Jean-Pierre OTTE, La moindre mesure du monde, L’Étoile des limites, 56 pages,  septembre 2023, 8 € 

Jean-Pierre OTTE, La moindre mesure du monde, L’Étoile des limites, 56 pages,  septembre 2023, 8 € 


  Que peut bien signifier prendre « la moindre mesure du monde » ? Sûrement se rapporter différemment à lui, mais comment ? « La moindre chose » veut dire, non une « chose moindre » (plus basse, plus faible, moins importante), mais plutôt : tout ce qui mérite d’être pris en considération (comme tous les détails comptent lors d’une enquête) ou vaut d’être examiné, si contingent ou particulier que ce puisse être. Comme s’il s’agissait plutôt de ne négliger aucun battement de cils d’un oeil, même si tous les regards ne se valent pas. Il y a bien l’idée d’une diminution, d’une abstention, d’une suspension en tout « moindre » (comme l’est l’intérêt qu’on écarte), mais aussi d’un soulagement (un moindre mal), du choix judicieux de s’en tenir à, de rabattre ses prétentions ou adapter la norme (comme on réduit la voilure pour prévenir les effets de la tempête). 

  L’auteur s’en explique en poète, en arpenteur de paysages, en homme méditatif (puisqu’il est tout cela), ainsi :

  « La moindre mesure du monde était à la fois nulle part et partout, dans une figure striée sur la plage, des téguments desséchés parmi les couteaux et les coques rejetés par les vagues, des empreintes de pattes palmées ou des pertuis qui signalaient les palourdes enfouies.

Et cette moindre mesure était aussi bien à éprouver sous la peau, dans l’atmosphère intérieure, quand l’esprit s’attachait à tel élément de l’ensemble ou à un événement dans ses particularités » (p.26)

   On voit que le loisir du promeneur est une tâche d’observation ou d’approfondissement; on devine que l’attachement aux plus humbles éléments du monde est à la fois simplification de l’expérience, et sophistication de son attention; on comprend que le « monde intérieur » est lui aussi concerné par cette ascèse, cette réduction hygiénique des évidences usuelles et des certitudes générales. Mais c’est bien le monde réel (dans son rassemblement concret, dans ses ressources et failles caractéristiques, dans son indépassable habitabilité aussi) qu’on sort ici vivre autrement – et cette « moindre mesure du monde » dit le monde réduit, non à sa plus simple ou plus sommaire, mais plutôt à sa plus propre expression ! L’intuition du poète est que le monde est à lui-même son propre et seul lieu de présence possible, qu’il ne peut pas, lui, se fuir lui-même, qu’il a ou est l’expérience de lui-même dans ses moindres détails, qu’il assume sa propre inscription dans l’espace et le temps parce que sa réalité n’en a pas d’autres ! C’est donc comme si l’on suivait ici le monde dans son ascèse à lui, cherchant en et avec lui la source dont il repart perpétuellement, l’accès par lequel il se rouvre indéfiniment à lui-même, le bureau d’accueil où se signale et vient s’inscrire sa propre expérience. 

  Cette « réduction » du monde à son noyau restreint, mais originaire, de présence objective rappelle – diraient les philosophes – la réduction phénoménologique (qui veut accueillir les manifestations du monde à et par la source pure et vraie de tous leurs aspects), mais la démarche de Jean-Pierre Otte s’en écarte résolument : d’une part parce que cette source des phénomènes est ici en eux (même si l’esprit en présence des choses est leur témoin), et d’autre part, surtout : ce n’est pas d’abord le langage qui mène la danse ici, mais bien l’expérience d’un corps vivant qui, précise la première page du livre (p.9), prend l’initiative d’un « égarement », qui va « marcher sans pensées le long d’un rivage », qui suspend les allées et venues des « images » de l’esprit en lui, qui mène et orchestre lui-même la « détente » de sa « disponibilité » ! Ici, donc, contrairement à l’effort philosophique, le discours poétique ne fera que raconter, après-coup, une réduction (du monde à sa présence significative) que lui-même (le discours) n’aura pas conduite ! Ainsi, c’est Jean-Pierre Otte en personne, non d’abord sa parole, qui mène à bien cet exercice de lucide égarement, visant à « permettre la présence au réel du monde ».

   On l’y suivra, en quatre brefs mouvements, avec émotion et fruit, depuis un départ en train de nuit vers la côte (on ne saura pas quelle est la « petite ville balnéaire » où il arrive avant l’aube, mais la boucle pédestre s’y achèvera aussi) jusqu’au redépart – vagabonde escapade que la dernière page résume ainsi :

 » … je regagnai la gare dont les grandes fenêtres reflétaient le soleil de fin de jour avec des rougeoiements clairs à la barre de l’horizon. J’allai d’un pas égal, me délestant de tout au fur et à mesure« (p.45) 

   La familière expression « au fur et à mesure » semble ici désannoblir en souriant cette assez solennelle « moindre mesure du monde » du titre. Comme le dit cet un peu baroque « fur » (qui déforme « forum », comme un bal de places à parcourir), des états de présence se succèdent ici comme les étals d’un marché, ou comme les prix de ce qu’ils proposent. La promenade décalée avait bien ce simple but : « inaugurer la journée des yeux fertiles » en arpentant le monde des réelles places du monde.

