Philippe Jaffeux, Deux, Tinbad, Théâtre, 2017, 21€

Chronique de Lieven Callant

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Philippe Jaffeux, Deux, Tinbad, Théâtre, 2017, 21€

White on White (Malevich, 1918)
La première fois que j’ai eu devant les yeux « Carré blanc sur fond blanc » de Kasimir Malevitch, j’ai pensé que l’artiste avait posé le geste ultime, qu’ensuite plus aucun peintre ne pourrait plus chercher à représenter le monde en pensant que c’était l’un des buts ultimes de la peinture, de l’art. C’était comme si Malevitch venait de tuer la peinture.
Il est bien des poètes qui posent à leur tour des gestes aussi extrêmes, remettant en cause non seulement le rôle du poème, de l’écriture mais aussi et surtout le rôle du poète et de sa place dans le monde qu’on scinde à volonté en catégories de genres, de styles.
Je pense que Philippe Jaffeux est de ceux qui poussent la réflexion artistique et donc poétique jusqu’à une de ses ultimes étapes et ce dans chacun de ses textes qui sont particulièrement difficiles à classer.
Ici, pour « Deux » on nous annonce qu’il s’agit de théâtre et sont effet rassemblés par Jaffeux les ingrédients de base: Un semblant de dialogue, des répliques alternativement numérotées N°1 et N°2. Un espace à multiples dimensions: la scène. Des acteurs autant que les lettres de l’alphabet, symbole cher à Jaffeux se partageront les 1222 répliques. Une thématique centrale: IL.

« IL existe à l’intérieur d’un silence qui dompte sa rencontre avec un malentendu théâtral. » Notre hôte habite une représentation théâtrale de notre voyage »

IL est ce qu’on désigne, c’est l’autre mais c’est aussi soi-même considéré comme un autre. IL c’est un dieu, (le God d’ « En attendant Godot » comme l’on remarqué certains chroniqueurs) un être créateur qu’on entoure de mystère et de respect parce qu’il pose l’acte, parce qu’il parle.
IL, le langage. IL, la pensée basique. IL, îlot. Lieu réservé entre scène et coulisses, entre salle de spectacle et cour.
« IL » pourrait tout aussi bien être un signe graphique: deux lignes verticales, une ligne horizontale. Le L dessine un angle droit, le coin d’un cadre et ce qui permet de délimiter un espace et de l’orienter.
Rien ne pourrait m’empêcher de penser que si les répliques peuvent être permutées et partagées selon le choix des acteurs de la pièc,e qu’on ne puisse pas aussi permuter les mots, leurs significations et construire ses propres lectures en associant mots et images, connotations et sous-entendus grâce à ce que disperse dans ses textes Philippe Jaffeux. Les interlignages, les blancs, les silences, les transparences, les oublis, le vide, la page blanche sont récurrents et reviennent constamment sous diverses formes dans le texte. « Une paire de numéros » représente une variété presqu’infinie de possibilités. À moi, lecteur d’établir le courant, des corrélations inattendues entre les locutions que met à ma disposition Philippe Jaffeux. L’auteur ne tempère pas son texte par des virgules.
Comme la peinture « Carré blanc sur fond blanc »de Malévitch ou celle de Piet Mondrian choisie pour la couverture, le texte de Philippe Jaffeux pose la question de la représentation. De la perception et propose une révolution de nos convenances esthétiques, visuelles et mentales.
« Deux » de Philippe Jaffeux n’est pas sans me rappeler « La dernière Bande » de Samuel Beckett où très peu de moyens sont engagés pour créer une pièce de théâtre qui se veut être une rupture, une remise en question des possibilités du langage à porter une pensée et à faire sens. Chez Jaffeux aussi on se rend compte qu’il s’agit surtout du monologue que l’artiste entretient avec sa propre oeuvre, son propre système de construction dérisoire, absurde, inutile mais qui pourtant revient à la charge avec ses questions, ses fausses affirmations, ses détournements, ses révoltes.
Jaffeux cherche à rompre nos habitudes de lecteurs qui font de nous très peu souvent des acteurs. La plupart du temps, on reçoit un texte et on en devient le passif spectateur.
« Deux », reprend les éléments chers à Philippe Jaffeux. Une structure de phrases simple où un nombre défini de mots, de blancs, d’interlignages sont permutés. Ainsi les sens des mots varient quelques fois en fonction du contexte et des assemblages. « Corps » fait à la fois référence à l’enveloppe charnelle d’un être vivant et à la taille d’une typographie, la place relative qu’elle prend dans l’espace. Le corps lié à l’interlignage détermine donc la lisibilité d’un texte. Notre corps nous rend-t-il plus vivant?

