Amélie Nothomb, Le livre des sœurs, Albin Michel, ( 194 pages- 18,90€ )  Août – Rentrée littéraire 2022 

Une chronique de Nadine Doyen


Amélie Nothomb, Le livre des sœurs, Albin Michel, ( 194 pages- 18,90€ )  Août – Rentrée littéraire 2022 


Pour son trente et unième roman, Amélie Nothomb a accouché d’une famille atypique, voire psychotique, comme ce fut le cas avec des précédents livres.  Elle choisit de situer son « conte » avant l’ère des portables ( elle fait d’ailleurs partie des rares écrivains à déclarer ne  posséder ni ordinateur, ni smartphone) !

Elle campe donc un couple plus que fusionnel, Florent ( 30 ans) et Nora (25 ans). Ils vont vivre cette passion durant trois ans avant qu’un bébé vienne s’immiscer dans leur intimité. Avoir des parents déficients, n’est-ce pas une source de romanesque ?

La romancière enfante souvent des « enfançonnes » surdouées, des êtres brillants, mais qui souffrent de carence affective. Elle aime aussi ponctuer son récit de dates de naissance, d’âges des protagonistes dont on suit l’évolution au fil des ans. La première fille de ce couple «  forteresse »,  Tristane se révèle d’une intelligence hors norme,  elle acquiert la lecture avant d’entrer à l’école. Une fillette qui rappelle par sa précocité, Diane, l’héroïne de Frappe-toi le coeur.

C’est elle qui va apprendre à lire à sa cadette, Laetitia. On est témoin de l’indéfectible et puissante complicité qui va se nouer entre les deux sœurs. Dès l’enfance, c’est un bonheur pour Tristane de contempler «  l’amour de bébé endormi ». Elles préfèrent jouer ensemble plutôt que de rester rivées à l’écran et deviennent inséparables. Inséparables comme Amélie Nothomb et sa sœur Juliette

En fréquentant l’école, elles peuvent constater leurs différences…, en particulier le grand investissement des autres parents auprès de leur progéniture. Elles se résignent à avoir des parents défaillants, qui vivent dans leur bulle idyllique. Ne les ont-elles pas appelés « papa et maman », d’une seule entité inséparable. 

On subodore que les pédiatres vont crier haro devant le comportement irresponsable des parents des deux fillettes qui les gavent de télé, vivant dans leur bulle amoureuse. Des parents immatures au point de laisser leur progéniture seule la journée, sans baby-sitter quand tous deux reprennent le travail. Si bien que Tristane va se tourner vers sa tante Bobette pour obtenir des renseignements pratiques… et se livrer aux confidences. N’a-t-elle pas été humiliée, blessée par son père, traumatisée par les paroles de sa mère ( après avoir surpris une conversation à son sujet?) 

Comment se débarrasser ensuite du complexe profondément ancré de « petite fille terne », puis de fille « fadasse » qu’on lui a collé au collège? Comme on sait, les mots détruisent. Faute de reconnaissance de la part de ses parents, Tristane nourrit une affection sans bornes pour sa tante, et pour sa fille Cosette dont elle est la marraine. C’est un coup de massue pour le lecteur quand Tristane obéit à l’injonction de sa cousine aimée.

L’anorexie est au coeur de ce roman, maladie dont souffrent plusieurs héroïnes  de l’auteure, sujet qu’elle  maîtrise pour en avoir été victime. Celle de Cosette est lourde de conséquences. Comme Monica Sabolo, Tristane effectuera elle-même les démarches administratives pour obtenir une bourse afin de poursuivre ses études et de gagner son indépendance, ne rechignant pas à enchaîner les petits boulots pour couvrir ses dépenses.

 L’écrivaine se fait toujours un malin plaisir de glisser son mot fétiche «  pneu », cette fois, il est porté au sommet, puisqu’il se métamorphose en nom de groupe de musique/band : Les Pneus !  Car The tires , ça sonne mal.

Et on rêve de les voir dans les « charts ». Mais créer un groupe demande  une cohésion entre les différents musiciens /membres. Des tensions, des rivalités amoureuses naissent. Comment va-t-il progresser ? Sera-t-il en concert à Bercy ?

La fan de Metal développe une réflexion sur la musique. Parmi les points communs qu’Amélie Nothomb partage avec son héroïne, on peut lister sans hésiter le goût du rock ( metal), de la lecture, les études de lettres.