  Le lecteur verra l’auteur y faire danser naturellement son ombre (et méditer sur une nuit signant paradoxalement la fin des ombres), puis suivre la danse propre des nuages (réduisant leur apparente fixité à leurs superposées errances, à la compensation perspective de leurs développements), ou celle des algues sous le retour au rivage des rouleaux. Il l’entendra en une conversation avec lui-même « dégagée de toute idée d’imposer une idée », devant une salle de restaurant encore vide, où tables et chaises dessinent déjà en creux, entre et sur elles, la convivialité qu’elles logeront. Il admirera l’auteur d’apprendre à percevoir le réel  tel que celui-ci n’est pas encore passé par lui, tel aussi que le poète ne se le sera cette fois pas, par rêveries et préjugés, pré-mâché. Il y accompagnera un animateur intérieur de prodiges :  

 « Si une frontière existe quelque part entre ce qui est ordinaire et ce qui ne l’est pas, comment savoir de quel côté on se trouve par rapport à elle ? » (p.25)

   Il le sentira buter sur les murs temporels de l’enfance, murs de la plus compacte des brumes, en revoir comme en rêve quelques souvenirs justement parce qu’à cette époque d’elle-même une vie ne pouvait que se rêver (p.33). Et snober un « irréel » un peu asphyxiant ou restrictif, au strict profit d’autres manières d’être réel ! L’eau du sens maintiendra mieux en elle l’éclat de signes de présence qui sècheraient bien vite, « ternes et terreux », si l’on en retirait les cailloux immergés :

  « De la même manière, quand la matière ne fait pas défaut, il faut que le langage roule sur les motifs pour en libérer l’aspect versatile, le charme chatoyant » (p.35)

  Et, puisque « c’était de l’accès à sa propre présence dont il était question », on laissera le lecteur témoin de cet étrange et rare effort de trouver l’escalier du dedans – celui qui hiérarchise naturellement les degrés de l’accès nouveau à soi – toujours en présence ici de filles et de femmes croisées (les hommes ne portent pas sur eux le mode d’emploi de leur être, et leur présence n’apprendra rien sur celle du monde !), comme cette « jeune fille vaporeuse, qui devait sans doute le plus clair de sa féminité à une détermination innocente, ou à quelque chose d’irréfléchi, de rêvé et de fier » (p.37), ou cette femme (« au chignon serré d’un élastique rouge », p.43) dont la « nudité » sur le sable, « dépouillée de toute substance érotique« , apparaît à l’auteur comme « le seul prolongement à la ligne invisible qui nous relie au mystère (et aussi bien à l’absence de mystère) » ! 

    Les virtuoses de la présence donnée sont rares, même chez les poètes. Jean-Pierre Otte – qu’on lira plus longuement dans « Mes anticorps » (Le Temps qu’il fait, 2023) et « L’immunité merveilleuse«  (Sans escale, 2024), ses deux remarquables récents ouvrages – est du lot, avec, je crois, deux contemporains de même force : Jacquy Gil et Joël-Claude Meffre – nous rendant sensible, dans « l’effacement de soi », cette disponibilité du monde à lui-même qui est le plus pédagogue des mystères, la plus fraternelle des énigmes. 

Cécile A. HOLDBAN &  Hervé MICOLET – Juin ivre, Juin réel – , huit monotypes de Cécile A. Holdban, Éditions La Part Commune, 60 pages, avril 2025, 13,90 €

Cécile A. HOLDBAN &  Hervé MICOLET – Juin ivre, Juin réel – , huit monotypes de Cécile A. Holdban, Éditions La Part Commune, 60 pages, avril 2025, 13,90 €


 Pourquoi deux auteurs pour célébrer Juin ? C’est que, si tout mois est astronomiquement double, Juin l’est différemment des autres. Tout mois de l’année, en effet, voit ses levers de soleil chevaucher deux constellations du zodiaque : deux-tiers de temps pour le signe qu’il termine, un tiers de celui qu’il étrenne. Mais Juin, voilà, est fait de deux tiers de printemps – son moment Gémeaux – et d’un tiers d’été – son moment Cancer : en lui se joue le sort de la plénitude (comme en décembre, seul autre mois aussi ambivalemment riche, qui, achevant le Sagittaire, voit mourir le lièvre dionysien de l’automne, et, entamant le Capricorne, voit naître la salamandre vulcanienne de l’hiver, se joue la grandeur du temps, ou l’avenir de l’adieu. C’est le jour de Perséphone, ou Coré, qui s’ouvre alors, pour une saison, la porte sombre de la terre)

                               » ô

Juin, cher souvenir, je te sais

le mois des grands jours,

véritablement le grand mois

dans la jeunesse de la terre

et du ciel, jusque quand

le soleil est au plus haut du ciel,

si du temps nous est de reste,

et que nous vivons deux fois l’an

le meilleur des jours, celui

de toi, Coré, puis celui de Juin

dans sa gloire la plus grande  » (Hervé Micolet, p.22)

