Claire Fourier, Tombeau pour Damiens, Éditions du Canoë, roman historique, ISBN: 2732485845

Chronique de Alain Fleitour

Claire Fourier, Tombeau pour Damiens, Éditions du Canoë, roman historique, ISBN: 2732485845
paru 04/2018.


Mais qu’allait-il faire dans cette galère!

Voltaire voyait en Damiens une incarnation du fanatisme religieux, mais avait-il pris la mesure des circonstances qui ont abouti, à le faire condamner par le parlement de Paris,  puis à le soumettre sur la place de grève à des supplices funestes et barbares, un acharnement sordide que seul un pervers pouvait imaginer.

Dans son dernier livre Claire Fourier entreprend de restituer la totalité du parcours de Damiens. Celui que l’on a présenté comme « le bras de Dieu », Robert-François Damiens avait d’un coup de canif éraflé Louis XV . Ce qui fut un simple avertissement au souverain dans son esprit, a pris une dimension considérable,  aboutissant à sa peine de mort le lundi 28 mars 1757 à l’aube.

Claire Fourier reprend sans cesse les termes « la journée sera rude », il sera bien écartelé, et sera  soumis à la question. Cependant et jusqu’au bout Robert-François Damiens, assumant la douleur, fournira la même version des faits.

Claire Fourier écrit ces mots, page 218, étincelants de gravité et de pudeur ;  « Damiens regarde avec un attendrissement douloureux ses jambes en charpie ».

Il apparaît qu’il n’est pas un fanatique mais un homme parfaitement informé de la façon dont Louis XV dirige le royaume de France, il pose le doigt sur la faillite du régime, il impose sa sagesse.

La journée sera rude pour ce serviteur zélé, éduqué à servir les plus grandes familles du Royaume de France, et apprécié pour sa discrétion et sa distinction. Soumis à la question, aura t-il le cran de taire, ce qu’il a entendu  dans les cours des châteaux ?

Aussi, la journée sera rude pour tous ceux qui ont côtoyé ou croisé Damiens, pour tous ces hauts personnages du Royaume de France qui en coulisse disaient pis que pendre du souverain. La noblesse de l’époque avait si grande frousse que Damiens dévoile les propos distillés, pour stigmatiser le roi et non pour le glorifier, que certains se sont discrètement volatilisés.

Le libertinage du roi, initia le mépris de François Damiens pour cette couronne, mais en réalité les confidences et les secrets qu’il détenait étaient bien plus explosifs qu’une vie dissolue. Il est délicieusement agréable de goûter la précision avec laquelle, Claire Fourier a étayé la vie de François Damiens, domestique au service des plus grands. Il était aussi à sa mesure un érudit, et fut tout au long de sa vie le témoin lucide de son temps.

Oui Voltaire était malvenu de fusiller dans ses écrits ce témoin pour quelques broutilles de bienfaits qu’il reçut de la tête couronnée.

Les relations entre les jansénistes et les dominicains étaient pour lui, une preuve viscérale et essentielle du fanatisme de l’église, ce fanatisme qu’il a pendant des années combattu, explicité, critiqué, à juste titre : peut-être que le cas de Damiens à la lecture d’autres procès a modifié la façon de voir les conditions d’exercice de la peine de mort.

Mais on est encore loin de la position qui sera celle de Victor Hugo. Tombeau pour Damiens est sans aucun doute un livre d’histoire à diffuser, à commenter, à expliquer et pour ce personnage oublié de l’histoire, il conviendrait de procéder comme Claire Fourier, à sa réhabilitation.

Tombeau pour Damiens fut sans doute le pas de trop dans l’abject de la torture, et prépara la remise en cause de la Question.

©Alain Fleitour

Claire Fourier,  Tombeau pour Damiens, La journée sera rude, avec 8 peintures de Milos Sobaïc , Éditions du Canoë, Mai 2018, ( 21 € – 318 pages)

Chronique de Nadine Doyen

Tombeau-pour-Damiens

Claire Fourier,  Tombeau pour DamiensLa journée sera rude, avec 8 peintures de Milos Sobaï , Éditions du Canoë, Mai 2018, ( 21 € – 318 pages)


La phrase liminaire donne le ton : «  La journée sera rude ». Elle devient une antienne qui ponctue tout le récit et débute chaque chapitre. Claire Fourier nous confie avoir fait siens les mots de son héros, Damiens, «  un brave », pour «  se sentir des ailes », au réveil. Mais qui est cette figure historique que l’auteure ressuscite avec tant de lyrisme, en retraçant sa vie ? Pourquoi a-t-il envoûté à ce point la romancière ?