Comme dans Les aérostats, Amélie Nothomb met en exergue le pouvoir des mots, l’utilité d’apprendre le grec, le latin, valorise la littérature, « un moyen comme un autre de devenir présidente de la République ». D’ailleurs elle enrichit notre connaissance du français, glissant toujours un ou deux termes peu courants, comme ici «  apophtegme » : parole mémorable ayant une valeur de maxime. Ou encore l’emploi du mot «  dormition » pour décrire l’étreinte amoureuse des parents.

Comme Tristane , la romancière a longtemps partagé sa chambre avec sa sœur, lieu propice aux confidences, avant de prendre son indépendance à Paris, « la Jérusalem des lettres françaises ». Comme elle, elle connaît l’ivresse de la lecture. D’ailleurs, elle rédige des « blurbs » pour le bandeau de livres qui l’ont conquise. (1)

Quant à la ressemblance de Tristane avec son père , elle convoque cette phrase si souvent entendue par l’Académicienne  : «  Amélie, c’est Patrick. » , et qui la révoltait , petite, car troublée qu’on ne voie pas qu’elle était une fille.

 Last not least , on devine l’épistolière invétérée quand, dans le roman, les deux sœurs recourent à la correspondance pour leurs confidences à l’insu de leurs parents !

( En 1991, la ligne fixe Maubeuge-Paris est onéreuse et ne permet pas l’intimité.)

Dans ce conte, Amélie Nothomb explore à nouveau les relations familiales, qui peuvent être conflictuelles entre parents et enfants, incarnant cette expression « famille je vous hais ». Les réactions des parents déçoivent, surtout celle de la mère à l’annonce de la réussite de Tristane. Que penser de parents peu enclins à encourager les études de leurs enfants et qui dénigrent la lecture ? « Le coup de matraque » qui s’abat sur Tristane , dans le dénouement, sidère tout autant le lecteur. 

Par le titre, Le livre des sœurs, l’écrivaine rend un  hommage indirect à sa sœur adorée Juliette, avec qui elle forme un duo soudé depuis l’enfance et entretient un amour paroxystique. De nombreuses interviews relatent  d’ailleurs leur osmose.

Quant au style, même s’il vise à l’épure, le conte n’est pas encore pour cette fois réduit à un haïku. «  Dans trente ans, mon livre sera peut-être un haïku », boutade que l’écrivaine a formulée dans la presse !

Amélie Nothomb signe un roman vibrant au rythme d’un amour sororal absolu, de la musique de Led Zeppelin, de Queen, de David Bowie, de Lou Reed, de Patti Smith.

Le récit est hélas assombri par le destin tragique de deux protagonistes. Mais « la mort n’est pas la cessation de l’amour », on peut continuer de dialoguer avec les défunts. Si le groupe Les Pneus, touchant seulement les «  happy few », ne figure pas dans le Top 50, ce roman, lui, surfe sur la vague du succès. «  Amor fati » pour credo.


(1) : Vincent Delareux fut un des chanceux adoubés. « Le cas Victor Sommer » lui vaut l’admiration d’Amélie Nothomb et cette phrase en jaquette du livre : « Un récit à mi-chemin entre les Evangiles et Pyschose ! Une réussite. » 

P.S : À noter que la photo de la couverture est signée Nikos Alagias.

On peut lire une interview du photographe dans le Hors-série anniversaire de Lire Magazine Littéraire, paru en juillet 2022 

Quant à Perry Salkow, friand d’anagrammes, il a transformé le titre Le livre des sœurs en Soleil des rêveurs.

©Nadine Doyen

La divine comédie d’Amélie Nothomb, Livre audio Audible, février 2021

Chronique de Nadine Doyen

La divine comédie d’Amélie Nothomb, Livre audio Audible, février 2021

Si pour Amélie Nothomb le champagne est un divin nectar, écouter le document sonore réalisé par Laureline Amanieux : La divine comédie autour de l’écrivaine est un enchantement. Le titre aurait pu s’intituler : En balade avec Amélie Nothomb, puisque nous invitant d’abord chez elle,l’écrivaine nous fait ensuite déambuler dans Paris, prenant parfois la casquette de guide pour explorer des œuvres de poètes, d’artistes, de musiciens servant de passerelles vers les mythes gréco-romains.

De multiples rencontres et conversations viennent pimenter l’écoute. On enfourche parfois le vélib pour la suivre ! Notre conteuse aime le vélo qui lui donne l’impression de pouvoir s’envoler.

Pourquoi ce titre ? C’est la destination finale de ce voyage mythologique !

Comme Nicolas Carreau qui aime visiter les bibliothèques de personnalités, Amélie Nothomb nous ouvre les portes de la sienne et décline ses préférences, ses livres cultes, sa passion pour les mythes. Un motif la fascine : la catabase. terme qu’elle explique, en lien avec le voyage souterrain, disons carrément, la descente aux enfers qu’elle nous réserve. 