 En juin, la vie (sous les Poissons, le Bélier, le Taureau) est pour l’essentiel faite, menée à bien : elle a donné ce qu’elle devait. Reste à la penser.  Et les Gémeaux sont comme l’arpège (virtuose, cérébral, un peu défensif) de la vie donnée, son exercice déjà un peu distancié, comme le Cancer qui finira Juin cherche déjà, dans sa carapace un peu rêveuse, son étrange « armure » de « trilles », à protéger la vie du trop de soleil qui s’annonce : son silence (ou son murmure doux, enveloppant, un peu indidieux) vient comme recouvrir ou emballer la parole annuelle de la vie, et l’on sent bien qu’une telle coquille du devenir a l’ambivalence de ce qui limite et heureusement circonscrit la neuve poussée des choses, mais pourrait aussi, à l’occasion, proliférer elle-même, prospérer pour son propre compte, jouer à la dotation malheureuse d’une fécondité de métastases. Juin est compliqué, Juin a la réussite subtile, et le fanion métissé, alors qu’il y a des mois simples, « carrés », à l’essor un peu bébête, comme Mai. Mai n’est que l’acmé du printemps, fait du Taureau (où la vie se plaît sans nuances à son travail, et travaille sans recul à son plaisir) et des Gémeaux (de leur début heureux, celui des prises de contact maximales et optimales de la Nature avec elle-même, qui n’aura jamais si bien entre-communiqué, où l’élan créateur qui résout constamment les tensions est la  pensée suffisante, qui ne s’examine pas encore elle-même). Juin, à l’inverse, se regarde s’accomplir, entrevoit de quel opaque et monstrueux travail de maturation de la terre sa vitalité est venue, et se demande si sa si somptueuse surface est bien méritée !   

                               « Après

que les semences furent gardées

dans l’obscurité, la Surface

un moment triomphale

jusqu’au Solstice d’été, peut-être,

est avide de s’éjouir et pure vigueur

quasi, avec d’âcres senteurs

& les premières mouches viandardes

& un duvet émis dans l’air, comme

de plumes de poules dont voici

les carcasses. Nature ne cache pas

que sa reverdie se replante

dans un cimetière plus qu’immense,

si que le fastueux printemps

est la véritable fête des Morts.

Dans le règne heureux

où les ombres reviennent,

le jour de Coré, la Fille au jour 

J, ce n’est donc qu’un interrègne

dont Juin est le prince ivre,

puis après certainement

tout décline et dépérit,

et pour une heure d’aise

voici bien des ténèbres,

le salaire de ce péché mortel,

la jouissance … » (Hervé Micolet, p.18-19)

Cécile Holdban caractérise, elle, « Juin réel » comme l’enfant pour « toujours », comme courant devenu directement vie, comme l’innocence réussie et affichant complet, ou la folle et brouillonne plénitude de se former une fois pour toutes :

« Courant brouillon, berges sans repos
lieu de tous les spectacles
silence, si l’on sait le surprendre
le fleuve est notre oreille
de la source à l’embouchure
il fleurit sans raison dans ses ronds d’eau
et fête juin réel :
l’enfant pour toujours » (Cécile Holdban, p.41)

Or, bien sûr, il n’existe pas d’enfant pour toujours, sinon illusoirement dans le rêve (où, en nous, ce qui n’a pas grandi tient seul les commandes) et marginalement dans l’art (où l’oeuvre fait grandir, mais hors d’elle et pour d’autres, les « percepts » et les « affects » – comme disait Deleuze – qui dépassent ceux qu’ils atteignent, et ne les instruisent que des forces qui leur survivront). Le prodigieux Juin, oui, mais pour quoi faire ? (« Juin appelle le miracle,/ mais de quel assemblage ? », p.44), et, quand la Nature se surpasse ainsi elle-même, s’adressant « réellement » à qui ? (« cette voix, c’est son aire, son heure,/ c’est la question du jour à la nuit/ de Socrate à la mort/ de la langue au silence,/ et je veille/ pour l’entendre encore,/ et je veux dans ses trilles ouvertes/ fabriquer mon armure« , p.44). Le formidable Juin, devine Cécile Holdban, ne s’adresse qu’à ce qu’il dépasse, et cet amour réussi que la vie terrestre y a pour elle-même ne peut ni soutenir ni consoler nos propres élans d’amour, tous par contraste hétéronomes, particuliers, irréversibles. D’où la mélancolie sans issue de cette supplique à la Plénitude, elle auto-suffisante, sise en tous les » visages », et toujours sûrement cyclique, de Juin :

« Parle-moi, cher silence,
puisque le monde parle,
parle-moi quand celui que j’aime ne répond pas,
parle-moi surtout quand je n’entends
que l’écho de la grande angoisse
et du vent des vieux siècles 
parle-moi, quand
l’oiseau de proie qui tourne sur le pré
ni même la piéride ne me prêtent visage,
parle-moi lorsque l’arbre que je nomme
ne vient plus à ma rencontre,
que les étoiles ne rient pas,
que les enfants vieillissent
parle-moi, dis-moi vite,
car près de moi enfle une pierre,
c’est la pierre des rumeurs,
et elle devient un mal
qui ne se soulève pas, et la beauté s’y brise
et nous n’y pouvons rien » (Cécile Holdban, p.50)

Il fallait bien deux poètes pour établir Juin dans son impétueuse et un peu menaçante splendeur, et deux excellents, comme il le méritait. 

Marie ALLOY, Noir au fond, Voix d’encre, 114 pages, 2025, 19€


 Marie ALLOY, Noir au fond, Voix d’encre, 114 pages, 2025, 19€


Dans la réalité du monde, il y a toujours au moins des formes, un fond et des forces. Des formes (des êtres ou des choses qui portent et protègent leurs propriétés par leurs contours), un fond (sur lequel ces formes se détachent et s’établissent), et des forces (qui font apparaître et disparaître ces formes, et dont le fond tient l’énergie qu’il donne ou puise). Alors le problème général de la réalité (et celui, donc, de la réalité dans l’art) est : qu’est-ce que les formes (peintes ou gravées) savent exposer du fond oublié ou clandestin du monde, et que peuvent-elles mettre en réserve de ses forces de passage ? Et, si l’artiste est poète (elle l’est aussi), qu’est-ce que la pensée peut alors en chanter ? Voilà ce (dense et émouvant) livre.