Deux dates marquent le destin de Damiens : 5 janvier 1757 ( attaque du roi Louis XV) et 28 mars 1757 ( sa mise à mort ). L’écrivaine revisite un pan de l’Histoire.

On retrouve la vivacité, la pétulance de Claire Fourier quand elle apostrophe tantôt le supplicié, tantôt le lecteur, leur confiant ses pensées.

Mais aussi quand elle se met en scène, laissant libre cours à ses réflexions sur la vie,  notre société. Elle aime observer ses contemporains, « ouvrant grand ses mirettes » et s’interroge sur le devenir de l’humanité, soulignant « le mal dont les humains sont capables », la peur des gens. Mais en optimiste, glisse un «  I will survive ! »

Elle glisse des allusions à sa santé, à ses multiples examens redoutant le pire, vu « les milliers d’angoisses accumulées dans la vie », mais relativise. Elle nous confie ses goûts, comme la collectionnite de chapeaux ! Les digressions surgissent pour entendre les récriminations d’un mari qui a du mal à supporter l’omniprésence de Damiens . Petits règlements de compte au point de se plaindre de son « cruel époux » qui la « torpille en permanence » !

Mais  Damiens n’a-t-il pas eu une vie hors norme, chaotique, pour que la romancière le compare à Patrick Dewaere, et même à Simone Weil ?! Quand elle évoque l’enfance de Damiens, qui n’eut pas de psy pour lui apprendre la résilience, elle rebondit sur la sienne, évoquant la perte de ses parents.

Elle tisse un parallèle entre la vie du supplicié, la sienne,et la nôtre à tous. Ne sommes-nous pas tous écartelés ? Elle ne nous ménage pas quand elle décrit sa détention, puis sa mise à mort. L’auteure en frémit à écrire cette scène insoutenable, le lecteur aussi.

Les 8 tableaux du peintre serbe Milos Sobaïc rendent compte de la barbarie humaine et font écho aux exactions subies par Damiens, ce martyr dont Claire Fourier brosse un portrait très complet, plein de compassion envers son héros qui est affublé de noms divers : «  le grison », « l’Espagnol ». Sa résistance ne préfigure-t-elle pas celle des «  sans -culottes » ?

C’est avec fougue qu’elle retrace la vie de celui dont elle s’est entichée et qui est devenu «  son amant essentiel », elle sait se mettre à sa place, le comprendre.  On découvre que son enfance fut marquée par les coups, la perte de sa mère. Il connaît une période plus heureuse, se marie, mais c’est en cachette qu’il voit sa femme, sa fille. On le suit dans son errance en Hollande. En tant que laquais, il a été  au service de nombreux notables, jusqu’à ce qu’il entende l’injonction de Gautier :« frapper le roi serait œuvre méritoire ». On le suit la veille de son «  geste fatal », l’historienne imagine ses tergiversations, ses pensées, ; relate l’attentat, puis les réactions post attentat. D’un côté, les pleureuses qui croient leur « Roy » assassiné, de l’autre, à Paris, on renverse les lys. Elle détaille son arrestation, sa détention, les tortures subies, faisant allusion à celles des jihadistes, s’étonne qu’il ne se soit pas évadé durant la nuit et se fait son avocate jusqu’à la fin de ce récit, rétablit des vérités, ayant compulsé une pléthore de documents. Elle commente le procès, insère la lettre que Damiens a envoyée au roi. La réaction de Voltaire indigne Claire Fourier au point de lui adresser ses griefs : « l’écrivain que tu es n’a pas compris que Damiens avait frappé directement la Couronne parce que l’expression via l’écriture lui était impossible. » On apprend que Victor Hugo, ému par le cas Damiens, a milité pour que l’assemblée vote l’abolition de la peine de mort.

Elle épingle «  les gens de pouvoir » qui «  ont plus de couleurs que n’en a le caméléon ». La voix de la Bretonne résonne, celle que son entourage qualifie de « toquée ». N’est-elle pas atteinte de «  psychostasie », tant Damiens «  a infusé » en elle ? Une passion contagieuse que l’historienne risque de communiquer au lecteur !

Ceux qui connaissent l’oeuvre de Claire Fourier retrouveront son admiration pour le peintre Caspar David Friedrich, reconnaîtront ses allusions à des romans précédents.

