Giovanni Comisso, Au vent de l’Adriatique, Éditions Gallimard, 256 pages, mai 1990.

QUAND LA LITTÉRATURE CÉLÈBRE LA VIE DANS LES DÉCOMBRES DE LA GUERRE ET PASSE LES FRONTIÈRES : GIOVANNI COMISSO,  AU VENT DE L’ADRIATIQUE (1922) 


G. Comisso (1895-1969), né et mort à Trévise en Vénétie,  est un des plus grands écrivains italiens du XXème siècle. Il est l’auteur, entre autres, de romans et surtout de nouvelles largement autobiographiques et centrés sur sa région.

          Le recueil de nouvelles Au vent de l’Adriatique (paru en italien en 1928, en français en 1990, traduit par Marie-France Sidet aux éditions du Promeneur / Quai Voltaire, Paris, 248 p.), son livre le plus connu, devenu  un classique, nous montre, raconté à la première personne, Comisso en 1922, juste après une guerre mondiale qui aura duré sept ans en Italie et dans ses confins et juste avant la prise du pouvoir de Mussolini en octobre de la même année. Il rejoint alors sur leur voilier traditionnel (chioggiotto) les pêcheurs-contrebandiers de Chioggo près de Venise qui parlent comme lui le dialecte local et qui croisent dans le nord de l’Adriatique entre Italie et Yougoslavie. Ils y font du cabotage plus ou moins légal entre les deux pays et sont pirates à l’occasion. 

     Cependant, la guerre  a perturbé l’ordre naturel des paysages pourtant superbes et inviolés  jusque là de même qu’elle a porté atteinte à l’espace agricole par ses destructions et par le manque d’entretien de la terre suite aux saignées de la guerre mondiale.

EXTRAITS DE LA PREMIÈRE NOUVELLE, « ACCOSTAGE SUR UN RIVAGE DÉSERT » :  Ils accostent dans une rade où se trouve un fort pour y acheter du bois. « Quant à moi, tout à mon bonheur de mettre le pied sur une terre nouvelle, je partis à la découverte. Le fort était abandonné et peu attrayant à cause des terre-pleins lugubres, des barbelés rouillés et hostiles qui l’entouraient  des gros murs de pierre brute qui évoquaient la guerre et les pelotons d’exécution. À droite, au contraire, se trouvait un parc, plein d’arbres de toutes les espèces : des cèdres, des pins, des cyprès et des lauriers, disposés avec une harmonie merveilleuse. L’air chaud s’appesantissait sur cette verdure pleine d’arômes; à mon étonnement, je n’aperçus aucune villa. Je n’avais nulle envie d’emprunter l’allée de pins qui conduisait vers d’énormes piles de bois sec, d’où s’exhalait une forte senteur avivée par le soleil et le cri strident des cigales; mon seul désir était de pénétrer dans le parc au plus vite.

         De petites allées bordées de myrtilles coupaient de vigoureux buissons de lauriers, quelques grenadiers palpitaient dans le rouge de leurs fleurs, il y avait également de délicats rosiers, mais à chaque pas se dégageait comme une impression d’abandon. À mesure que j’avançais, les oiseaux se taisaient dans les branches les plus hautes. Dans le silence, le bruit de mes pas sur le gravier répondait au déferlement des vagues contre les falaises. (…) Le parc s’achevait un peu plus loin, devant des champs incroyables, d’une fertilité biblique, qui s’étendaient jusqu’aux collines boisées, et soudain l’envie me prit de les traverser pour éprouver le contact de l’herbe. Pas la moindre maison alentour, pas l’ombre d’un homme occupé aux travaux des champs. Les vignes basses, alignées sur une terre rouge, cachaient sous leurs feuilles bleuies par le sulfate de longues grappes pas encore mûres ; ailleurs, les blés fauves et parfaitement nets dressaient contre le ciel leurs épis serrés et immobiles. Je restai là à m’emplir les yeux de cette vision de terre promise (…) dans cette solitude que je considérais désormais comme mienne ». Des douaniers rudes et bagarreurs viendront rompre cette idylle.

LE ROMAN MONUMENTAL, DEVENU UN CLASSIQUE, DE L’UKRAINE D’AUJOURD’HUI : LE MUSÉE DES SECRETS ABANDONNÉS d’ OXANA ZABOUJKO

LE ROMAN MONUMENTAL, DEVENU UN CLASSIQUE, DE L’UKRAINE D’AUJOURD’HUI : LE MUSÉE DES SECRETS ABANDONNÉS d’ OXANA ZABOUJKO


Oxana Zaboujko, née en 1960 à Loutsk en Volhynie, région du nord-ouest du pays, est un des auteurs ukrainiens les plus connus. Professeure d’esthétique à l’Université de Kyiv, elle est l’auteure de nombreux romans, de nouvelles dont certaines ont paru en français, de recueils de poésie et d’essais historiques et politologiques. Elle a connu un grand succès avec son roman-manifeste féministe Explorations sur le terrain du sexe ukrainien (en français chez Intervalles, 2015, Études de terrain sur la sexualité en Ukraine aurait été un titre plus juste), ouvrage pionnier et sulfureux, traduit en de nombreuses langues. Elle représente souvent son pays à l’étranger et défend une ligne de non-coopération avec la Russie et les Russes tant que durera l’invasion de son pays, d’autant, ajoute-t-elle que les intellectuels russes ne s’engagent guère contre ces assassinats massifs de civils ni contre ce culturicide. Sa nouvelle, « Prof de tennis » est parue en français in Nouvelles d’Ukraine, traduit par Iryna Dmytrychyn, éd. Magellan / Courrier International en 2012.