La dame au chapeau nous fait partager le havre de paix du jardin du Musée Rodin, avant de s’enthousiasmer sur la magnifique Danaïde et sur la Porte de l’enfer. Pour l’accueillir, Isabelle Bissière, cheffe culturelle qui décrypte quelques œuvres pour nous.

Elle revient dans ce musée pour se concentrer sur quelques sculptures dont celles situées à l’étage. C’est la sensation étrange d’habiter dans le musée, réservé uniquement à soi, comme les auteurs qui racontent leur nuit blanche dans un Musée ! (« A la Pointe de la Douane »), à Venise pour Leila Slimani, qui voit « un musée comme une forteresse dédiée à l’art, à la beauté où elle se sent toute petite »). Extase devant « La cathédrale », ce ballet d’amour entre deux mains, exprimant force et tendresse.

Passage par les coulisses de la salle Gaveau, interview du chanteur d’opéra qui interprète Orphée, version d’Ovide (idée de métamorphose,une façon d’apprivoiser la mort). 

A l’espace Camac, on imagine aisément la joie d’Amélie en train de s’initier à la harpe, toute émerveillée de produire des sons. « Quelle aventure géniale ! », s’exclame-t-elle.

« Jouer de la harpe, c’est être passé maître dans l’art délicieux de la caresse et du pincement » pour Ramon Gomez de la Serna.

 Un morceau de Debussy nous parvient, sur lequel nous est brossé le portrait du Dieu Pan, puis le fil d’Ariane est déroulé.

L’écrivaine se livre à des confidences et nous émeut aux larmes. Elle évoque ses souffrances passées et dévoile comment elle les a surmontées. Un livre l’a doublement sauvée, aidée à traverser l’épreuve du confinement et de la mort de son père. Elle le considère comme un chef d’oeuvre pour avoir réussi à la faire entrer dans le charme en dépit de son état de souffrance, de chagrin incommensurable. Il s’agit de « Naissance de l’Odyssée » de Giono, qu’elle nous raconte, tel un aède. Il a eu d’ailleurs une vertu thérapeutique pour l’auteur du « Hussard sur le toit ». Elle a appris à apprivoiser la mort, et confie parler davantage à son père depuis sa disparition.

Une légende africaine dit que les morts continuent de vivre parmi nous tant que nous parlons d’eux. D’ailleurs la baronne belge lui rend hommage à plusieurs reprises. On le sent présent.

Amélie Nothomb aborde le processus de la création. « Pour tout artiste, il faut sentir en soi les deux pôles », donc pour elle, écrire « sous le double patronage d’Apollon et de Dionysos » !

Elle avance une autre idée en admirant les sculptures de Rodin et le pouvoir de la main : « l’illusion d’être Dieu quand on crée ». Elle livre, en aparté, son plaisir de faire disparaître ses personnages dans le souci de rendre l’oeuvre plus cohérente ! La romancière revient sur la genèse de « Soif, le 93ème roman dont elle accouchait, le Livre de sa vie », écrit dans sa cuisine, selon le même modus operandi avec le même matériel humble (pour le cahier et le bic cristal). Pour obtenir le jaillissement de l’écriture, elle dit opérer une vraie descente dans ses entrailles afin d’entendre un son, sa petite musique pour le traduire ensuite par le langage ! « Écrire, c’est vouloir devenir le chef d’orchestre de ses personnages, les choisir, les solliciter ».

Dans l’épisode 6, on passe d’un monde à l’autre.

Se considérant néophyte en mythologie scandinave, l’académicienne belge rend visite, par deux fois, à Pierre-Brice Stahl, maître de conférence, spécialiste de civilisation nordique. Celui-ci évoque les différentes  sources, parmi les contemporaines, il rappelle les églises en bois, « stavkirke ». Elle le bombarde de questions sur les divinités. On apprend qu’Odin est associé à la magie, la poésie, la mort, la guerre, la connaissance. Mais il n’y a pas un dieu pour chaque aspect. Elle l’interroge sur les runes, la poésie scaldique et le vieux norrois.

En écoutant « Viking metal », Amélie révèle son goût pour le « Heavy metal », une musique cathartique pour elle, salvatrice quand il s’agit de se défouler ! Magie de la musique qui adoucit les peines. La lecture d’un passage de l’Edda poétique de Snori Sturluson clôt la séquence.

L’ épisode 10 est consacré aux voix, et plus particulièrement à celle de Jésus, cet héros mythique dont son père regretté lui avait parlé dès ses trois ans. Ceux qui ont lu Soif reconnaîtront le passage que l’académicienne belge lit et se souviendront de sa vision de la crucifixion.

