Chronique de Sophie Mamouni
Sacrifice /Joyce Carol Oates/ Editions Philippe Rey -357p- 22€
Dans ce roman universel et brûlant d’actualité, Joyce Carol Oates plonge au cœur des relations conflictuelles entre Blancs et Noirs américains. Cet écrivain, de race blanche, relate sans artifice mais avec lucidité tous les non-dits, l’hypocrisie et la haine qui se font jour lorsque la communauté noire des Etats-Unis est atteinte dans sa chair et sa dignité.
La romancière avait déjà abordé ce thème dans ‘Eux’. Le destin de Maureen Wendall relevait de l’impensable dans cette ville de Détroit en proie aux émeutes raciales durant l’été 1967. Vingt ans plus tard, la situation a-t-elle réellement changée ?
Avec ‘Sacrifice’ Joyce Carol Oates dresse le tableau d’un quartier noir de Pascayne dans le New-Jersey en 1987. Une adolescente, Sybilla, disparait durant trois jours. Retrouvée ligotée, barbouillée d’injures racistes dans le sous-sol d’une usine désaffectée, elle accuse les « flics blancs » de l’avoir battue et violée.
A partir de cette découverte le lecteur n’a plus aucune minute de répit. L’univers du roman est sombre, violent, décapant, décalé, parfois cynique. La peur de l’autre se cache dans l’indifférence des habitants au malheur de leurs semblables. Au départ, Sybilla et sa mère protectrice veulent lutter seules pour rester debout et ne plus être souillées par le regard critique de leurs concitoyens. Vont-elles persister à accuser les blancs ou tenter d’oublier les horreurs subies ? Sachant que l’on n’oublie jamais mais que l’on essaye de vivre avec. Malgré elles, pour leur venir en aide, une policière d’origine Porto-Ricaine tentera en vain de se faire accepter par la victime. La mère refuse sa confiance à une femme pas vraiment noire. Les « Porto », comme surnommés aux Etats-Unis, c’est encore un autre monde. Alors, un pasteur noir et son frère avocat vont s’immiscer sournoisement dans la famille. A qui profite cette défense ? La victime ou le prédicateur qui se prend pour Martin Luther-King. Les médias entrent, à ce moment-là, en scène. Qui manipule qui , dans ce fait divers offert en pâture à la presse et à la télévision ?
Joyce Carol Oates démonte tous les rouages d’une société américaine repliée sur ses vieux démons. Les scènes d’arrestation d’hommes noirs par des policiers blancs sont d’un réalisme saisissant. L’auteur adapte aussi son style au langage de de la mère et de la fille comme s’il s’agissait de nos voisins. A la fin du récit, la romancière convoque l’Islam dans la vie de Sybilla. Fiction ou réalité ? Troublant. Dérangeant notre société bien-pensante, ce roman nous laisse un goût amer.
«L’auteur ne se soucie pas de ce qu’il en restera car elle a toujours pris fait et cause pour les opprimés. Joyce Carol Oates les défend avec passion et sincérité. Ici, la réflexion sur la violence raciale amène le lecteur plus loin qu’il ne le pensait quand il découvre la première phrase du livre où la mère dit : « Zavez vu ma fille ? Mon bébé ? Tenu en haleine tout au long de l’histoire, il faut attendre la fin du récit pour peut-être remettre nos doutes en question avec cette effroyable injonction : « Tireur à terre ! Achevez-le. »
JC Oates a une écriture puissante, malgré ou à cause de la traduction. Elle est encore plus percutante dans ses recueils de nouvelles. Voilà ce qu’on aimerait que l’édition industrielle – Gallimard, Grasset, Actes Sud, Le Seuil et autres – promeuvent en France, les écrivains avec un style et non pas l’eau de rose, les universitaires avec brevet d’écriture patiemment étudiée rue d’Ulm. Sinon cette littérature de basse intensité, oeucuménique tuera la force, l’originalité, la capacité à nous atteindre à l’intérieur que possède la littérature, pour le profit de la canaille marchande. Un enjeu de la création et de société que doivent relayer les revues, en faisant la part belle aux créateurs et pas aux « grands » éditeurs ou aux charts.
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Merci pour votre lecture et vos réactions. Je pense que la revue Traversées se met résolument du côté des créateurs. Nos chroniqueurs sont libres mais aussi responsables de leurs choix de lectures, d’écritures. Tous sont bénévoles, passionnés par ce qu’ils font, parfois depuis plus de vingt ans. Je peux affirmer que les principaux acteurs de la revue ont toujours soutenu les auteurs qu’ils soient connus ou moins bien connus, qu’ils soient jeunes ou plus âgés. La rédaction a souvent parié sur de jeunes plumes et continue dans cette voie-là avec les risques que cela comporte. Comme ceux par exemple de rester confidentiel, de toucher un public plus restreint et sans doute mieux averti.
Il est certain que les motivations des grandes maisons d’éditions et par conséquent leurs politiques éditoriales ne se justifient pas de la même manière car elles ont des impératifs commerciaux de rentabilité.
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Ne connaissant pas toute votre production, je prends acte de cet attachement aux valeurs que je partage et la considération des bénévoles pour toute la littérature, au-delà de la littérature la plus diffusée.
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Ceci passe par la critique, la mise en avant de ce qui se fait dans le vivier de la petite et moyenne édition indépendante du secteur cornaqué par l’appétit de profit. Et demande du courage, des valeurs, une idée de l’intérêt général tel qu’il peut s’incarner dans la Culture, dans la francophonie.
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