Dans ce dernier, truffé de références littéraires, artistiques (le Tableau de Paris de Mercier) qui restitue la période du règne de Louis XV, quand le Pont Neuf était un lieu de commerce, la narratrice réhabilite, avec lyrisme, Damiens, «  le scélérat et fanatique », «  mort en samouraï » à 42 ans. Elle loue sa loyauté, sa vaillance, son panache, sa gentillesse avec beaucoup de tendresse.

N’est-il pas devenu « son berger »,« ce fou de hauteur » pour Montherlant ?

Comme le déclare Todorov ; «  La vie a perdu contre la mort, mais la mémoire gagne dans son combat contre le néant ». Par cet ouvrage, servi par une écriture impétueuse, incantatoire, pleine d’empathie, Claire Fourier a relevé le défi en livrant cette «  ode à un damné », ce « chant d’amour pour un grand vaincu de l’Histoire » à la dimension biblique et offre à Damiens, un tombeau de papier, le sauvant ainsi de l’oubli et cerise sur le gâteau, l’écrivaine gratifie le lecteur de son sourire lumineux habituel!

« Rire pour exorciser, plaisanter pour mettre à distance ce qui fait mal ! »

Le souhait de Claire Fourier sera-t-il exaucé : à savoir : « rebaptiser la place de l’hôtel de ville, place Damiens » ou donner son nom à une rue?

 

©Nadine Doyen

Claire Fourier, Radieuse – Une croisière en Adriatique, récit, Éditions de la Différence (224 pages – 17€)

Chronique de Nadine Doyen

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Claire Fourier, Radieuse – Une croisière en Adriatique, récit, Éditions de la Différence (224 pages – 17€)


Besoin de changer d’air ? De s’émerveiller ? Claire Fourier propose à son lecteur d’embarquer avec elle. Comment ne pas succomber à une telle invitation au voyage !

Mais voyage-t-on pour changer d’air ou « pour le retrouver dans un cadre différent » ?

Claire Fourier n’a pas à se poser la question, puisqu’elle est la lauréate du Prix de la ville de Vannes pour son talent. Mais, encore habitée par son expérience de solitude et de méditation (qu’elle raconte dans « Dieu m’étonnera toujours »), la narratrice redoute cette croisière en Adriatique, qui n’est pas sa destination rêvée et où on ne peut éviter la promiscuité. Elle, « une femme du Nord », c’est la Baltique qui l’aimante, Rügen, ne serait-ce que pour se croire dans un tableau de Caspar David Friedrich et retrouver son héros « Hermann » des Silences de la guerre (livre qui lui a valu la croisière) Ce qui explique que son départ soit teinté de déception et sa réaction un rien provocatrice : souhaiter le crash de l’avion.

Claire Fourier anticipe les escales culturelles où les hordes de touristes convergeront tous vers les mêmes sites touristiques. Elle a bien l’intention de fausser parfois compagnie au groupe pour se fondre aux autochtones et mieux observer « les gens ». « Les gens » que Raymond Depardon capte en photos, Claire Fourier les approche, leur parle, les questionne et en brosse des portraits fidèles, pittoresques. Elle se révèle une subtile portraitiste de ce microcosme que forme la meute des croisiéristes. Elle radiographie ce melting-pot sans complaisance.

Rien ne lui échappe, visages, propos, silhouettes, postures…

La narration, datée comme un journal de bord, débute au 15 août, Jour J-1.

Le 16 août, elle s’envole avec son mari pour Venise, port d’embarquement.

Celui-ci va donc subir la mauvaise humeur de Radieuse, prénom temporaire qu’il lui attribue par ironie, le temps de la croisière. Car comme tous les Français, Radieuse « râle » et ne peut s’empêcher de comparer la Chartreuse où elle se retira un été et ce bateau, « puce des mers » où il faut s’adapter à la promiscuité.

La croisière est ponctuée de six escales, le long de la côte dalmate. Radieuse nous fait partager la vie à bord (repas, conférences, danses, spectacles, farniente, soins du corps) et participer à une pléthore de visites. Elle distille un rappel historique très détaillé pour chacun des lieux, souvent associé à un écrivain (le Monténégro/Loti). Elle mitraille en mots les paysages qui défilent, Split, « ahurissant patchwork », puis Korčula, « la ville où serait né Marco Polo ». On apprend que Dubrovnik, « la perle de l’Adriatique », doit son nom aux chênes qui couvraient autrefois la montagne. Hvar est « un petit Saint-Tropez ».

La narration est construite en mettant en exergue les contrastes.

Les merveilles des musées, la richesse des églises, des tableaux de Titien, d’une Vierge noire qui la « cloue sur un banc ». Le drapé d’un « manteau bleu doublé de vert, étoiles brodées » convoque le « génial couturier » Galliano pour Radieuse.

