JEAN HUGO (1894-1984), une triple exposition d’été – Sète (Musée Paul Valéry), Montpellier (Musée Fabre), Lunel (Musée Médard)


                       

Il y aurait amplement de quoi s’asseoir, s’arrêter, s’appuyer, dans cette oeuvre lente et sobre, et pourtant on s’agite et s’inquiète devant elle, on n’y trouve pas la paix promise, pas du tout. Dans ce qui est montré là, pourtant : aucune souffrance, aucune urgence, et même : aucune imminence de quoi que ce soit de dérangeant ni de crucial – mais on reste comme méfiant, incrédule, aux aguets. On ne croit pas qu’un monde puisse se passer tout bonnement comme ça. Quelqu’un s’y moque peut-être de notre naïf appétit de contemplation; on attend le truqueur qui en déniaise, le virtuose qui avoue s’être joué de nous. C’est que les « personnages » sont rares, statiques, ayant très peu d’usage du monde alentour comme d’eux-mêmes. Ici trois frères (à Saint-Jean de Bruel) ne nous semblent d’accord sur tout que parce qu’ils ne se parlent de rien : un mutisme de fond fait tout leur consensus. Là, une « femme en bleu » de la garrigue ne sait plus quoi s’inspirer à elle-même, comme une Muse sénile. Et partout, boulistes comme bergers, tous ces gens donnent l’impression que – transplantés devant nous sur la Lune ou sur Mars ! – ils continueraient leur existence anodine, toujours jouant à ce cache-cache à leur façon : Révélation en panne et cale sèches !

                            

Les éléments réels, isolés, livrés à eux-mêmes, de la Nature ne rassurent pas non plus. Un « chêne abattu » (qui paraît effrayer une jeune promeneuse à robe bleue) a une assise effrayante, malhabile … de clown mutilé, retombant sur ses moignons de branches. La femme qui arrive là n’en croit pas sa canne : elle tâte et tatonne, anxieuse et désoeuvrée (la paix de la situation ne lui sert de rien). Aucune sérénité dans son asthénie; aucune lucidité dans sa prudence. Elle a à peine part à ses propres affects, pas plus que ça n’intéresse une maison d’être ou non occupée. Tout ceci montre que cet homme, peintre admirablement doué, n’a jamais été inquiet pour ses dons, mais l’a toujours été en chrétien, pour l’homme qui méritait d’en user, et pour la créature restée sous le créateur.

                           

C’est que Jean Hugo s’est « converti ». Il est devenu catholique par un Maritain actif et impérieux (comme ceux qui ont un thomisme d’avance sur la brebis à ramener); mais on est chrétien par et pour la Révélation, alors que, à moins d’être peintre strictement religieux (Rouault), tout peintre est d’abord l’ami des choses, et le témoin de la Création, pas du tout secrétaire (et a fortiori vecteur) de Révélation, et de son exigence d’une « majorité parlante de l’âme » (Rosenzweig, L’Étoile de la Rédemption, p. 281). Rosenzweig montre très bien, d’ailleurs que

  • 1) sans les artistes, il manquerait à l’Humanité la langue d’avant la Révélation, parce qu’eux seuls révèlent la Création à elle-même, et cela seulement 
  • 2) les artistes sont des « monstres », assaillis par et dans l’infinité des formes du monde, et jamais de charitables sages : ils sont sacrifiés pour l’humanisation des autres hommes, non pas du tout tenus eux-mêmes par et à leur propre humanité 
  • 3) au Jugement, un Dieu ne sanctionnera (mal ou favorablement) que leurs idées et leurs actes, pas du tout les oeuvres d’art qui, elles, resteront ici-bas, sur la Terre de l’Histoire, et ne suivront pas du tout leur âme artiste devant Dieu !

Jean Hugo paraît confirmer tous ces points. Et quand Jacques Maritain louait, à juste titre, « l’humilité » de l’artiste Jean Hugo, il croit, à tort, y lire une modestie spirituelle du peintre. Mais pas du tout : la raison de cette humilité, c’est que (lit-on encore chez Rosenzweig) une oeuvre n’a rien à dire à son auteur, elle n’est là que pour parler au spectateur et régénérer les autres âmes. Un artiste n’a que l’âme qu’il donne au public, et il n’est « humble » que parce que son travail de rédemption est strictement pédagogique !