Dans la peinture ou la gravure, où formes et forces sont à (ou sur) deux dimensions seulement, le fond ne peut plus s’opposer à la surface, puisqu’il y est lui aussi : même les fonds d’un tiroir, d’un vase, d’une gorge, représentés sur une toile ou un papier, seront, forcément, à sa surface. Mais voilà : un fond, c’est généralement la région basse d’une chose creuse. Mais où et comment creuser un plan ? De plus, sur le plan d’un support, la base d’advenue des êtres et leur base de repli (les deux versants de tout « fond ») coincident, s’emmêlent en tout cas. Si un fond doit s’y marquer, c’est autrement qu’en trois dimensions ! Comment se cacher d’une surface, quand on est sur elle ? Comment prétendre établir autre chose que soi quand on est au même niveau ? Et où vient-on s’appuyer, sans rien derrière soi ?

La perspective en peinture arrange nos affaires, puisque elle permet de creuser en apparence la chose représentée. La profondeur ainsi abstraitement marquée  sur l’image permet au regard de croire s’y enfoncer. Mais dans la gravure, pas de loisir d’une nette perspective : pas d’objets assez bien simulés, pas de profondeur suggérable à loisir ! Mais il y a, dans l’art de la gravure, une troisième dimension en amont du geste, puisque la trace (à reproduire) vient elle-même d’une entaille, d’une incision préalable sur bois, métal ou pierre. La gravure a dû d’abord creuser dans l’épaisseur des choses pour en imprimer des images. Sous toutes les couleurs formées, un « noir au fond » veillait donc à leur source. La gravure, dit Marie Alloy, « creuse » ainsi « notre nuit profonde ». 

Tout fond est ambivalent (le même homme ayant bon fond peut toucher le fond de la misère), mais c’est qu’on ne dispose jamais d’un fond pour rien, impunément, sans conditions : il y a toujours une distance à combler, une autorisation à obtenir, une confiance à gagner, un appui dont s’assurer. S’il suffit de s’enfoncer (pour le meilleur ou pour le pire) pour gagner le fond, il faut toujours quitter sa lumière et s’assombrir pour s’enfoncer. Le fond est d’accès sombre, et, sur une toile, il faut charger de couleurs ce qu’on veut foncer : le foncé, comme gavé d’elles, ne réfléchit plus la lumière. Gardant son secret, il en devient suspect. Mais le noir du fond, s’il est respecté (si le « mineur de fond » veut bien n’en extraire, tel le graveur, que des empreintes), nous laisse en retour à nos images.

« La nuit est un étrange poème

Ne cueille rien   n’y pense pas 

mais garde pour toi ces images » (p.63)

L’atelier naturel des formes, soumis au jeu des forces, n’est libre que dans l’invention humaine. Mais aussi l’homme, pouvant seul (par raisons et buts) se représenter le fond et en changer le sens, peut démultiplier (tout autant que contrôler et réduire) la violence naturelle de la vie. Et l’oeuvre (inconnue du travail de la Nature) peut perpétuer tant le reflux des forces que leur exaspération. Ici, « même la peinture en ses eaux calmes sortira de son lit«  (p.19). Là, le maniement des couleurs fera comme un « onguent contre le chaos » (p.76). Hors de l’esprit de l’homme, le courant du monde répartit mécaniquement ce qu’il charrie : tout rentre à terme, et aveuglément, dans l’ordre. Les tiroirs du monde ont l’odeur des vieux éclats, et eux-mêmes un jour éclatent au fond de plus vastes antres. Nous, qui pensons, pouvons « puiser dans l’inaccessible » tant « nos forces de dénuement » que « nos forces de démesure » (p.39). Parfois, dès lors, la peinture n’en finit pas de « se (favorablement) surprendre » (p.46). Mais il arrive aussi ceci : « Nous voulions éclaircir, nous avons assombri » (p.40). Mais l’invention humaine est un commencement à volonté, une « enfance continuée » que nous pouvons léguer aux formes. C’est que l’art sait assez donner assez confiance à ce qui n’est pas encore pour venir prendre formes. Il rajeunit le devenir en lui  livrant des sources d’appoint. L’esprit fonde en renouvelant son art même de bâtir. Mais le fond même de l’esprit est-il si clair ? 

Car celui-ci peut aussi agenouiller son imagination même, asservir son sens même du possible, renforcer « librement » ses frontières et ne souhaiter acheter que du pouvoir. L’autorité de la sécurité fait alors de tout lieu une « enclave » (p.56), de l’Ouvert un étroit corral, de l’aventure une pirouette numérique (c’est notre désastre présent). Mais, (se) rappelle Marie Alloy, notre mère (notre amont d’existence) fut de chair, nous apprit à pleurer, discerna l’obscurité pour nous, pondit toute nue notre mémoire même, nous apprit le premier pacte, celui qu’on signe des yeux (p.80) : elle fut notre fond d’advenue, et la preuve que celui-ci est vivant. Alors, bien plutôt …

« Nouons le silence aveugle du monde

au mouchoir légué par notre mère

Que chaque souvenir en nous s’agenouille

Que chacun veille sur l’humanité » (p.56)

L’art donne à l’enfant (que nous pouvons jouer à rester en lui) toute la lucidité requise. Avec l’art, une libre « marée de méandres » nous offre sa confiance. Avec l’art, embarquements immédiats : en mots dans la voix d’autrui (poésie), en formes et couleurs à bord du regard d’autrui (peinture), en entailles et empreintes au coeur des gestes mêmes d’autrui (gravure). Les mots prononcés par les morts, les êtres de l’autre rive, vivent en nous et les poèmes en tissent la danse sur ce pont temporel. La peinture fait passer la lumière sous l’arche de ses toiles, et reforme indéfiniment, fait recouler dans nos regards, ce que quelqu’un aura, hier, vu mieux que tous. La gravure offre comme les lignes d’une main exemplaire et contagieuse à ceux qui voient monter d’elles les vraies couleurs du geste humain.