Revenons au titre : La divine comédie de Dante qui se met en scène et nous embarque dans son navire. Notre guide interroge Manuele Gragnolati, professeur de littérature italienne sur cette trilogie, un voyage vers le bonheur, avec happy ending qui conduit au paradis. Et on perçoit le ravissement de l’intervieweuse quand elle conclut que Béatrice, la femme que Dante a aimée, célébrée, mène à la connaissance qui permet d’arriver au centre des mystères. Elle compare cet itinéraire à un voyage psychédélique lors d’ un trip !

Beaucoup à découvrir avec la musicienne compositrice Eléonore Billy, spécialiste en musique traditionnelle suédoise. On ne peut pas rester sur la description de la vielle à archet sans aller voir une photo de cet étrange instrument appelé « nyckelharpa » ! Enthousiasme de l’amoureuse de la musique, qui trouve fantastique l’existence de ces 12 cordes qui servent d’amplificateur. On connaît l’encre sympathique avec Patrick Modiano, mais ici il est question de cordes sympathiques.

Nouvelle confidence de l’auteure concernant la musculation ! 

C’est en apothéose que se termine le documentaire avec « L’hymne à la joie » de Beethoven.

Saluons le travail de Laureline Amanieux qui a réalisé ce tissage audio en opérant un savant équilibre entre textes, lectures par Amélie Nothomb et Alexis Michalik et musiques.

 Chaque séquence se terminant par un morceau entier permet d’engranger ce qui vient d’être dit. (1)

Cette promenade mythologique en compagnie d’ Amélie Nothomb revêt un triple intérêt : littéraire, musical, artistique. Elle offre une manne enrichissante et divertissante à vivement conseiller aux enseignants pour étayer leurs cours sur les mythologies. Cette époustouflante divine comédie est digne d’une Master classe. Un partage généreux qui comble l’auditeur.

Difficile de ne pas succomber aux chants de la sirène Amélie, après ces heures d’audition que l’on peut fractionner ! « La voix, c’est ce qui exprime le plus notre âme » concède-t-elle.

Un document sonore original, envoûtant, didactique, réalisé par la talentueuse productrice Laureline Amanieux, écrit avec Amélie Nothomb, qui se finit trop vite et qui mérite d’être vulgarisé ! 

©Nadine Doyen

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(1)

Produit par Rétroviseur Productions et AUDIBLE Original

Montage son et Musique originale: Virgile Van Ginneken

Création sonore : Simon Cacheux

Interprétation de la musique originale :
Coproduction Les Eclisses – Les Cordes en ballade
Interprètes :
Emmanuel Bernard et Cédric Conchon (Quatuor Debussy)
Camille Garin et Hans-Ljuben Richard (Nouveaux Talents, issus de l’Académie des Cordes en ballade 2020)
Direction artistique : Christophe Collette (Quatuor Debussy)

Date de diffusion de ce documentaire audio sur le site ou l’appli audible.fr dès le 18 février 2021.

NB : Pour ceux à qui il aurait manqué des images, de brèves vidéos montrent la romancière au Musée Rodin, à l’espace Camac.

Amélie Nothomb, Les aérostats ; Albin Michel (17,90€ – 175 pages) Août 2020

Chronique de Nadine Doyen

Amélie Nothomb, Les aérostats ; Albin Michel (17,90€ – 175 pages) Août 2020

Amélie Nothomb revisite, à travers sa narratrice Ange, ses années estudiantines, après celles passées à l’athénée d’Arlon.Trouver à se loger sur place à Bruxelles est une des priorités. L’étudiante en philologie a renoncé au logement universitaire (« thurne bruyante ») après une expérience peu concluante, privilégiant « une chambre à soi » : « Virginia Woolf a trop raison, rien n’est aussi important ». Un luxe, certes, mais en contrepartie des règles strictes à respecter et « des sermons » à supporter. 

Le chapitre d’ouverture a un côté théâtral avec les chamailleries entre Donate et sa colocataire, Ange, qui porte un prénom épicène ! Afin de se constituer un petit pécule, Ange décide de passer une annonce pour donner des cours. En citant Nietzsche( 1), la future répétitrice de 19 ans impressionne Grégoire Roussaire, cambiste, qui l’embauche derechef pour aider son fils, en prévision du bac de français.

L’heureux élu sera Pie, qui aurait préféré s’appeler Pi, ayant une attirance pour les mathématiques. Spécialiste de l’onomastique, l’écrivaine décrypte ce prénom Pie, qui « signifie pieux », faisant référence à Pie XII.