                            

Jean Hugo est d’ailleurs, originalement, venu à la peinture par la décoration. Ce qui signifie qu’il a d’abord agrémenté des formes qu’il ne créait pas, et qu’il était habitué à délimiter une aire de jeu pour des activités non-picturales (théâtrale ou cinématographique). Il n’a, donc, jamais eu, comme  peintre, la prétention de créer des formes, mais toujours le souci d’embellir ce qu’il montrait. Ce peintre est énigmatique, mais sage; il est la modération même. C’est qu’aucun décorateur ne peut être un provocateur : en mettant ironiquement en valeur l’envers du décor, en explicitant agressivement chassis, échafaudages et cordages derrière les tentures et planches – c’est-à-dire en ne cachant plus les coulisses mêmes du décor – on le (et se !) détruirait. Hugo fut peintre d’apparence bien raisonnable toute sa carrière parce que, resté décorateur dans l’âme, l’exigence d’un arrière-plan crédible, la religion d’une convenable toile de fond des présences, ont structuré  – puisque précédé et conditionné – sa vocation même. Ce peintre ne flatte donc pas notre goût (du pacifique et du joli) par servilité démagogique, mais par souci foncier, comme tout décorateur, de faire toujours l’appoint d’une suffisante présence – d’orner spontanément  ce qu’il restitue.  

                        

En liant les deux aspects précédents, on parvient à une un peu étrange question : comment un décorateur-né peut-il devenir sincèrement chrétien ? Et une autre : comment ne pas comprendre que le Dieu Créateur fut lui-même d’abord décorateur obligé, puisqu’avant sa Révélation (par Moïse, Jésus ou Mohamed, d’ailleurs – qui tous ont transmis aux hommes la clé de leur avancement méritoire), ce Dieu créateur n’établissait que ce que la Nature devait faire d’elle-même, comme décor inconscient continué, et non pas du tout ce que des âmes parlantes et méditantes (ayant la liberté d’un Verbe, et le sens ou souci de l’Infini) pouvaient en aménager, exploiter et sauvegarder ? Jean Hugo, analogiquement, n’est qu’un créateur : il montre ce que sont des créatures, mais ne se mêle pas de leurs préférences de sorts : il ne dit jamais ce qu’elles doivent faire d’elles-mêmes. C’est l’exact contraire d’un art militant, d’une oeuvre « engagée » par et pour une conduite déterminée et comptable d’elle-même. Tout ce que ce peintre donne à voir, c’est comment un monde imaginaire s’organise lui-même. Comme monde, il a ses équilibres (il sait d’ici redonner autrement là, puis à nouveau …), et son unité (le style montre pourquoi ce qui se ressemble s’assemble). Hugo s’en tient là : les mondes qu’il nous montre ne sont pas du tout là pour nous dire quoi faire d’eux, mais seulement pour nous faire identifier en nous ce monde qui est là, et qui fait comme il peut. Ces tableaux semblent dire à qui les contemple : « Et toi, quel monde es-tu ? ». Il faut s’en satisfaire, même si le danger est le repli dans le pur et simple armistice onirique, et si cette pudeur de principe lui interdit de nous poser la moindre question socio-politique, à savoir : « Que faisons-nous réellement les uns des autres » ? 

Or civiliser la vie par le travail (et les échanges réglés) serait relativement aisé si les hommes n’étaient ensemble que pour ça, et, le reste du temps (pour les honneurs, la rivalité, les mérites et les amours) restaient sagement chacun dans son coin – sauf le temps de brèves gifles, promesses ou étreintes. Ce n’est bien sûr jamais le cas, sauf dans les tableaux de Jean Hugo, où chacun, même une pelle, une truelle ou une cisaille à la main, semble savoir rester seul. Ainsi les conflits s’éteignent, faute de vis-à-vis, et les tromperies s’éloignent, faute de rencontres. Mais il y a ce prix à payer, simple et lourd, étalé sur ces toiles : la fantômatisation sociale, le silence des choses adopté entre les gens, une sorte de cour de récréation – belle, mais lente, sourde et rose – pour éclopés communicationnels. Passéiste diversion de tout « réalisme magique » ?