Une Crucifixion lui rappelle le retable de Grünewald, une Piéta la plonge dans l’extase, et, à côté, « la laideur de la foule », « ces corps flasques, adipeux ».

Gros plan sur la guide, Iljana, « Snoopy », qui porte un tee-shirt à l’effigie du Beagle de Charlie Brown, un « canon à mots », « une oriflamme », une « comtesse vénitienne » qui fascine Radieuse au point d’en brosser un portrait dithyrambique. Puis gros plan sur « une jeune trisomique » hurlant ou la vendeuse de lavande.

Claire Fourier dépeint de magnifiques variations de la mer, de jour, au soleil couchant, de nuit, offrant une gamme de couleurs (cuivre rouge, pourpre). Radieuse, de son balcon, « en peignoir blanc », s’abîme dans la contemplation des « reflets lunaires », donne un « baiser aux étoiles », quand elle ne lit pas. Que lit-elle ? Thomas Mann, Michaux.

Claire Fourier entrecoupe son récit par des évocations de Moby Dick

de Melville, et le ponctue ici et là de citations de Goethe, Mallarmé, Yeats, Montherlant, Camus.

En « glaneuse de Dieu », « panthéiste », « mystique », elle apostrophe les cieux, développe une réflexion philosophique sur Dieu, sur la vie, le bonheur et le voyage. Elle nous livre de multiples interrogations, dont l’une résume les autres :

« Peut-on regarder quelqu’un avec insistance sans se mettre à l’aimer ? »

Elle glisse une parenthèse sur les liens dans un couple, ne cachant l’érosion de l’amour : « Parler à mon compagnon de quarante ans revient à parler toute seule. »

Un mot revient souvent : humain. Un autre mot résonne : « Vide », l’auteur soulignant ainsi « l’errance des masses humaines ». Des mots étrangers émaillent les conversations ou descriptions. D’un pays à l’autre, Radieuse compare les sonorités. « La langue italienne est une berceuse ». À Dubrovnik, « nom raboteux, malsonnant », « rien de doux, ni d’avenant », « la langue croate, un jeu d’osselets ».

On perçoit un air de Schubert, « le cri rauque d’un oiseau de mer », un orchestre qui répète, une chorale, « le chuintement de l’eau qui grignote les quais », « Tic !Tac! C’est le temps que fend le navire ».

Tous nos sens sont mis en éveil, comme Radieuse qui veut « tout caresser ».

À Perast, décrit(e) par Larbaud « comme une petite boîte de bois peint » nous parvient « un parfum de rose venu on ne sait d’où ». Senteurs, couleurs du marché de Hvar ou des loups en devantures à Venise. La croisiériste Radieuse arrive à nous faire percevoir le tangage, entendre les vagues qui claquent, la mer qui « jappe ». On vogue, danse, file ou s’attarde. À bord, on chante, caquette, on rit fort. « Les matelots briquent ». La « pouliche » Iljana » virevolte, s’amuse, fait de l’esprit, fédère « son troupeau » et le séduit. La narratrice déambule, arpente les ruelles, « furète », Pierre mitraille avec son appareil photo.

La variété du vocabulaire donne un rythme alerte, fougueux, à

l’image de Radieuse.

Claire Fourier déploie un style singulier, avec des phrases elliptiques : « M’est avis que… », « Me plaît l’homme… », apportant de la nervosité. Elle recourt à deux niveaux de langue : relâché (« Laisse béton », « Bon sang », « Cela me casse »), châtié (« les écailles d’or frétillent sur l’eau de jade », « La mer fourmille de confettis dorés »). On retrouve avec joie sa plume qui combine poésie, érudition, érotisme, sensualité, autodérision et humour. Elle jongle avec les mots : « Ne jasons pas, jazzons ! ».

On entend la voix de l’auteur qui dénonce ce tourisme de masse et fuit « cette ménagerie humaine », ce « troupeau burlesque ». Mais n’aspirent-ils pas tous à la même quête : « changer d’air », leitmotiv du récit ? Revenue à Venise, Radieuse, « atrabilaire », peste contre ces « bétaillères, ces « navires à huit étages qui déversent leur « zoo humain » et défigurent « le port de la Sérénissime ».

Pierre invite Radieuse à lui confier son ressenti avant de quitter « Venise-la-mélodieuse », le 23 août. Elle s’interroge sur l’art de voyager : n’est-ce-pas « le retour qui donne un sens au voyage » ? N’avons-nous pas tous constaté aussi qu’« il faut en passer par le présent insatisfaisant pour arriver au souvenir réjouissant » ?