Le titre a dû en interpeller plus d’un, il correspond au centre d’intérêt du lycéen.

On assiste avec délectation aux séances censées corriger la dyslexie qui sont en fait une initiation approfondie à la littérature. Les réparties du jeune homme sont savoureuses. « En Amérique, de l’Iliade, on dirait : It’s bigger than life ! »

Pie, (dont l’impertinence insupporte le père), prend de l’assurance, n’hésitant pas à contrer Ange quand il donne son avis sur les ouvrages classiques qu’elle lui a imposés. Un large éventail/un vaste panel de textes : Stendhal, Homère, Radiguet, Kafka, Dostoïesvki … La leçon sur Rousseau en forêt l’émerveille. Mais aura-t-il l’aval du père pour la rendre quotidienne, comme il le souhaiterait ? 

On participe à d’autres sorties mémorables qui suscitent la réprobation du père : la visite du musée de l’air et la foire du Midi. (Cette dernière rappelle une émission d’Augustin Trapenard, 21 cm, tournée avec l’écrivaine à Disneyland Paris!) 

Ange tente de décrypter la personnalité de son élève mais aussi de ses parents, intriguée par cette scolarité faite aux îles Caïmans, et maintenant au Lycée français de Bruxelles. Elle sonde la relation de Pie avec sa famille et nous fait entendre ses réactions. Elle s’étonne que cet ado de 16 ans soit resté si longtemps sans lire.

Les parents seraient-ils démissionnaires ? Une bien étrange famille. Un fils cloîtré dans sa chambre, des parents qui ne communiquent pas. Un paternel qui fait conduire son fils à l’école en Ferrari ! Un père certainement atteint du syndrome du « tsundoku », au vu de sa bibliothèque. Une bibliothèque pour l’esbroufe, pour épater, quand les parents reçoivent ! Une maison de fous, pour Mademoiselle Daulnoy !

La confrontation avec le géniteur est de nouveau très théâtrale. On devine sa présence en coulisses à tout épier, ce qui insupporte de plus en plus Ange.

Toute aussi ubuesque l’entrée de  Carole, la mère… Si elle est atteinte comme Emmanuel Pierrat de collectionnite (2), sa passion est très particulière. Motus ! 

Quand Pie fait remarquer de façon impromptue à sa répétitrice qu’elle est son aînée de trois ans seulement, que veut-il insinuer là ? Ne lui avoue-t-il pas ne plus pouvoir se passer d’elle ? Et elle, qu’éprouve-t-elle à son encontre ?

Quant au professeur d’Ange, il cherche à se rapprocher d’elle pour lui déclarer sa flamme. Déstabilisée, elle finit par accepter ses rendez-vous, le champagne à la clé ! 

Comme l’a déclaré PPDA : « Le champagne c’est du chic, mais pas du luxe ».

A travers ses deux personnages masculins, l’auteure explore à la fois les liens de l’amitié, de l’amour et du désir. Elle pointe aussi le mal de l’adolescence : « Avant Kafka, personne n’avait osé dire que la puberté est un carnage. ». 

En filigrane de l’autoportrait de la narratrice, on devine l’académicienne belge elle-même, si on a en mémoire ses confidences lors d’interviews sur la période de son arrivée en Belgique. Elles ont en commun leur solitude, leur transparence… leur boulimie de lecture.

De nombreuses références littéraires ( les souvenirs de lectures d’enfance d’Amélie Nothomb), cinématographiques (Rohmer) et musicales (Skillex) jalonnent le roman. 

D’ailleurs David Foenkinos glisse, à juste titre, cette remarque dans son dernier livre La famille Martin : « sa référence à Amélie Nothomb lors de notre premier dîner m’avait laissé penser que j’avais affaire à un littéraire ».

Quant à l’épilogue, la romancière connaît le pouvoir des mots et ne se prive pas de manipuler la nitroglycérine contenue dans le langage pour tuer. 

Précisons que l’auteure belge imprime sa marque de fabrique et se fait un plaisir infini à glisser le mot pneu dans ses récits, sachant que les aficionados vont le traquer !

Amélie Nothomb décline une puissante ode à la littérature, un hymne à la lecture ainsi qu’un plaidoyer en faveur des classiques. Espérons que ce roman donnera le déclic à ceux qui boudent la lecture. Un récit sous l’oeil du « Big father » qui montre l’emprise délétère d’un père sur son fils. Un fils qui, dès l’âge de 8 ans, avait catalogué ses parents ; «  un sale type » pour le père, « une idiote » pour la mère.

