrement; mais je ne parcours plus bien, ou plus du tout, mon passé« . Son excuse allait sans dire, et c’est : « j’ai perdu la mémoire, non de toi en particulier – il n’y a d’ailleurs plus grand-monde de « particulier » pour moi – mais la mémoire du temps entier où je connaissais des gens« . C’est qu’à la fin, quand l’esprit ferme, on conçoit comme le nourrisson perçoit : sans sous-titres, à l’arrache, sans les bords, dans un feu d’artifice tiède où les personnes (et même les choses peut-être) vont à dos d’événements, dans une musique indistincte qui ne traverse plus le monde, mais qui est le seul monde. Le poète a alors été le familier de cet égarement, et comme le confident de ce silence

Entend-elle marcher derrière la porte
Elle écoute des pas et des appels
où elle ne peut s’appuyer
Le rideau écarté elle cherche
à prendre appui sur un paysage
qui s’éloigne où tant de mots jouent
leur envol sur les pages (p. 78

La nuit dans l’invisible
elle écoute le bruit des trains
poussant leur souffle contre le mur
Redoutant l’arrêt brutal
qui la hante (p.33)

Derrière la porte elle se retourne
pour savoir si ce sont
des pleurs ou des chants
qui l’ont arrêtée (p.96)

Sa désorientation d’alors la remettait-elle en cause ? (p.89). Non – ce que nous ne sommes plus conscients de faire appartient-il encore à quelqu’un ? Qui donc peut répondre de ce que nous ne comprenons plus être ou provoquer ? Les « proches », les proches seuls, qui respectent un esprit mort de son vivant, parce qu’ils respectent toutes les morts. On ne peut certes plus « s’appuyer » sur les arbres d’un oasis, ni bénéficier des ombres de son mirage, mais le réel est confié à d’autres mains, organisé par d’autres tempes. Le vivable qu’on ne peut plus créer nous est gracieusement offert (comme une pension d’après-conscience). Et l’invivable qu’on ne peut plus écarter, les proches aussi en font leur affaire. Un proche sait respecter notre porte béante, morte ou vive; c’est ce que devine le cerveau malade : l’offrande d’une vigilance par procuration, qui l’apaise, et peut, malgré tout, faire qu’

Elle prend sa place
sur le chemin de ronde
Elle avance avec
ce qui ne peut attendre
Elle se tient prête
à toute désobéissance  (p.17)

Que devient-on, s’interroge le poète, quand on ne fait plus que tomber, quand le monde même penche plus fort que nous,  est tout à sa pente ? L’irréversible reste, à sa façon, explorable; le chemin inconnu (constamment inconnu) se montre, à sa façon, accueillant (il a ses entrées en nous, peut-être pas toutes douloureuses ou ingrates); dans le non-sens croissant, un sens, peut-être, « remonte » à proportion (« Pas à pas tu remontes/ l’invisible trajet des mots dans les mots« ). Le temps où notre chant pouvait s’ouvrir en livre (p.30) revient dans le poème qu’on nous écrit. Cette « écriture » (comme c’est là sa fonction) habitue la parole au silence, comme la peinture habitue le regard à l’arrêt (bientôt) du film (du monde). Écrire, bien sûr, (p.32) séchera comme toute « encre », tombera comme toute « plume », se périmera comme tout « brouillon », mais, tant qu’on écrit, l’oeuvre en cours garde son avance sur la vie; même si celle-ci fond peu à peu, il y a encore de la présence, alors, devant ce qui a disparu ! Même pour les disparus, cette présence vaut et compte !