Vive la « revenance » ! On retrouve Claire Fourier, coquette, et qui préfère « porter la beauté sur elle » plutôt que la voir sous vitrine, au musée. Claire Fourier nous aurait-elle convertis au hygge ? (1)

Radieux, ravi, ressourcé, revigoré est ainsi le lecteur qui, comme Ulysse, a fait un voyage enrichissant, alliant culture, spiritualité et fantaisie grâce à la rayonnante Radieuse.

« Il n’est de voyage que de marche vers les hommes », nous dit finalement Radieuse, après avoir au long de ses pages noué au petit point, ou au point de croix, observation, contemplation et réflexion.

Futurs lecteurs, autorisez-vous à larguer les amarres.

©Nadine Doyen


(1) : Hugge : une nouvelle façon de penser le bonheur, venue du Danemark, prônant les plaisirs simples, un mode de vie rassurant, qui a

Il n’est feu que de grand bois, éd. De la Différence, septembre 2015. 188 p. 17 euros.

RENTRÉE LITTÉRAIRE SEPTEMBRE 2015



 978-2-7291-2179-2

Claire Fourier, Il n’est feu que de grand bois, roman, Éditions de la Différence

A l’heure des courriels, des textos, des MMS, certains ont la nostalgie de la vraie correspondance, genre qui semble avoir un regain d’intérêt. À noter que le festival de la correspondance de Grignan draine toujours autant de passionnés de ce genre.

Claire Fourier nous dévoile la correspondance de ses deux protagonistes et nous fait pénétrer dans leur intimité. Ils s’écrivent, et nous lisons leurs états d’âme. L’auteur distille seulement des bribes de leur rencontre, alimentant le mystère.

Tout les oppose à l’exception de leur goût pour le bois. L’homme sillonne la forêt vosgienne, la femme les couloirs des bibliothèques et des musées pour son travail sur l’histoire du mobilier. Elle lui écrit, il téléphone. Elle maîtrise la langue française, il l’égratigne.

Après la période d’apprivoisement, les lettres se gonflent comme une voile sous le vent de la passion. Alma invite son « empereur forestier » à la caresser : « viens usiner ton amoureuse ». La « femme de l’Ouest » confesse avoir plus « l’âge de la sensualité » que celui « de la sexualité ». Elle « zigzague entre vous et tu ». Il devient sa « boussole », « son moteur ». Elle se livre aux confidences. Ses lettres retracent leurs échanges téléphoniques, leurs rencontres. Elle se projette dans l’avenir, anticipe leurs prochaines sorties. Elle brosse un portrait passionné de Rolf. Quant à lui, il redécouvre, par l’échange et  la conversation avec Alma, de nouveaux horizons.

Malgré ses nombreuses promesses, Rolf se rétracte. Voici leur bonheur d’être ensemble ébranlé, alors qu’ils  n’étaient « qu’à l’aube d’un temps de douces caresses physiques et spirituelles ».

Ce coup de théâtre, qui vient assombrir leur liaison, plonge l’aimante amante dans le désarroi et l’incompréhension. Elle a du mal à accepter son déchirement et songe à lui rendre la monnaie de sa pièce. N’avait-elle pas réveillé en lui des sentiments, des sensations, des désirs qu’il croyait ensevelis, classés dans ses archives affectives ?

Le ton enflammé des lettres prend un tour cinglant, soulignant la

lâcheté du « misérable empileur de bûches ». Alma, « la rose épineuse » déverse sa fureur en une grêle de termes dépréciateurs : « ours mal léché », « butor », « tronc

mal dégrossi  ». Elle ne cache pas sa peine : « J’ai mal à toi ». Alma, exacerbée par les explications de ce « doux idiot »,  dissèque la colère qui l’habite et sa façon de rebondir (« Je me déprendrai à la longue. ») Elle  manie l’ironie, l’autodérision et pastiche La Fontaine : « Adieu, sapins, moutons, oies et brochets ! ». N’a-t-elle pas appris à ne compter que « les heures heureuses » ?

Cette aventure extra-conjugale, vécue avec remords par Rolf, pourra-t-elle se poursuivre, avoir une deuxième chance ? On éprouve une sympathie immédiate pour Alma, confrontée à ce naufrage.

En filigrane, Claire Fourier autopsie la forêt vosgienne, rappelle ses blessures causées par la tempête, évoque la déforestation et détaille cette chaîne du bois.