L’écrivaine glisse habilement du registre de la comédie à la tragédie grecque et laisse le lecteur sidéré par ce conte cruel qu’est ce vingt-neuvième roman.

En situant le roman à Bruxelles, l’académicienne rend hommage à sa ville d’adoption et son poumon vert : la forêt de Soignes, aux Ardennes belges et aux citoyens belges en citant Jules César :«  Omnium Gallorum fortissimi sunt Belgae. » (3)

© Nadine Doyen


(1) Retrouver Nietzsche dans l’ouvrage de Marianne Chaillon : Ainsi philosophait Amélie Nothomb. Albin Michel.

(2) La collectionnite d’Emmanuel Pierrat

(3) « De tous les Gaulois, les plus courageux/les plus braves, ce sont les Belges. »

Amélie Nothomb, SOIF, Albin Michel, Août 2018, (17,90€ – 152 pages)

Chronique de Nadine Doyen

  Amélie Nothomb, SOIF, Albin Michel, Août 2018, (17,90€ – 152 pages)


Nous avons tous des héros que nous vénérons.

Pour les protagonistes de Jérôme Attal, ce sont Superman , Winston Churchill.

Celui d’Amélie Nothomb est bien singulier, reconnaissons-le, puisqu’il s’agit de Jésus. Elle va se glisser dans son corps pour quelques jours et souffrir avec lui.

Dans des interviews, elle confie avoir eu un intérêt précoce pour Dieu (dès 2ans) !

Voudrait-elle, se demandent certains, régler son compte avec Dieu ? L’écrivaine se justifie en affirmant que « c’est une erreur, une monstruosité ».

Les lecteurs du Pèlerin se souviennent sûrement du chemin de croix que l’écrivaine avait publié peu avant Noël. (1) Ces pages préfiguraient donc ce livre audacieux.

Pour elle « la Passion n’est pas un crime passionnel mais une exécution réfléchie ».

Le titre SOIF fait référence à l’antépénultième parole que l’on prête à Jésus ».

Le « Jésus d’Amélie Nothomb », digne d’une tragédie grecque, revient sur ses miracles et s’étonne de recevoir si peu de reconnaissance. On sourit à entendre cette femme qui trouve son enfant infernal depuis sa guérison !

Il s’interroge sur la mission que le père lui avait confiée.

Il exprime ses regrets, ses envies, ses doutes. On plonge dans ses pensées, non dénuées d’humour. Il ose manifester sa gratitude envers son père pour avoir inventé le corps et salue même son génie. Pourtant ce corps va devoir souffrir, endurer les pires sévices. Car la sentence est implacable. Et inéluctable. Il n’y a pas d’échappatoire.

Il dresse les portraits de Judas, « un problème permanent », de Pierre et Jean.

Il évoque son amour pour Madeleine, ébloui par sa beauté.

On assiste à ce qu’il appelle « les simagrées » : en « entrée » la couronne d’épines que l’on enfonce sur le crâne jusqu’à faire saigner. Puis, « le hors d’oeuvre » qui consiste en une séance de flagellation. Dans son « fatras de paroles », il énumère ses chutes et convoque les personnes croisées alors qu’il traîne « ce poids mort ». 

Après l’amitié de Simon qui l’aide de tout coeur, voilà l’amour de Véronique. « Deux courages d’une sublimité sans exemple ». Moment ineffable.

Et enfin « le plat de résistance », la crucifixion, regardée par des « happpy few », « des connaisseurs triés sur le volet » qui aiment ces tortures. Il ne nous épargne rien. 

Le narrateur aurait pu scander, comme une antienne, son récit par les mots de Damiens  : « La journée sera rude » (2), car lui aussi allait être supplicié.

Pour Amélie Nothomb « cette mise à mort prouve que Jésus n’est pas considéré comme un martyr. C’est pire qu’une humiliation, c’est une flétrissure ». De plus ,voir sa mère sur son chemin de croix est « le comble de la cruauté ».

Jésus en vient à déverser une litanie de reproches à son père pour avoir « inventé de tels supplices ». N’est-ce pas « un vice de forme dans la création », une bévue ?

Pour lui, c’est méconnaître l’amour. D’amour il est question quand il imagine une  autre vie auprès de Madeleine. La romancière insiste sur le contact physique, l’étreinte, l’embrassement.

Le verbe « accepte » traduit la résolution du messie. Un état d’esprit caractérisant aussi Edgar Morin qui, dans ses mémoires, fait le constat qu’il faut se résigner.