Il est possible qu’on se déplace
avec les mots qui nous projettent
en avant de nous-mêmes (p.53)

Alors, en tout cas autant qu’on peut « vivre en même/ temps que sa parole/ pour s’approcher/ de son éclat naturel » (p.99), la présence reprend du service :

Chaque jour c’est toi
qui apparais dans le vivant
désordre d’un paysage inconnu
Nous lui appartenons
quand l’escalier nous soulève
dans un tremblement de feuillages
À quoi voulons-nous échapper
alors que la porte prend la mesure
de nos bras ouverts (p.90)

La présence, même toute de douleur, « tente une sortie par notre voix » (p.83). Et la résolue et fière fidélité saura, en quelques mouvements exacts et denses, rejoindre la nature, s’infiltrer en son pays (Arboras, dans l’Hérault) et s’y disperser,  pour « réapparaître dans un poème » (p.38) :

« Construire un passage
avec une rambarde
au bord de l’abîme
Lever un clair de lune
où dorment les chiens
Cacher le poème
entre les pierres« 

Oui, dit cet admirable recueil, la femme aimée va mourir bientôt; mais tout le monde ira mourir bientôt. Et qu’elle ne puisse jamais lire ce poème importe moins que l’impossibilité bénie, qu’il a vécue, de l’écrire sans elle.

Georges DRANO – La Barrière de pluie – Editions la rumeur libre,  juin 2021, 104 pages, 16 € 

Une chronique de Marc Wetzel

Georges DRANO – La Barrière de pluie – Editions la rumeur libre,  juin 2021, 104 pages, 16 € 


« L’arrivée dans un village inconnu, un jour

de grande chaleur est une entrée dans un autre temps.

« Ici, c’est le monde du silence » dit ma compagne.

En effet malgré les cris et les rires des enfants

qui continuent à nous suivre, tout est voué

au calme et à la lenteur, au temps mesuré.

Les zébus couchés devant les portes

ignorent notre présence. Des femmes vont et viennent

d’une case à l’autre portant des seaux ou des bassines.

Assis sur des bancs des hommes attendent,

des poulets picorent et courent ici et là,

un souffle de vent soulève la poussière » (p.53)

    Ce sont de courts récits versifiés (de divers séjours humanitaires au Burkina-Faso au début des années deux mille). Et l’on sent tout de suite ici l’absence d’artifice, car un chemin de vraie découverte va souvent à la ligne, se déporte pour reprendre ses esprits. La course à l’imprévu a besoin de souffler (le respect intrigué est comme haletant). C’est aussi que le propos est modeste : pour n’être pas en avant, pour ne pas se retrouver devant ce qu’il rapporte, il se recule régulièrement – non pour se cacher ou trahir, mais pour, s’il le faut, se laisser interrompre. On voit ainsi le poète inviter le lecteur à s’interroger tous les huit à dix mots (et moi, qu’aurais-je alors – en lieu et place de cet humanitaire poète – dit, voulu ou senti ? etc). La scansion est pédagogue  – non pour se demander bêtement « me lit-on ? », comme le mauvais prof racle sa gorge en « m’écoute-t-on ? » – et vérifie que la disponibilité du lecteur ne s’use pas, ou ne s’exploserait pas le crâne sur un mur du vrai. Ces phrases coupées sont comme des vagues régulièrement ouvertes à la glisse du sens, attestant à chaque offre que le lecteur voit toujours bien comment lire.

« Sur une terre qui efface tout

et sombre très tôt dans la nuit

seuls les animaux semblent

se souvenir de l’existence du jour.

Nous occupons une modeste

maisonnette derrière les manguiers.

La nuit est chaude. Le sable est monté

jusqu’à la lune. Alors commence

le nocturne des animaux

avec les aboiements des chiens

qui, de l’un à l’autre, semblent mesurer

les distances, d’ici à là et là-bas,

de concession en concession

jusqu’au fin fond de la brousse

et encore plus loin. Ils n’en finissent pas

de se répondre, lorsque la vieille pompe

rouillée d’un âne entre en action

et remonte des paquets d’obscurité

derrière la paroi. (…)

Tous ces errants du jour en quête

de pitance et de point d’eau laissent

monter dans la nuit la plainte

de leurs existences. Enfin tout retombe

dans le silence, à peine si l’on entend

le piétinement hasardeux de quelques zébus

qui déambulent dans l’ombre d’un air absent.