L’odeur de résine nous accompagne tout comme les lettres parfumées.

L’historienne du mobilier nous fait découvrir des meubles d’époques révolues, que l’on ne voit plus que chez les  antiquaires ou dans les musées,  aux noms insolites : secrétaire à dos d’âne, à billet doux, à culbute, bonheur-du-jour, « en tombeau ». Elle nous initie à tous les stades du travail du bois « densifié », de la « rétification », au vocabulaire technique (profilage, débardage, schlittage).

Claire  Fourier, dans un style alerte, audacieux, joue avec les mots : airain/reins,  Gulliver/Guebviller, péché/pêcher, Rue d’Ulm.ULM, être/hêtre, massage/message. Par son ballet de lettres, elle montre que « les mots écrits peuvent devenir charnels » quand le désir est le moteur. Si  pour Yves St Laurent, le plus beau vêtement pour une femme ce sont les bras de l’homme qu’elle aime, Alma, elle, offre à  Rolf «  le collier de ses bras ».

L’auteur ponctue les lettres de références littéraires (Moby Dick, Alexis Zorba) et, férue de peinture, y glisse une succession de tableaux, décrits avec minutie, dont ceux de Courbet, de Caspar David Friedrich : Le chasseur dans la forêt. On retrouve le décor familier de Claire Fourier, déjà présent dans ses romans précédents : les paysages bretons, une maison, sorte de « béguinage », un jardin foisonnant de roses, le tout évoqué  avec poésie. Sa musique de prédilection : Grieg, Mahler, Sibelius. L’amour est comparé au tango, après qu’un jour Alma l’a dansé avec son « homme boréal ».

Alma, « délirante hyper lucide », pétillante,  électrisante épistolière,  nous livre sa propre définition  de l’amour, qui s’affine au fil du vécu : « Successivement un enchantement, un désenchantement, un faire-avec le désenchantement, un ré-enchantement ».  Au lecteur de voir à quelle phase elle en est. Elle traverse le roman, grisée par un vent de « folie », un vent de sagesse aussi, s’interrogeant sur la permanence de l’amour dans le tourbillon incessant de la vie.

Ce roman s’inscrit dans la lignée de Métro ciel. D’un livre à l’autre les héroïnes de Claire Fourier se consument d’amour et se brûlent les ailes.

Ici, l’auteur radiographie une liaison adultère vouée à être en pointillé, compliquée, entravée par la/le légitime. Elle dépeint les deux versants de l’amour. Elle aborde la question d’infidélité sans tabou. Et si elle était le ciment des couples durables ?

Cette liberté dans le couple n’est-elle pas le secret et la force d’une union qui dure pour  Kristeva/Sollers ? Comme Denise Bombardier, Claire Fourier montre que l’amour n’a pas d’âge, toutefois elle apporte des nuances entre l’« amicizia » de Stendhal et la « philia », cette « amitié supérieure » « qui élève ». Si dans le film de Woody Allen « tout le monde dit I love you », les deux protagonistes vont-ils se le dire for ever ? Alma vit l’amour comme une chose à la fois nouvelle chaque jour et très ancienne, venue de la nuit des temps.

« Dieu m’étonnera toujours » disait l’auteur dans un livre précédent qui porte ce titre, et Claire Fourier, elle, n’en finit pas de surprendre ses lecteurs avec ce style ensemble clair et voluptueux, qualifié de « sensualité verbale » par Bernard Noël.  Au lecteur de céder à « la puissance de la séduction (se-ducere : conduire sur les chemins de traverse) ».

                                   ©Chronique de Nadine Doyen

 

Interview de Claire Fourier par Nadine Doyen

RENTRÉE LITTÉRAIRE – SEPTEMBRE 2015



 Interview de Claire Fourier par Nadine Doyen

 Dans les coulisses de son roman: Il n’est feu que de grand bois, éditions La Différence, septembre 2015.

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Votre roman s’inscrivant dans la lignée de Métro ciel, pourriez-vous rappeler le sujet pour ceux qui ne vous connaissent pas encore ?

Dans Métro Ciel, une femme racontait, en une seule lettre, à un amant de longue date, une rencontre dans le métro suivie d’une journée érotique et lumineuse, journée sans lendemain.

Il n’est feu que de grand bois est un roman d’amour épistolaire. Près de 80 lettres féminines, un peu plus de 10 lettres masculines. Un homme, forestier dans les Vosges ; une femme, historienne du mobilier à Paris. Chacun à une extrémité de la chaîne du bois. Chacun marié, chacun âgé d’un demi-siècle. Suite à une rencontre fulgurante, une correspondance avec des hauts, des bas, comme la vie qui est un mouvement ondulatoire.