Ainsi, par l’inventive fidélité des trois arts qu’elle pratique, Marie Alloy peut apporter remèdes doux et sûrs à l’oubli, la solitude et la perdition. Pour n’être pas un jour « effacés » par la lumière, apprenons à « rester à l’intérieur » d’elle. Contre l’esseulement, veillons à créer ou contempler (pour l’accueillir) une enveloppe plus digne de confiance que la seule nôtre. Et trouvons « la couleur née pour être peinte », comme ce « miel jaune » de Van Gogh, fond qui offre aux formes qui s’y baignent la force des reflets insubmersibles.  Ainsi :

« Il n’y a pas de regard détaché

Nous faisons métier des choses muettes

Par adhésion aux solitudes

nous accueillons » (p.92) 

De son « journal en poèmes« , « de vie et d’atelier », qu’elle tient depuis de nombreuses années, Marie Alloy nous dit, dans la belle énigme d’une formule, qu' »ils sont écrits sur ce fond noir de tant de peintures qu’elles s’en remettent à la lumière« . Nos yeux tentent de l’y suivre.

Henri RODIER, Toute étourderie est un écart aussitôt détourné, illustrations de l’auteur, décembre 2024, 15€


« Le poème est un voyage aux sources de l’imagination. Une manière de prendre les mots de court, d’en revenir aux choses tues. À celles qui ont manqué l’étendue, se retrouvent au commencement. Prenant acte d’une absence de durée dans le fait que les choses durent, il réduit les phrases qui traînent en longueur à l’expression de leur défaillance. Il les amenuise afin d’en dégager les trous de souris, les surcroîts de chaleur que signale une ornière, les brèches, les trouées de vapeur. C’est un court-circuit des lignes qui ont réussi. Un raccourci pour fausser compagnie aux usages, secouer les formes jusqu’à la nuit noire de leur première cristallisation. Une manière de tendre une corde afin de tirer jusqu’au petit jour les délaissés d’une promenade, les orphelins privés de tartine, les étourdis qui ont oublié le jour du départ« .    

J’ai lu et relu, bien sûr, avec perplexité, le titre étonnant de ce recueil : Toute étourderie est un écart aussitôt détourné. Je comprends bien cet « écart » : oui, l’étourderie s’est écartée d’une juste attention, comme un étourdissement s’écarte d’un état normal d’équilibre ou de sérénité, ou comme « étourdir » quelqu’un de bruits ou de sollicitations bouscule sa tranquillité ou harcèle sa disponibilité. Mais c’est le « détournement » de cet écart même qui reste mystérieux : est-ce l’étourdi qui comble lui-même l’incident, ou se fait-il reprendre du-dehors, ou bien encore est-ce la poésie qui vient en détournement sublimatoire transfigurer le trouble ainsi créé ? On ne sait pas. Mais comme ce petit livre de proses poétiques (auto-édité, et non-paginé !) est, malgré ses constantes énigmes, à la fois très maîtrisé et enchanteur (les illustrations de l’auteur contribuant à son austère grâce) -, quelques mots sur l’intention générale, peut-être, pour en proposer surtout quelques extraits.    

 Bien des choses restent foncièrement inavouables chez l’animal pensant qu’est l’être humain. Nos (éventuels) fantasmes pervers, bouffées délirantes, troubles de l’identité … on les garde volontiers pour soi, parce que (alors même que tous ces incidents intérieurs sont inconnus des bêtes), on craint, paradoxalement, de devoir, en les mentionnant, révéler une part bestiale, cinglée, en tout cas rebelle à l’auto-domestication, de nous-même. C’est que l’esprit humain est, pour lui-même, chose difficile à vivre : par principe, l’arbitraire ronge sa liberté; la culpabilité blesse sa conscience; et l’automatisme même (en tout cas l’impersonnalité) cerne sa rationalité. L’esprit, qui ne sait trop quoi faire de son infinité, à la fois jubile et se navre de sa propre complexité. Pour reprendre l’indication du titre, oui, la distraction menace l’étourdi, comme une addictive concentration, au rebours, affole celui qui s’étourdit. Et l’on étourdit quelqu’un de paroles autant pour l’endormir (l’hypnotiser) que pour l’égarer (et comme assommer son orientation spontanée). Si les animaux éprouvent, comme nous, (probablement) vertige, choc, ivresse, ils ignorent en tout cas notre vertige devant le néant, le choc de nos idées et hypothèses, l’ivresse de nos idéaux et illusions. Les honteuses ou fanfaronnes griseries de notre « vie intérieure » leur sont fardeau inconnu, inimaginable théâtre. Ils n’ont pas la moindre idée de la voracité même de nos idées, ni de la stupeur que nous éprouvons au contact de l’absolu, l’éternel, l’infini etc. qui hantent jusqu’à nos pires cauchemars et nos plus grotesques erreurs. L’équilibre mental d’un être parlant (et se parlant) est effroyablement délicat, ne serait-ce que parce que se payer de mots est au moins aussi dangereux que prétendre s’en passer tout à fait. C’est pourquoi peut-être la poésie ne peut remédier à l’étourdissement de la parole qu’en s’avouant elle-même parole tendant au moins autant de pièges qu’elle en prétend contourner ou dissiper. Par exemple :