Bien des phrases s’attribuent aussi des sens aléatoires qui ne sont pas sans me rappeler les langues de bois, les compositions littéraires volontairement hermétiques qui masquent souvent le manque d’idées de leurs auteurs ou ne se limitent qu’à rassembler des mots parce qu’ils partagent des syllabes aux sonorités identiques. Le texte comme le corps d’un vide spirituel, comme l’écorce de ce que nous sommes. Alors lorsque le texte de Philippe Jaffeux livré à un coup de dé, au hasart, à une méthode arbitraire, tourne fou, se moque de la signification, je me permets subtilement de croire que Philippe Jaffeux aime tourner en dérision toute volonté de complexifier inutilement le langage pour de fausses raisons esthétiques.
Ne voit-on pas d’ailleurs les deux lignes noires de Mondrian s’entrecroiser dans le losange d’une toile blanche pou signifier un nouvel espace en révolte avec un cadre trop rigide et qui tend à restreindre l’espace infini de la pensée et du rêve?

« Deux » fait également directement allusion au système binaire, langage à la base de nos ordinateurs. On trouve sur le net les explications suivantes:

«  Le système binaire est le système de numération ne possédant que deux chiffres : 0 et 1. Il utilise donc la base 2. Autrement dit, c’est une manière d’écrire les entiers naturels avec les seuls chiffres 0 ou 1.
C’est un système positionnel : les entiers s’écrivent comme une succession de 0 et de 1, mais la signification du 1 dépend de sa position dans le nombre : le chiffre 1 peut représenter un, deux, quatre, huit, seize, …
Les microprocesseurs des ordinateurs ne comprennent que le langage binaire. Soit le courant électrique passe, soit il ne passe pas. Mais il est facile de passer d’une base vers une autre. Par exemple 0 en base 2 est 0, 1 en base 2 est 1, 2 en base 2 est 10 et 3 en base 2 est 11. On peut également passer de la base 2 à la base 10. On peut même faire correspondre une lettre de l’alphabet à un nombre binaire en utilisant la table ASCII qui a été acceptée par tout le monde. C’est pourquoi on peut écrire sur un ordinateur : les lettres sont transformées en nombre binaire en utilisant la correspondance avec la table ASCII, nombre binaire que l’ordinateur peut comprendre.

L’élément IL comporte deux lettres, deux alternatives contraires, le 0 et 1, le oui le courant passe et le non, le courant ne pas pas. Philippe Jaffeux invente sa propre langue, sa propre mécanique et nous invite à le suivre en réinventant à notre tour la lecture. Pour nous guider, nous avons quelques consignes mais elles ne font certainement pas figures de règles absolues. Nous avons à marcher entre les lignes, à nous fier à notre intuition, notre imagination pour créer un sens si nous en avons besoin d’un.

©Lieven Callant

Thomas Vinau, Collection de Sombreros?, préface de Martin Page, illustrations de Vincent Rougier, Poésie & peinture, Rougier V. éditions, 2017.

Chronique de Lieven Callant

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Thomas Vinau, Collection de Sombreros?, préface de Martin Page, illustrations de Vincent Rougier, Poésie & peinture, Rougier V. éditions, 2017, 18€


Comme on nous l’explique au dos de la couverture, le titre est une allusion joyeuse au livre de Richard Brautignan, Retombées de Sombrero. Un manuscrit jeté à la poubelle refuse le sort tragique que lui a choisi son auteur. Il sort de la poubelle et continue à s’écrire non sans semer la pagaille.

La Collection de Sombreros? de Thomas Vinau nous propose un assortiment de textes qui refusent leur simple condition de textes qui n’auraient aucun pouvoir de changement à exercer sur notre vie ou sur notre façon de l’appréhender. Collection de Sombreros? est une douce et folle invitation à se révolter. Se révolter contre l’ordinaire et l’absence de fantaisie qu’on s’efforce de lui imposer. Il nous faut revisiter le quotidien avec le regard neuf du jeune enfant ou de l’adolescent.