Rolf est un homme d’extérieur, sillonnant la forêt, Alma est une femme d’intérieur, sillonnant les musées ; il sont différents, mais complémentaires. Ils ont la passion du bois et se plaisent à parler à la fois amour et métier.

Le choix d’un récit épistolaire s’est-il imposé d’emblée ? 

« Longtemps je n’ai écrit que des lettres », tel est le titre d’un chapitre dans un livre précédent et, en effet, j’ai l’impression d’avoir passé ma vie à écrire des lettres (pour le plaisir, et aussi à cause d’une existence itinérante). Il fallait donc bien que j’en vienne à un roman par lettres.

Puis le mode épistolaire autorise une grande spontanéité dans l’expression des sentiments. J’aime écrire en direct, sans code, ayant pris d’emblée le parti de la subjectivité, ce pourquoi la forme épistolaire me convient.

Je crois savoir que  pour les lettres de Rolf vous avez hésité à laisser le texte avec ses fautes ou non ? 

Rolf est un self-made man. Il n’est pas allé à l’école. Il fait des fautes d’orthographe dont, amoureuse, Alma s’enchante. Au risque de surprendre le lecteur, les fautes sont laissées dans le texte pour garder aux lettres de Rolf leur naturel et montrer que l’amour d’Alma dépasse tout ça.

Elle est séduite par un homme sain, une « nature » qui évolue dans la nature au rythme des saisons, des années. Il devient pour elle un arbre de vie. Tandis qu’elle incarne pour lui un gracieux roseau pensant.

La femme intuitive et cultivée, fantaisiste et sage, s’incline devant un homme charpenté qui n’est pas policé, qui a de profondes racines et, plus que tout autre, de la « branche ».

Tous deux sont pleins de vitalité et se sentent mus par un amour très naturel et reliés à quelque chose d’ancestral qui a traversé des millions d’années pour venir jusqu’à eux. Peu importe alors à Alma que Rolf soit maladroit dans ses mots.

Votre roman peut se lire comme une succession de tableaux.

C’est en effet, via les lettres, une succession de tableaux, de scènes amoureuses (aussi de désamour, de colère, de réconciliation !) Je voulais qu’à travers leur correspondance, on « voie » l’homme et la femme face à face.

Par ailleurs, Alma, historienne du mobilier, a étudié toutes les formes de l’art et goûte la peinture. Elle évoque naturellement des tableaux au fil de ses lettres.

D’où vous vient votre passion pour Caspar David Friedrich ?

Un romantisme ? Un mysticisme celtique ? Une parenté avec la mélancolie des paysages bretons de mon enfance ? Le goût de Dieu (ou de son absence) ? Disons, un sens aigu des forces cosmiques et mythiques.

De même, votre héroïne porte le nom d’Alma, en référence à un musicien  Écoutez souvent  les airs que vous citez ? Les avez-vous écoutés pendant l’écriture du roman ?

La mère de mon héroïne aimait Mahler et a nommé sa fille Alma en hommage à l’épouse du compositeur. J’écoute de la musique avant, après le travail, jamais pendant. L’écoute parasite ma concentration. Le silence règne pendant le travail. D’où la nécessité de la solitude.

Vous évoquez un  mobilier précis,  à quel style va  votre préférence ?

J’ai un faible pour l’Art déco parce qu’il est rigoureux et fonctionnel. J’aime aussi les petits meubles si travaillés des ébénistes du XVIIIe siècle. Les courbes de l’art nouveau me plaisent pour leur grâce et l’imagination qu’elles supposent. Je suis surtout admirative devant la marqueterie et le travail méticuleux qu’elle suppose.

Votre connaissance du vocabulaire technique sur le bois est impressionnante. Avez-vous visité des scieries ou vous êtes documentée  par le net ?

Comme pour mes récits historiques, j’ai consulté des documents. Cette fois, sur les métiers du bois. Livres, internet, films, tout ce que je trouvais. Je faisais feu de tout bois, c’est le cas de dire.

La description du bord de mer correspond-t-elle pour vous à un lieu précis ?

Disons que c’est un lieu imaginaire, un composite des endroits où j’ai vécu, que j’ai aimés (littoral nordique surtout).

On vous devine aussi quand vous évoquez le jardin de l’héroïne et sa passion pour les roses ?

Je possède un petit jardin rempli de rosiers anciens  qui sont en fleur au mois de juin. Je n’ai pas eu besoin d’inventer pour parler de roses.