  « La langue me fait défaut. J’ai un défaut de langue. Peut-être que l’invention de l’écriture a été faite pour les enfants qui n’arrivent pas à parler. Pour qu’ils n’oublient pas, se rappellent l’odeur que prennent dans l’herbe les manques et les craquements. Parfois j’écoute des conversations. Les réponses fusent. Elles font mouche. On dirait un assaut de fleuret. Moi, je n’ai aucun sens de la répartie …« 

Oui, le prosaïque « défaut de langue » aura peut-être ciselé, par contraste, la qualité de chant du poète, mais celui-ci ne semble guère croire au prodige de sa résilience :

  « Je fus ce garçon pauvre en vocabulaire qui apprit à parler en commettant des fautes de goût. Solaire en ce sens qu’il vécut torse nu. Entra à onze ans pensionnaire au lycée Joffre à Montpellier. Il y étudia, sans trop comprendre, les mathématiques et l’anglais qu’il ne sut jamais prononcer. Je fus cet enfant, aussi mal dégrossi qu’un lapin de garenne, n’ayant jamais quitté de près ni de loin son terrier, qui courait la garrigue à la poursuite des cailloux. Il lut son premier livre en classe de seconde, perdit l’odorat presque instantanément. Il avait un défaut de langue qui l’empêchait de prononcer les ch – comme dans un chasseur qui chassait fit sécher ses chaussettes sur une souche sèche – et faisait rire les autres lycéens, ses amis« 

On cache à l’enfant pourquoi il grandit : la croissance est en effet là pour rendre apte à se reproduire. C’est la maturité sexuelle, et bien sûr pas la socio-culturelle, qui est d’abord ce à quoi en vient l’âge qui passe. Et aucun enfant ne trouverait horizon inspiré en ceux qu’il aura : devenir un « grand » comme les autres n’est la clé d’aucun paradis. L’enfant se gorge, non d’avenir, mais de présence – et c’est le malentendu fondateur : « étourdir », en effet, vient d’exturdire – ex-turdus : la grive (turdus) sort de (ex) son état normal en se gavant de raisin, agit follement dans son ivre replétion -, et la griserie enfantine est, au contraire de la grisaille adulte (mécontente, elle, de devenir le jouet du monde), heureux ébahissement d’être soi-même partie prenante du jeu du monde. L’ivresse d’une harmonieuse et disponible immensité est la santé même d’enfance : se sentant soi-même pièce du miracle, on n’y « touche » pas !

« Des nuits entières sur le toit de la source de Font Mosson. L’eau du bassin coule dans un fossé rempli de têtards. Entre le chemin et les vignes une dalle permet aux chevaux de traverser. Entourant la source, un pré bordé de trois grands chênes verts. Des patriarches humant le thym ou attendant, esprits solitaires, qu’une bande d’adolescents vienne égayer leur ombre, puiser dans les branchages la force d’un futur incertain. Un muret entrelace les troncs. Il est écroulé par endroits. Cette altération est à l’origine de l’idée que je me fais des lieux voués à disparaître. La végétation repousse entre les pierres. Elle soulève sans prévenir des ruines dont rien ne prouve qu’il y eut juste là des limites, quelque chose comme l’intention de créer un enclos. Le toit en pente de la source me sert d’appui-tête. La nuit envahit les alentours. Elle me serre dans sa pénombre, accepte de me fondre sous réserve que je ne touche à rien« .  

Et puis, bien sûr, le plus hardi, le plus jubilatoire, le plus délicat : les amours enfantines, qui ignorent de quel sexe elles seront :

  « Ma teinturière dit : fais-moi du rouge sur le téton de mes seins, et moi je la peinture. Elle dit : fais-moi des coquelicots sur les cils, des violettes dans les cheveux, fais-moi belle comme une mygale, je ne te piquerai pas avant que tu sois endormi. Et moi je la clignote afin que chaque fois que je la regarde ce soit son ombre qui la multiplie. Elle dit de me taire, qu’elle soit sans mots superflus. Je m’accroche au ballon de ses yeux. Elle dit qu’en versant de l’eau sur les lèvres je pourrai boire à toutes les rivières qui partant de son cou rejoignent la broussaille de son troupeau. Je bois le lait de ses tresses. » 

Car ce qu’il faudrait, c’est qu’une déclaration d’amour au monde puisse avoir un jour la simple et franche intensité d’une déclaration d’admiration d’un enfant à ce qui le troublera toujours – oui, celle de deux « coeurs volés » s’étourdissant l’un l’autre :

« Je vous prête mon corps, mon âme n’est pas prête. Veuillez je vous prie l’accepter tel qu’il vient vers vous. Ne le rejetez pas. L’enfance est en lui sous l’intrigue. Ne le maltraitez pas. Il pourrait regretter de s’agenouiller devant vous. Son voeu serait que vous vous présentiez vêtue d’une simple étoffe. Veuillez je vous prie l’accepter par la grâce qui vous a été donnée d’avoir un jour reçu la vie … » 

Partout, dans cette fidèle et implorante poésie, le silence, comme « organe oublié » se rappelle à la parole adulte  – et plaint d’autant le silence, lui traqué et sans remèdes, des bêtes :