On peut être étonné de sa façon d’apprivoiser la mort. Il ressent « l’étreinte maternelle, sa douceur extrême » . Ces retrouvailles sont une épiphanie pour lui, d’autant qu’il constate combien la mater dolorosa a rajeuni. Il rappelle que sa mort a inspiré beaucoup d’artistes et considère leurs représentations de son « repos du guerrier », sa vie éternelle, très réussies. Ces Pietàs sont « des hymnes à l’amour ».

L’écrivaine ne cesse de surprendre puisque le monologue se poursuit post mortem. 

Ce sont des musiques sublimes qui s’élèvent et font danser celui qui venait d’être déposé dans son caveau. Elle aborde le rapport que l’on entretient avec nos disparus.

Amélie Nothomb, romancière érudite, distille sa philosophie tout en évoquant la vie du Christ, glissant des mots grecs (Consultez le dictionnaire Bailly!). Parfois on en vient à oublier que c’est Jésus qui parle quand l’académicienne belge décline la vision de l’amour, de la pluie, de la peur de la mort ou quand elle déploie son incroyable argumentaire sur la soif, « cet élan mystique », qui mène à l’amour !

Si vous êtes féru d’Amélie Nothomb, vous avez dû vous demander si elle a réussi à glisser son mot fétiche : « pneu ». Et bien oui, elle a réalisé ce tour de force ! 

Ajoutons que souvent un mot nouveau vient enrichir le lecteur : ici c’est « pétrichor »  comme le note Stéphane Bern. (3)

Il fut demandé à l’auteure, il y a quelques années, ce qu’elle ferait si elle était présidente, mais on n’avait pas eu l’idée de lui demander quels miracles elle aimerait

réaliser !

En relatant la vie imaginée d’« un Jésus lucide », l’écrivaine mystique signe un roman apocryphe, déconcertant, atypique, qui peut même être dérangeant. Elle a voulu pointer ce qu’elle appelle le malentendu. Elle décrypte la relation père/fils.

Elle aura réussi à nous faire frissonner devant l’horreur et l’indicible, à susciter de l’empathie, à nous apprendre à « cultiver la soif », en enseignant la jouissance de boire : « Pour éprouver la soif, il faut être vivant » ! La soif de la lire reste inaltérée.

Le rôle d’un écrivain, étant pour elle, « d’aider le lecteur à trouver un sens à sa vie », sa confession amène chacun à questionner sa propre foi.

Un récit sous le signe d’ Eros et Thanatos conté avec toujours autant de verve, de traits d’humour. À écouter sur fond sonore de « Personal Jesus » de Depeche mode ! Un roman inattendu qui va bousculer la rentrée littéraire selon Emmanuel Kherad. 


(1) Paru dans Le Pèlerin du 22 mars 2018

(2) Damiens : mots entrés dans la légende, prononcés par ce personnage hors du commun, au destin cruel. Accusé de régicide, il sera puni d’un supplice épouvantable.

(3) pétrichor : odeur de la terre après la pluie.

© Nadine Doyen

Amélie NOTHOMB, La bouche des carpes, entretiens avec Michel Robert ; L’Archipel (161 pages -16€)

Chronique de Nadine Doyen

Amélie NOTHOMB, La bouche des carpes, entretiens avec Michel Robert ; L’Archipel (161 pages -16€)


Pour les aficionados d’Amélie Nothomb, ces entretiens avec Michel Robert permettent de s’immiscer entre eux et de recueillir les confidences compilées sur six années (1995 -2001). Leurs rencontres se sont déroulées sous le sceau d’affinités électives, sous la forme d’une conversation amicale plutôt qu’un rapport questionneur/ questionné. Une mention spéciale pour la photo de la couverture d’une élégance, d’un raffinement de toute beauté.

C’est donc « L’Amélie d’avant 2000 » que l’on découvre dans « ce véritable joyau », comme le qualifie Jacques de Decker (1). 

Le titre « La bouche des carpes » fait référence à un dramatique accident vécu par Amélie, « l’enfançonne de quatre ans », à Kobé.

L’ouvrage est dédié à Pascal de Duve, auteur d’Izo, emporté par le sida en 1993. 

Six chapitres composent l’ouvrage dans lesquels sont abordés l’écriture, la philosophie, la religion, l’amour et l’amitié, la vie à l’étranger et les goûts les plus divers de l’écrivaine (fruits pourris, recettes, animaux, musique, cinéma…).

Amélie Nothomb revient sur son enfance, l’éducation reçue. A parents atypiques, progéniture hors du cadre ! Elle ne manque de rendre hommage à ses « merveilleux parents ». Une relation fusionnelle avec sa sœur.

Elle fut autodidacte très jeune et nous étonne par son aptitude à apprendre le latin et le grec seule.