Au fond, j’écris au plus près de la réalité, – ma réalité, celle de tout être humain. Et ce pourquoi  mes lecteur se plaisent (disent-ils) dans mon univers : c’est le leur.

Votre héroïne, Alma, a une autre passion : la mode, « un des arts les plus inventifs » qui évite « de s’habiller en mémé ». « Respecter l’œil des autres fait partie de l élégance ».Vous aussi, vous partagez cet intérêt pour la mode. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous avez tenu à défendre Galliano ?

Le génie ! (lié au  mélange détonant du sang espagnol de Gibraltar et du nonsense britannique ?) Galliano est le Rimbaud de la mode. Je l’ai écrit dans un long article publié par la revue Supérieur inconnu.

Une des dernières lettres d’Alma évoque la danse : «Le tango chavire ». Pensez-vous comme votre héroïne que « La plus belle danse, c’est le tango » ? 

Rolf et Alma, dans une guinguette, ont esquissé un tango. Le tango argentin est la danse plus sensuelle qui soit et la plus riche de sens. De là que j’évoque dans le livre plusieurs films où il est question du tango.

On note beaucoup de mots ou expressions en italiques. Par exemple :Page 80 : « C’est le pays de la douce loi… ». Page 81 : « Tu débordes. » Pourquoi ces choix ?

L’italique permet de souligner plus qu’un mot, son sens.

On relève aussi votre propension à indiquer l’étymologie des mots. Est-ce un moyen détourné de rappeler que le latin et le grec ne nuisent ? Vous n’hésitez pas à introduire aussi de l’anglais : « cosy, sweet home », « Work in progress » ?

J’utilise les expressions (assez courantes, au demeurant) qui servent au mieux ce que j’ai à dire.

Dans les lettres, votre héroïne fait un copieux usage des PS. Est-ce une façon d’attirer plus l’attention de son interlocuteur ?

Alma a, comme moi, comme nous tous, l’esprit en escalier. On écrit, on a oublié une chose, on la note en post-scriptum. Il est vrai que j’utilise personnellement beaucoup le PS.

Vous jonglez avec les références littéraires. Votre  name dropping : Baudrillard, Breton, Stendhal, Tolstoï, Bachelard, Kierkegaard, Claudel, Diderot, Montherlant, Yeats, Milton, témoigne d’une culture très éclectique. Consignez-vous toutes vos  citations dans un carnet, au fur à mesure de vos lectures ? Avez-vous d’autres figures tutélaires ?

Il me faut citer D.H. Lawrence. J’ai lu autrefois les trois versions de Lady Chatterley et l’homme des bois, mais aussi à peu près tout ce que Lawrence a écrit et ce qui fut écrit sur lui. Cela m’a marquée. On peut du reste aborder (mais aborder seulement) Il n’est feu que de grand bois comme une version épistolaire de Lady Chatterley.

Vous avez une formule choc : « L’important : s’entre-féconder » (page 60) Vous qui êtes sur Facebook, pensez-vous que les échanges sur réseaux favorisent ce type d’enrichissement ?

Non. Les échanges FB sont superficiels. Rapides comme une balle de tennis, ils sont parfois excitants pour l’esprit et obligent à réfléchir, d’où leur intérêt. Et j’en fais du reste un exercice de discipline mentale. Mais s’entre-féconder, c’est autre chose ; cela va plus loin, c’est beaucoup plus fort, cela exige de l’intimité et le don de soi.

Que souhaitez-vous que l’on retienne de Il n’est feu que de grand bois ?

Chaque lecteur prend dans un livre ce dont il a besoin. C’est l’intérêt de la littérature. L’auteur, lui, (s’il n’est pas un « fabricant ») écrit pour exprimer une exigence intérieure. Le sens du livre est donc, à mes yeux, celui-ci : l’amour vécu honnêtement est la plus noble chose. L’amour véritable est charnel et spirituel à la fois. L’amour est chose dansante et qui métamorphose les amants. L’amour heureux est impossible, mais viser l’amour heureux est possible, et il y a du bonheur dans cette visée. Le monde moderne brise l’être humain en l’amenant à évoluer hors-sol ; l’amour authentique peut sauver l’être humain en le reliant aux grands rythmes cosmiques, en le connectant à la nature. L’amour fou peut devenir tendresse chaste. L’amour supérieur fait feu de tout bois.

 

→Il n’est feu que de grand bois, éditions La Différence, septembre 2015.

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978-2-7291-2179-2