                                    

Réalisme magique ? Réalisme, certainement. « Seule la réalité, même bien recouverte » lui disait Cocteau, « possède la vertu d’émouvoir« . C’est que seul le réel, ayant à se produire lui-même pour exister (au contraire de l’irréel, qui n’est que reflets et échos de ce qu’il n’a pas eu lui-même à mettre en oeuvre), se fait obstacle à lui-même, et donc aussi, parfois, se dépêtre de lui-même. Or toute la vie affective est là, dans ces registres d’embarrassement et de facilitation de soi, que l’irréel ignore. De plus, même s’il existe du réel à usage unique (un événement pur, un fait inédit et irrépétable), il n’y a pas de réel à usager unique (comme disait Lavelle, la réalité est la manifestabilité partageable de ce qui est; elle ne concerne ni la source invisible, ni l’acte indivisible de la présence). Et le monde pictural de Jean Hugo, malgré la rareté des personnages, et le silence des choses, est bien la réalité, la présence toujours déjà possible pour plusieurs ou rien. Monde immobile, mais qui se veut et s’avoue l’instantané d’un travail en cours, constant, indéfiniment fluctuant, de la Nature. Car son monde est moins réalisme magique que naturalisme occulte ou « innocent » (Pierre Wat, dans le Catalogue). Il y a, malgré l’assourdissement, le hiératisme, le calme arcadien, une puissance de tirer d’elle-même les choses qui la propagent, la prolongent et la relancent – qui est la Nature même. Par elle, toujours, le Tout de l’être trouve en toutes choses le pouvoir même de le continuer. Au contraire de l’esprit, la Nature ne peut jamais déclarer forfait, même si elle y aspirait. Elle ne meurt partout que pour muter toujours. Cette prosaïque et inlassable virtuosité, qui est cet ensemble des moyens de se ré-obtenir d’elle-même que constitue la Nature, n’étonne pas notre peintre (qui sent sa propre puissance imaginative n’en être que l’annexe), mais le mène, au contraire, à se méfier de sa prétendue « magie » personnelle. Si Jean Hugo a rompu avec le surréalisme, ce n’est pas seulement parce que  Valentine (sa célèbre première épouse) l’a trahi pour Breton et Eluard, c’est surtout parce qu’il a toujours su ce que sa virtuosité symbolique devait à la naturelle. Ce peintre s’est tôt dégrisé, désillusionné, des prétendues compétences magiques de son art. Il savait bien que toute toile, bidimensionnelle, verticale et muette, rassure et ment, puisque le réel n’est, lui, jamais plat (sauf dans le miroitement de ses coupes), ne se contourne pas, ne vaut pas comme décor-plan. La profondeur du réel n’est jamais le simple étagement perspectif d’une peinture, la profondeur seulement longitudinale des plans représentés; et puis le réel est son propre tout-venant, alors que l’art sélectionne la présence intéressante, feint de découvrir pour et devant nous ce qu’il aura d’abord trié et construit. Jean Hugo ne joue jamais au thaumaturge inspiré : se vanter de succès surnaturels de présence, voilà ce qu’il fut (et resta) trop bien élevé pour seulement y songer.

                                

Pour le dire familièrement (et de manière un peu snob…), Jean Hugo, c’est Chirico qui se serait utilement (et à temps !) fait engueuler par Morandi; Quelque chose comme : « Redresse-toi !’, « Tiens-t’en à la façon dont les choses s’arrangent d’elles-mêmes ! », « Laisse la nature se dessiner ! », « Tu n’es pas là pour nous montrer ce qu’est peindre, mais pour nous présenter, par leurs familles natives et propres, les êtres que tu fais voir ! », et « N’invoque que ce que tu connais ! ». Voilà, en quelque sorte ses salubres (et suivies) consignes. 

Pour saluer le peintre Vincent Bioulès, qui fut son camarade de travail et confident, deux citations de lui, l’une portant sur ce que fait Jean Hugo, l’autre sur celui qu’il lui a semblé être.

  « C’est dans la certitude intellectuelle donnée par le dessin que le peintre puise l’audace de colorer » (cité par S.Tarroux, p. 224 du Catalogue de l’expo)

  « Ce qu’il y a de merveilleux en lui (J.H.), c’est qu’on peut aimer profondément  quelqu’un qui ne nous ressemble pas. Pascal a tort de dire – Dieu sait pourtant s’il est intelligent et s’il le dit dans une langue absolument éclatante – il dit : »Finalement, lorsque nous aimons les gens, nous les aimons à cause de leurs qualités ». Je crois que ce n’est pas vrai : on aime les gens parce qu’ils sont tels quels » (id., Entretien de V.B. avec Florian Michel, p.116)    

                                 




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