Toutefois, elle reconnaît des lacunes n’ayant fréquenté l’école qu’à onze ans, ce qui en décomplexera beaucoup.

Son rituel d’écriture ne semble pas avoir changé : dès le lever un thé  « horriblement fort » à en vomir, quatre heures d’écriture, puis sa correspondance. L’écrivaine n’en est plus à 30 manuscrits rédigés mais à 96. Pour elle «  écrire est une récréation »,un pur plaisir. Comme Serge Joncour, elle assimile l’écrivain à un funambule.

Elle évoque ses figures tutélaires : Jacqueline Harpman, Bernanos sur lequel elle a fait sa thèse, Simenon, Leys dont elle occupe le fauteuil à l’Académie belge.

Elle ne connaît pas l’angoisse de la page blanche, étant en constante activité.

Michel Robert cite les mots inventés ou d’usage peu courant rencontrés dans ses romans, à savoir : « anadyomène », « aporétique », « quandoquité ».

Il étaye son interview en citant de nombreux extraits des ouvrages du moment (L’attentat, le Sabotage amoureux, Les Catilinaires, Les Combustibles, Péplum…), qui ne peuvent que nous inciter à les lire ou relire.

La romancière s’explique sur la présence d’obèses, de laids, dans ses écrits tout en rappelant qu’elle voue un culte à la beauté et à la gratuité.

Elle avoue, comme Beckett, n’être bonne qu’à ça, écrire. Elle n’aurait certainement pas embrassé la profession de journaliste, détestant poser des questions. D’un « naturel généreux », elle ne se formalise plus quand des journalistes « pondent » des informations erronées et va même jusqu’à leur répondre par une « positive attitude », en acquiesçant ! 

Elle revient sur ses voyages, ses années à l’étranger qui ont fait d’elle une polyglotte, sa connaissance des pays de l’Extrême Orient, du Japon (y ayant vécu et travaillé). Et de se remémorer sa « première crise de nostalgie aiguë », due à son « côté lamartinien » ou sa rencontre, en Birmanie, avec les éléphants, « animaux qui respirent la sagesse », et même avec un cobra au Laos ! 

Revenir à New-York la plongea dans le désarroi, ne reconnaissant rien dans cette ville « froide et hostile ».

Elle laisse filtrer ses idées politiques (centriste, proeuropéenne), distille ses goûts musicaux. On apprend qu’elle a été parolière pour RoBERT, par amitié.

Amélie Nothomb insiste sur le fait qu’un écrivain est d’abord un lecteur ! Elle -même est « une lectrice attentive qui pratique l’admiration ». D’ailleurs sur le bandeau de certains romans fleurissent la mention : « conseillé par Amélie Nothomb » ou son avis.

Elle livre sa définition de l’amitié : « une élection » et de l’amour : « l’obsession absolue » et évoque ses premiers émois. Elle rappelle que la solitude lui fut insupportable durant ses dix premières années. Mais il n’est pas plus enviable  d’être victime de trahison par un soi-disant ami.

Elle ne mâche pas ses mots quant à ses détracteurs, à ceux qui lui adressent des lettres vulgaires, et  choisit de les ignorer.

Les goûts alimentaires  de la romancière risquent de surprendre: bananes et poires pourries. Mais apprécie-t-elle autant la cuisine mandarine ?!

Mais encore plus étonnant , au chapitre « Spiritus Sanctus », l’aveu suivant : « J’aurais voulu  être le Christ » !

La question de la foi y est abordée et prend un sens d’autant plus intéressant quand on connaît la trame du roman annoncé « Soif » (2), qui met en scène Jésus.

C’est une sorte d’autoportrait que la Dame au chapeau, authentique « coqueluche littéraire », décline au fil des échanges avec beaucoup de sincérité.

Parmi les adjectifs relevés, on note : « timide, mystique », « pessimiste gaie », « pas rancunière ni revancharde »!

Sa devise ? «  être systématiquement non systématique » ! 

Si Philippe Besson entendait sa mère le supplier « d’arrêter ses mensonges », Amélie Nothomb, dès quatre ans, a souffert de ne pas être crue alors qu’elle disait la vérité. Et pourtant elle nous livre tout ce que l’on voudrait savoir sans  le lui demander, avec beaucoup de lucidité quant à son succès planétaire ! 

Que nous réserve « le bourreau de travail » avec ce roman annoncé : « Soif » ? Rendez-vous dès le 21 août 2019.


(1) Jacques de Decker est le secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique qui y reçut l’auteure lors de son entrée, le 19 décembre 2015.

(2) SOIF d’Amélie Nothomb à paraître à la rentrée littéraire 2019.

© Nadine Doyen