 « Mais à quoi un poème peut-il bien servir si les animaux continuent de souffrir ? Animaux de bouche, animaux de compagnie, animaux domestiques, apprivoisés, captifs. Cobayes de laboratoire. Moineaux de la République populaire de Chine exterminés sur ordre de Mao. Poulets en batterie. Près de Rosière en Haute-Loire, des corvidés se cognent contre les barreaux. Léon Trotski préconisait des usines à vaches.  À quoi un poème peut-il servir si les animaux continuent de souffrir ? » 

 Avec cette demande : comprenons ce qui nous étourdit, usons-en mieux. L’acuité des yeux du langage est indéfiniment modulable, entre nos mains : « L’indistinct me bouleverse. Le flou me réserve des surprises auxquelles aucune forme ne m’aurait permis d’accéder (…) L’eau qui coule est la pierre percée d’un secret« . 

Je ne sais, enfin, ce qu’il en est ici du Dieu chrétien, qui a étourdi (mais guidé) l’enfance de l’auteur. Mais voici une Trinité bien humaine, celle de l’amour réel, pas du tout suicidaire, mais moins encore immortelle :

 « Saint-Clair, Saint-Loup, Saint-Guiral, trois chevaliers amoureux de la même Dame s’étaient résolus à partir à la guerre en espérant qu’un seul d’entre eux en reviendrait. Ils revinrent tous les trois et se firent ermites. Chaque année, à la date de son anniversaire, ils allumaient un feu afin de savoir lequel était encore en vie. Saint-Clair, Saint-Loup, Saint-Guiral. Au fil des ans, les feux s’éteignirent un à un jusqu’au jour où il n’en resta plus un seul. Il ne resta que l’histoire des trois chevaliers qui sur le mont Saint-Clair, le pic Saint-Loup, le mont Saint-Guiral, aimèrent la même femme et moururent, chacun son tour, dans l’ermitage où ils avaient choisi de vivre, pour que vive à jamais leur amour »  

Jacques GUIGOU, Monostiches, l’impliqué, décembre 2024, 28 pages, 20€

Une chronique de Marc Wetzel


  « Iode est là et mémoire monte (…)
Astres sur littoral les rochers de la jetée
taisent leur finitude » (p.10 et 12)

Trois de ces « monostiches » (de courtes formules, semblant se découper d’elles-mêmes, des vers qui s’isolent à leur tour comme des véhicules de mots qui viennent se ranger ou se garer là où la pensée le leur indique, alors qu’elle-même continue sa route) sur la grosse soixantaine du recueil, se ressemblent assez pour qu’un petit commentaire veuille les rassembler :

« Soudain sur le quai

le coup de patte de ce qui n’apparaît pas » (p.3)

On est sur un quai pour attendre, ou observer, un départ ou une arrivée; d’un autre ou de soi. Quand on voit apparaître le moyen de transport, ou son voyageur, le quai comme tel disparaît. On ne l’aménage que pour accéder au transitoire, et passer à autre chose. L’accostage, l’embarquement, l’adieu faits, le quai se quitte, s’efface, s’oublie (jusqu’au prochain rendez-vous). Mais l’inapparent aussi, suggère Jacques Guigou, a son quai – et son défaut de présence, lui, déménage ! La déception a une rude manière d’arriver, qui renverse ses aveugles.

« Le devin du rivage s’avance vers ce qui

n’a pas été dit » (p.8)

Un devin « avance » ce qu’il devine. Il propose l’avenir qu’il sait, lui. D’où parle-t-il ? Du « rivage » d’un présent, toujours, qu’il partage, de moment en moment, avec les non-devins (les rivés au temps, les aveugles à ce qui se forme). Les non-devins, eux, sont sérieux, ternes, prudents : ils avancent vers ce qui a été dit ! Ils témoignent du formulable, ils attestent de l’exprimé, ils commentent la simple affaire (en cours) de vivre. Le devin, au contraire, c’est un peu le locuteur invisible qui double (on ne sait trop quand ni à quels rangs) la cohorte des bavards. Les bavards, qui n’en ont rien su, comprennent qu’on les aura insensiblement bougés de place : un vent blanc aura sans doute slalomé entre leurs dégaines – et, le devin ayant changé l’issue, personne ne saura plus qui gagne !

« Sur ce rivage un jour viendra porteur de

ce qui n’a jamais commencé » (p.11)  

La part de ce qui n’a jamais commencé dans ce qui est là est difficilement déterminable, est trompeuse. Si chacun sent bien que sa crampe, sa quinte de toux, sa fièvre ou l’averse du soir ont (il y a peu) « commencé », pour son propre corps ou pour l’atmosphère dehors, c’est moins patent : qu‘on se soit un jour devenu apparaît peu. Et si la marée, le brûlis, l’éclipse se savent datés, la mer, la forêt et la Voie Lactée font moins facilement leur âge exact. Il y a très peu de candidats naturels à l’éternité : l’énergie, la lumière seule peut-être (le pouvoir de faire jour). Mais ce qui donne le jour à l’éternel même (qui n’a rien de forcément sacré, qui est le simple perpétuel tissu de la présence, la litanie d’être), cela, seule une rare vaillance poétique sait en épier le signal. Pour décharger l’éternel, peu de dockers partants, disponibles! 

