Valentine Goby

Banquises, Valentine GOBY, Albin Michel ; 247p. ; 18€, 2011.

La narratrice débute son roman à Roissy, d’où, en 1982, s’envola Sarah pour le Groenland et d’où part, sur ses traces, Lisa (photos de sa sœur en poche), vingt-huit ans plus tard, laissant mari et enfants. Va-t-elle réussir à lever le mystère ?

L’histoire de Sarah, disparue, se reconstitue au fil de la narration, par flashback. Son portrait se dessine sous le regard d’une mère, d’un père, d’une sœur, comme une construction polyphonique, en brassant les souvenirs, en feuilletant les albums, en visitant sa chambre. Sarah partageait avec sa meilleure amie Diane la même passion pour la musique, et leurs airs préférés (Gould, Purcell, Liszt, Beethoven…) résonnent en fond sonore. Glenn Gould n’avait-il été aussi attiré par le Grand Nord ?

La narratrice analyse avec subtilité comment l’absence est perçue par chacun des membres de la famille et l’entourage, depuis cette attente interminable, propice à forger mille hypothèses. Elle montre  comment elle les a minés, a modifié leur vie et laisse entrevoir les fissures: « ensemble et séparés, un couple soudé par cette perte en même temps qu’au bord de la rupture ».

Lisa, la sœur invisible pour les parents, choisit à quinze ans l’anorexie pour exister, voyage, enseigne à l’étranger. Besoin de donner un sens à sa vie. Elle mûrit le projet d’écrire « pour tenir, pour exister », guidée par l’empathie et la nécessité de « faire entendre sa voix. Sa vérité. Son Idée du Nord ». L’écriture n’a-t-elle pas démontré son rôle cathartique ? La littérature comme un baume, un onguent lénifiant. Lisa « cette enfant périphérique, méconnue », liée à Sarah par une profonde affection sororale, pourrait la garder présente en consignant son destin tragique. Lisa cesse ses investigations quand elle réalise « qu’en marchant sur les traces de Sarah , elle la perd encore ». Elle optera pour « le scénario du krivittoq », nom désignant celui qui « se retire volontairement du monde ». Lisa n’est-elle pas venue « pour ça, la fin d’un mensonge, la nudité, pour comprendre comment c’est arrivé » ? Et pour y puiser la trame de son livre.

Valentine Goby sait distiller les couleurs contrastant avec « l’immensité grise des icebergs ». Indigo le ciel ou « strié de roses, traversé par les carlingues cramoisies ». Jaune la ligne frontière de la peur. Rouge et pastel une guirlande d’appâts. « La nuit une déclinaison de roses, de bleus, de gris ». Orange le gilet fluorescent, rose clair les rigoles, « or, mauve la lumière tombante ». Les icebergs sont « greffés d’étoiles argentées ». Vertes les aurores boréales.

L’auteur égrène des références littéraires (Jørn Riel, et Wassamo et les titres lus par Lisa), artistiques, apportant des précisions dans les tableaux dépeints : « les flétans aux joues trouées, ouïes béantes, obscènes et superbes comme une toile de Schiele ».

Valentine Goby continue de développer le thème récurrent des corps. « La joie organique » éprouvée par  Diane et Sarah « sentant les feux d’artifices allumés dans leur ventre ». Lisa se souvient de ce « geste d’amoureuse » de Sarah, caressant la joue de Diane. Le corps qui perd huit kilos, c’est celui de Lisa, devenu « ce trou bordé de peau ». Celui qui « a séparé son corps et son cœur », c’est le père, par amour pour cette mère qui a flanché. Le corps qui sait « intégrer celui de l’autre, s’y mouler, sonder les organismes détraqués sans machines », c’est celui de Sylvie, médecin.

L’intérêt de ce roman est double. D’une part, Valentine Goby explore la souffrance au sein d’une famille dévastée, confrontée à la disparition de la fille ainée, prête à remuer ciel et terre. Elle souligne la difficulté de faire son deuil quand les seules reliques sont un sac. Elle déroule le ténu fil d’espoir auquel la mère s’accroche et montre comment cela conditionne le quotidien, isole. Elle décline toutes les initiatives du père pour retrouver goût à sortir. En filigrane, elle laisse entrevoir comment la perte de son double a fracassé Sarah, la plongeant dans un « immense chagrin » et peut-être à la dérive. « Elles s’aimaient », confirme la mère. Cachaient-elles ce lien ?

D’autre part, Valentine Goby soulève la question du réchauffement climatique. Ayant pu constater de visu l’état de la banquise « un délitement qui afflige, spectacle désolant », elle attire notre attention sur l’avenir de la planète. L’engloutissement de la banquise n’annoncerait-il pas « un engloutissement du monde » ? L’auteur excelle à décrire cette nature grandiose et sauvage, « image invitant au voyage et à l’oubli », le mode de vie des pêcheurs. Les odeurs d’iode, de citron, de poisson, de lavande nous parviennent, ainsi que de multiples bruits (cliquetis, claquements, crack, chuintement, hurlements). Elle révèle une triste réalité (nombreux suicides, la décharge) et pointe ce sentiment d’impuissance. Elle rend compte de l’horrible carnage perpétué dans les meutes après nous avoir offert des pages magnifiques sur ces chiens du Groenland « l’impact doux de leurs pattes, foulant et éparpillant la neige en gerbes de strass ».

Sa plume puissante sait enregistrer comme un sismographe les moindres palpitations des cœurs, nous communiquer l’angoisse, la tension quand la plateforme bascule. Le rythme fiévreux, caractérisé par le fréquent recours aux énumérations (pléthore de verbes, de noms), imprime chez le lecteur l’état d’âme des protagonistes.

Valentine Goby signe un roman émouvant, hanté par le spectre de Sarah, « un livre tatoué comme une peau ». Tout vivant n’est-il pas un cercueil transportant avec lui le souvenir des morts qu’il a connus? selon Charles Dantzig.

Nadine Doyen