Puis la nuit se ferme jusqu’au réveil

matinal ouvert par les cris des coqs

dont les appels viennent alléger

la pesée de notre sommeil. » (p.71)

  Les animaux diurnes n’espèrent rien : ils ne font que regretter le jour écoulé (parce que toujours mal écoulé), et se plaignent d’être à présent comme morts jusqu’à la venue du sommeil. Que demain puisse être meilleur ne les console pas, car demain ne leur est rien, et la misérable brousse est hors-providence. Ils s’endorment de désespoir (comme des suicidaires sans idée du néant), car les jours passés – qui leur sont tout ce qu’il y a à vivre – ont été invivables. Le porc, la pintade, l’âne, les chiens efflanqués sont si naturellement malheureux qu’ils n’attendent pas même d’un jour cesser d’être. Contrairement aux hommes, ils ne disposent pas même de ressources irrationnelles pour donner cohérence à leur dénuement.

« Toutes les formes, toutes les silhouettes

se ressemblent et nous avons l’impression d’être pris

dans un manège qui nous repasse les mêmes décors

ou de suivre un mur noir qui avance avec nous » (p.83) 

  Un jour, le poète et sa compagne tentent de revenir à pied, de nuit (toujours vite et tôt tombée) à la mission protestante qui les héberge. Au premier grand arbre à contourner, ils se perdent. Divers sauveurs (un motard, une petite famille débrouillarde, et même un âne de passage) se présenteront à temps, mais l’essentiel est dit et compris : les nasaras ( = les blancs, ou les chrétiens) se perdent – le moindre buisson leur fait labyrinthe – parce qu’ils ont justement perdu leur intuition : ils n’ont plus idée des lieux qui se dessinent, des moments qui s’amorcent. L’art de se laisser saisir par ce qui pourrait arriver (sentir, non pas l’imminent – ce qui est près de se produire – mais la propension de présence – ce qui se tient prêt à se produire) leur échappe. L’agenda naturel du devenir leur est illisible. Devant les « masques » venus faire (et défaire !) publiquement la causette, devant le gardien du logis qui dort trop profondément pour nous l’ouvrir, devant l’éleveur bénévole de phacochères – ces mal-aimés (sans chanson !) de la brousse -, devant des femmes ardentes à vivre dans leur lassitude même de survivre, devant le lecteur de sable qui sait comment la terre exauce (ou non !) les voeux d’une main posée sur elle … notre poète l’est pour apprendre à comprendre (et nous y aider). 

« … À la sortie

de Piéla nous sommes déposés

dans le temps silencieux en quittant

la grande piste à hauteur d’une petite mare

asséchée pour descendre dans la brousse.

À partir de là l’étendue nous appelle,

nous nous efforçons de suivre les traces

et les empreintes laissées par les passages

des vélos, des remorques et des troupeaux.

Sur le sol mouvant nous empruntons

les sillons d’une mémoire fugitive où le sable

d’un bas-fond tente parfois de retenir la voiture » (p.51)

   Georges Drano, 85 ans, – à l’oeuvre abondante, publiée surtout chez Rougerie – est un auteur actif (il a invité, à Frontignan, avec sa compagne Nicole Drano-Stamberg, elle-même poète remarquable, des centaines de poètes lors de rencontres justes et fécondes : j’y ai connu et entendu James Sacré, Serge Nunez Tolin, Pierre Oster, Jean-Claude Leroy, Pierre Dhainaut …) et profond : d’une constante et admirable justesse (sur les rapports de la nature et du travail, de la paix civile et de la guerre politique, des orientations personnelle et collective de vie, de l’humanité du vice et de la vertu d’humanité, des va-et-vient de parole et silence au coeur de toute fidélité, il est toujours d’expression sobre et décisive), son hospitalité athée à l’égard de l’inconnu (son art et son pouvoir de rencontre de ce qui ne venait pas à la nôtre !) s’étend spontanément à l’humain : il a souci de révéler à soi-même le meilleur de chacun, son chant grave (mais amusé !), noble et fin sachant se faire entendre de ce qui nous séparait de nous. 

                                           © Marc Wetzel