Collection de Sombreros? questionne, ne répond par jeu que par une autre question, observe, décrit, écrit des lettres, transmet des portraits, dresse des paysages. Humour et dérision assurent à l’ensemble une belle légèreté, une astucieuse cohérence.

J’aime particulièrement le texte suivant: « un couteau de cuisine ». Car il est à la fois une jolie analyse d’une situation qui me préoccupe: la manière dont on se sert des mots. Il exprime un refus clair des conditions qui nous les font utiliser ordinairement pour acheter, vendre, et blesser. Il est la recherche d’une solution simple en apparence comme sont capables de trouver les enfants. Ici, le narrateur choisit d’offrir son âme au silence. Ne veut-il pas dire par là qu’il choisit la poésie? Les mots n’ont pas à être des couteaux de cuisine. Il faudrait s’en servir pour bien plus que charcuter le présent. C’est un point de vue que je partage entièrement. Je n’aime guère qu’on maltraite le langage, sa syntaxe, sa justesse sous prétexte de modernité mais surtout pour masquer une incompétence et un manque total d’imagination. Thomas Vinau maitrise parfaitement son propos, son écriture est juste, claire, directe, joueuse d’une qualité devenue trop rare.

« un couteau de cuisine

Vos discours m’ennuient. Vos cris me font peur. Vos mots n’ont pas de sens pour moi. Pour vous, la parole est une arme, un couteau de cuisine, une calculatrice. Pour vous, parler c’est payer ou réclamer des comptes, acheter des sourires ou des larmes comme des fruits chauds dans un stand au bord de la route. Ce voyage est interminable. Comme si les vacances refusaient de commencer. Vous êtes en train de vous engeuler à l’avant, de vous dévorer sous prétexte de combler la chaleur immobile. Vos mots n’ont que des dents. Lucie est à côté de moi, sa cuisse contre la mienne, le casque sur les oreilles. Elle écoute une chanson de suicidaire en regardant au fond du ciel, derrière le paysage qui défile. Elle a trouvé sa technique. Elle n’écoute plus depuis longtemps. Elle bouche par des couches de musique l’espace entre elle et vous. Moi, je crois que je vais tenter autre chose, je vais offrir mon âme au silence. À partir d’aujourd’hui, je me tais. » P17

Les textes de Thomas Vinau se regardent, se contemplent soigneusement jusque dans leurs moindres détails simples et discrets. Par nécessité ou pour le plaisir de marquer une pause songeuse. Ce qui apparait fondamental est de poser un acte, celui d’écrire, celui de s’adresser à quelqu’un sans le mépriser, en respectant toutes ses potentialités, en l’invitant à s’en trouver de nouvelles.

Thomas Vinau ne perd pas de vue que « la planète terre est une collection de poussières de toutes les couleurs » et il pense « que tout le monde mérite une lettre d’amour anonyme ».

Thomas Vinau envoie donc à ses lecteurs des lettres d’amour. C’est un plaisir de les recevoir, de les lire et les relire.

Aux textes qui sont comme autant de lettres qu’on s’écrit à soi-même ou aux autres sans jamais les envoyer, de petites peintures répondent les illustrations de Vincent Rougier. Vignettes tirées par quatre épingles, petits rectangles noirs, où une partie du texte est repris dans une typographie qui se joue des interlignages et qui sans doute fait aussi allusion au travail de l’imprimeur. Timbres poste qui symbolisent le voyage matériel du manuscrit, du livre mais qui figurent aussi une opposition aux mouvements contemporains de la peinture qui privilégient les formats gigantesques aux mépris du sens, de la qualité et des émotions complexes, intimes.

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©Vincent Rougier- soupe de poireaux

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©Vincent Rougier

Poésie et peinture se rejoignent dénouant les frontières qui voudraient tant les opposer et les disloquer.

Les éditions Vincent Rougier proposent ici un livre d’une très belle qualité. Une belle surprise reçue grâce à un abonnement complet que je ne peux que recommander vivement.