On a, comme on voit, retenu ces trois monostiches (un peu commentés) pour la commune « négation » qu’ils contiennent (qu’ils arborent, qu’ils assument) : « ce qui n’apparaît pas« , « ce qui n’a pas été dit« , « ce qui n’a jamais commencé » – et la question est : pourquoi convoquer ainsi ces états privatifs, ces sortes d’absences militantes ? Pourquoi une telle attention, chez notre poète, à ce qui manque de présence, de sens ou d’origine ?  Quelques pistes :

D’abord on est un vieil homme (l’auteur est né en 1941), on sait qu’on a longtemps vécu, et on le sent moins à la fatigue ou à l’oubli qu’au rapprochement accéléré de tous nos moments de vie entre eux. Notre vie, de mieux en mieux saisissable comme ce que nous aurons bientôt été, confond, devant la fin qui vient, les présents (notables) qui l’ont constituée. Toutes les périodes de ce qui a été se mêlant, s’indistinguant peu à peu, nous hante d’autant, par contraste, ce qui n’a pas été. Comme dans une fête, une réunion de famille : plus tout le monde est là, plus les absents se voient. Ce qu’une existence ne fut pas éclate au moment de n’être bientôt plus. Adossé à l’immense caravane des événements d’une vie, ce qui n’a pas été, qui en ferme la marche, prend toute la place. « Avec le temps tous ses présents se rapprochaient » (p.25), et, isolé, comme seul survivant de l’élan épuisé de vie, « le désêtre a passé son trench-coat » (p.15) 

Ensuite, on a, depuis presque toujours, parlé et pensé. L’homme est un être qui peut et veut savoir ce qui le conditionne, et qui conditionne à ce savoir ce qu’il fait de lui-même. Il se parle pour pouvoir agir sur sa pensée, et parle aux autres pour changer la leur. Ses buts – qui par principe ne sont pas encore – agissent en lui, et, parce qu’il parle et pense, il est le seul animal à agir sur ses buts, et à pouvoir changer ainsi ce qui n’est pas encore. Accédant aux conditions de ce qui est présent, l’homme est l’être hanté par ce qui ne l’est pas. Il a ainsi prise sur ce qui n’est pas – et en tout cas, par l’imagination, sur ce qui n’apparaît pas; par l’invention verbale, sur ce qui n’est pas dit; par la mémoire il remonte en amont de tout ce qui a déjà commencé. « J’oriente le temps vers une durée sans prélèvement » (p.15) : la formule est très énigmatique, mais l’énigme, justement, est, par cela même, formulable. Et un poète est quelqu’un qui devine, dans la présence même des choses (ici, celle de la mer), ce qui est plus vieux que son esprit même : il chante, non l’âge de son esprit, mais ce qui devait ne pas avoir commencé pour le permettre. C’est dit ici comme un oracle sobre, familier, comme le constat content qu’on aura été pensant de justesse, et qu’on rend volontiers son tablier de mots (puisqu’on l’avait emprunté à l’intendance intemporelle) : « La mer annonce maintenant cette agonie du temps qui précède le poème » (p.13)

Enfin, le réalisme foncier de l’auteur (il croit absolument que les choses sont là par et pour elles-mêmes, qu’on y chante ou les arpente ou pas) est chez lui un souci de justice (et un pari de réparation !). Les idéalistes s’imaginent que leur moi est hors des choses et ne leur doit rien. Jacques Guigou sent, à l’inverse, que les choses sont, toujours déjà, à leur insu, leurs propres sujets mutuels : oui, les éléments (« les entrées maritimes », « les rochers de la jetée », « les vols des étourneaux », « les vents de mars », »le sec et le salé s’obstinant sur le sol », « les platanes de la place », « les graves chorégraphies des crabes », « le jazz de la vague qui déroule son phrasé » …) ont affaire les uns aux autres, et les êtres qui sont faits d’eux ont pour tâche de s’en arranger, pour défi de « faire l’affaire », pour mérite de développer ce à quoi ils se doivent, et de se vouloir bien relais de ce qu’ils ignorent à jamais. Les choses ignorent être au service du monde, et constituent ce qui pourtant ne leur apparaît pas, ne leur est pas dit, est au-delà, toujours, de ce qui les fit commencer. Le poète fait parler les choses pour penser ce qui n’a pas besoin de leur apparaître, de leur être dit, de dépendre d’elles … pour exister, pour être puissance de présence, pour suivre de loin, comme une voiture-balai infinie, tout ce qui, hôte d’univers, dispose du peu de soi-même.

Cette insistance éternelle (qui fait de tout existant, avant tout, le simple effort de s’obtenir suivi de la grâce de s’effacer) exclusivement et magnifiquement chantée par ce poète est, bien sûr, sans Ciel vivant, sans voeu de vaine survie, sans désir de résurrection (une vie de l’au-delà serait plutôt saisie, comme en Extrême-Orient, comme une insupportable punition. D’une fâcheuse réincarnation, à contre-nirvana, « qui dira le regard de l’évadé repris » …, p.15 ?), mais l’espérance poétique (nette, claire, partageable) est là, comme une attention de la parole à ce qu’elle ouvre, permet et sauve. « Nos pas à jeun d’une espérance » (p.21) trouvent de quoi formuler leur nourriture et nourrir l’enfance perpétuelle du Tout :

« Espère l’arrivée du mot

qui contient tout » (p.22)

« Prends ce qu’il te faut d’espoir

aux lèvres avides du nourrisson » (p.16) 

Et, ainsi :

« Aime ce littoral vierge de sacrifice » (p.27)

© Marc Wetzel

Jacques Guigou