©Lieven Callant

Paul Mathieu, « Le temps d’un souffle », illustrations de Blandy Mathieu, Editions La Croisée des Chemins –Traversées, coll. Images, 2017, 72 p, 18 euros

Chronique de Miloud Keddar

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Paul Mathieu, « Le temps d’un souffle », illustrations de Blandy Mathieu, Editions La Croisée des Chemins –Traversées, coll. Images, 2017, 72 p, 18 euros


« Le premier souffle est le début du dernier souffle »

De ce livre, tout d’abord l’épigraphe. Et c’est Albert Camus qui écrivit : « Celui qui désespère des événements est un lâche, mais celui qui espère en la condition humaine est un fou ». Là tout est dit ! (J’ajoute que Camus est considéré comme auteur français par les Français et comme auteur algérien par les Algériens et que je me sens concerné. Je suis né Français –par le hasard de l’Histoire- et puis devenu Algérien –encore par le hasard- et aujourd’hui je suis (à nouveau) Français, mais cette fois par ma propre décision ! Ce qui me fera dire que nous pouvons (parfois) avoir le choix et dire par ailleurs : que tout auteur par ses écrits –comme d’autres par leurs activités- nous appartenons à la communauté des Hommes !

Maintenant vient le moment pour moi de dire que je connais mal le travail de Paul Mathieu, et mieux encore : « Le temps d’un souffle » est de lui ma première approche – première lecture. Tenons donc la présente chronique comme réservée à ce seul livre. Et le titre que je donne à ma chronique, me direz-vous ? M’y a invitée l’illustration de Blandy Mathieu (page 51) qui a peint la phrase « Asseoir le premier mot » et Paul Mathieu m’y ayant préparé (page 12) par les vers « (…) briller/ jusqu’à l’absence/ jusqu’à/ la poussière de l’absence/ jusqu’à s’effacer » et puis page 50, donc juste avant la phrase peinte par Blandy Mathieu, Paul Mathieu qui clôt le poème par « ne pas dire non » (ne nous invite-t-il pas là à résister à la « lâcheté » et à la « folie » que dit l’épigraphe ?). Est-ce cela ou je me trompe ? Et je ne me tromperai pas en affirmant que « Le temps d’un souffle » est le livre de deux humanistes. Comme avant Paul Mathieu le fut Albert Camus et comme l’est Blandy Mathieu peignant la phrase « Asseoir le premier mot » (c’est-à-dire « naître à ce monde », naître à la Poésie comme à l’Art !) Ce livre ne dit autre « qu’une participation joyeuse au maintenant (…) prêt pour la mort. » comme le rapporte Philippe Jaccottet dans son livre « Ce peu de bruits » citant, en page 106, Peter Handke, Handke qui a écrit encore : « Je ne sais pas observer, je sais être ouvert » ! Et je termine cette brève chronique par les deux derniers poèmes de Paul Mathieu qui en disent long ;

« malgré les interdictions

affichées ici et là

on mord un peu

sur les pelouses

ça ne fait rien

nos pas ont si peu de poids

que nul ne songe à nous le reprocher » (page 70)

Et page 71 :

« à la fin

on creusera les caves

où asseoir le premier mot

puis on parlera de pierre

pour dire la voûte

& l’on ouvrira des fenêtres

aux forêts en marche

pour habiter l’homme

le temps d’un souffle » (Paul Mathieu)

©Miloud Keddar

bon de commande le temps d’un souffle

Philippe Jaffeux, Entre, Lanskine, 2017, 69pages, 12€

Chronique de Lieven Callant

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Philippe Jaffeux, Entre, Lanskine, 2017, 69pages, 12€


J’ai toujours pensé qu’écrire un poème consistait à orchestrer savamment la réalité que le poète choisissait avec science les moindres syllabes, ajustait les mots aux phrases, les phrases aux rythmes et les rythmes aux idées. Le poème naissait de ses sens, vivait dans les lectures (même silencieuses) que l’on pouvait en faire. Le poète serait une sorte de devin, de Sibylle ajustant son texte à la virgule près.

Philippe Jaffeux bouscule ces certitudes. Le poète est un lanceur de dés (deux dans ce cas-ci). Le jeu de l’écriture est confié au « hasart». La valeur accordée aux mots est toute relative, ils sont interchangeables et peuvent se répéter à intervalles plus moins réguliers. Dès lors le langage devient une machine qui répond à des impulsions. Elle déchiffre. Elle défriche.

Finalement, le code, les codes sont de simples conventions parfois arbitraires, injustifiables, absurdes, déraisonnables. Les règles d’un jeu, le jeu de l’écriture, le jeu du poème ne répondent qu’à la fantaisie du poète et quand celui-ci quitte sa place de maître de partie, le poème bascule et interroge sa propre existence, son essence.

Philippe Jaffeux se révolte, se bat d’abord contre lui-même (On ne rencontre que très rarement des phrases écrites à la première personne du singulier) ensuite contre toutes les formes de contrainte, d’anéantissement du langage et des possibles libertés offertes par celui-ci. Il me démontre par l’absurde, l’absurdité même de certaines de nos structures. Structures morales, structures sociales, structures carcérales qui vont jusqu’à contaminer nos rapports au monde. Le monde, on le parle, on l’entoure de mots alors que le poème est justement ce qui vit entre les marges, entre les lignes, dans l’espace que l’on réserve au silence, à ce qui ne se dit pas, ne se démontre pas.

Écrire pour Jaffeux consiste à « réunir des mots » « à calculer l’abolition de l’écriture », à instaurer un décalage, une transgression. Écrire c’est découvrir « la lumière d’une révolte», « Une collection d’instants décrit un éparpillement de notre passé. Son ubiquité transpose le parcours d’un vide démultiplié »

L’écriture est une « promenade extravagante » si dans un premier temps le texte de Jaffeux déroute et malmène nos habitudes, très vite on se prend au jeu. Parmi les phrases épurées et presque dépersonnalisées, on cherche des correspondances, on trouve des échos, on entend comme une voix fantomatique, on distingue des ombres. Très vite en entourant des mots, en soulignant des phrases, je me suis mis à jouer au jeu des correspondances où lire revient à écrire, à repérer les messages secrets et seconds sous-jacents au poème. Le texte devient un miroir, le poème me répond et me renvoie une image.

« Entre » désigne l’intervalle, l’interstice, l’espace blanc laissé par l’absence de ponctuation, la forme que l’on donne à la respiration, au vide, au chaos, à ce qui ne fait plus sens. « Entre », c’est la faille, le sillon, l’espace instable contenu entre deux situations mieux définies. « Entre » c’est l’espacement, le manque, l’espace d’abandon et abandonné, la solitude, la fracture où s’enracinent angoisses et plus rarement espoirs, le vide expérimental, la mesure musicale.

« Entre » fonctionne également comme une invitation, une exergue adressée au lecteur afin qu’il participe de manière plus active et plus profonde aux lectures du texte et qu’il cherche parmi les affirmations abstraites, inattendues, absolues celles qui feront sens pour l’acteur qu’il devient.

« Entre » situe également la position du poète. Place insoutenable et insolite, depuis laquelle le poète contemple le jeu et s’assure du bon fonctionnement des phrases entre elles et celle depuis laquelle le poète s’amuse des lois et les transgresse. Le rôle du poète est d’être entre ce qui fait sens et rend ce même sens absurde et sans valeur.

« Ton dégoût prend la forme d’une liberté car tes mots ont conscience de leur échec »

« Le hasart nourrit enfin un dérèglement exhaustif de l’écriture »

« Il parle de mon silence à l’aide d’un alphabet qui supporte son corps »

Parmi la multitude de phrases simples et rarement enchâssées, on découvre celles où l’homme se bat. Où l’homme lutte contre un mécanisme inéluctable, une machine qui ruine les émotions, l’inquantifiable. Le geste manqué, la main qui tremble répondent à la semi-perfection de l’intelligence artificielle. L’ordinateur, l’outil s’il peut se passer de l’homme pour produire, pour créer il reste boiteux. C’est cette image de déraillement que le texte de Philippe Jaffeux tente de renvoyer. L’écriture, la langue deviendrait une machine infernale, si elle n’était plus en mesure de se faire l’écho de nos défaillances, de nos imperfections, de nos maladies. Autant confier l’écriture de nos textes à un programme, à une machine, à une paire de dés. À l’inéluctable Jaffeux oppose l’aléatoire, à la rigueur, le jeu, au machinal contrôlable le « hasart » enjoué. Le geste de Jaffeux est absolu, ne se contente pas de contenir une pensée difficile à appliquer car malgré l’effacement programmé, en attendant l’effacement, il nous reste la possibilité de choisir la révolte. D’entamer le dérèglement de ce qui nous amenuise peu à peu. Écrire, faire de son écriture une machine, la machine et non une machinerie au service du simulacre et des apparences est une façon de transformer son acte créateur en mouvements, en vie et d’en démultiplier la force.

©Lieven Callant


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