     Le musée des secrets abandonnés, comptant 832 pages, achevé en 2003, à la veille de la révolution orange de 2004, après sept ans de recherche et de rédaction, a été publié en 2009. C’est son ouvrage majeur et une œuvre devenue classique dans son pays et à l’étranger. Traduite en de nombreuses langues dont en anglais sous le titre de The Museum of Abandoned Secrets ( Las Vegas, éditions Amazon Crossing, 2012), cette oeuvre n’a, hélas, toujours pas été publiée en français. C’est un roman historique portant sur l’histoire tragique de l’Ukraine, des famines de 1932-33 et 1947 provoquées par Staline qui fit des millions de morts à d’autres  millions de morts lors des déportations au goulag de 1923 à 1961. Sans compter les millions de morts supplémentaires, soldats ukrainiens dans l’Armée Soviétique en 1941-1945 et civils tués et déportés par Hitler et Staline. À quoi s’ajoutent les centaines de milliers de morts et de déportés pendant la guerre sans fin sur son territoire de 1939 à 1950, voire 1956, entre l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA) et les occupants polonais et soviétiques. S’y ajoutent les persécutions des dissidents de 1949 à 1985  jusqu’à la Révolution de Granite des étudiants en 1990 qui mènera à l’indépendance.

       Les trois personnages principaux de l’ouvrage, Ukrainiens urbains, autour de la quarantaine, intellectuels kyiviens toujours jeunes, beaux et sexy, journaliste, peintre et marchand d’art, mondains mais aussi à la recherche de l’amour, sont en fait rattrapés par l’histoire tragique secrète de leurs familles qui reflète l’histoire tragique du pays, encore plus secrète. C’est celle de la guerre d’indépendance de 1939 à 1950 engagée par l’UPA et son expression politique l’OUN (Organisation des Nationalistes Ukrainiens) qui contrôla une grande partie du nord-ouest du pays face aux Polonais, puis aux Allemands puis aux Russo-Soviétiques. Oxana en étudia pendant sept ans les archives, le peu que les Soviétiques n’ont pas détruit en 1990. Et surtout elle en collecta les sources orales, essentiellement d’origine familiale locale, à Lviv et dans le maquis,  comme on le voit dans ses abondants remerciements et bibliographie en fin de volume. Ces révélations reviennent comme un boomerang intime, familial dans les rêves des deux amants. Adrian, le héros, est le petit-neveu d’une très belle combattante de l’UPA dont Daryna retrouve une photographie et qui sera trahie par son amant puis assassinée par les forces du NKVD soviétique en 1947.                  

        Daryna, journaliste documentariste qui travaille sur le sujet, se heurte depuis toujours au silence, même à celui de son propre père, intellectuel dissident qui a connu les persécutions par les Soviétiques russes et leurs complices intellectuels ukrainiens carriéristes terrorisés, ses chers collègues de l’après-1945. Elle se heurte aussi au refus de ses chefs de diffuser son film pour ne pas faire de vagues alors qu’il s’agit aujourd’hui pour eux de tourner la page, de s’occidentaliser, de consommer et de s’amuser. Leur amie peintre, idéaliste et à succès, épouse d’un député corrompu, mourra dans un accident de voiture suspect dans un Kyiv des beautiful people, opportunistes aux petites lâchetés, pris dans le tourbillon des fêtes libertines et des affaires louches. Or, même ces sexopolitains cachent en eux les soixante-dix ans d’humiliation que leur ont fait subir, notamment à leur langue et à leur dignité, les Russo-Soviétiques. 

         Il demeure que, comme dans le roman de Maria Matios, Daroussia la douce (que nous avons recensé dans revue-traversées.com, 15 mars 2023 et dans Soutien à l’Ukraine Résistante, éditions Syllepse, en ligne, n°21, Juillet 2023, pp.127-128) auquel se réfère Oxana, les années de l’insurrection contre l’URSS et la Pologne communistes sont enfin révélées, brisant le « fardeau du silence » de toute leur génération. Ces autrices s’approprient (reclaim) cette histoire, y compris avec ses faces sombres, noires, comme la cruauté inutile, sadique de chefs de maquis virilistes envers leurs subalternes au cœur de la forêt, sadisme semblable à celui des supplétifs ukrainiens du NKVD soviétique. Oxana dira que le but de son travail était de « donner un nom aux choses » et de « rassembler sa culture ». Il s’agit en effet d’un passé qui ne passe pas, comme dans les livres de Faulkner ou de Joyce et qui revient dans les rêves et les monologues intérieurs à demi conscients des deux amants qui forment la trame même du récit.

      On pourra dire qu’elle laisse dans l’ombre la guerre civile comme militaire entre Ukrainiens et Polonais en Volhynie qui est pourtant sa région d’origine, qu’elle idéalise avec la figure magnifique mais isolée de Rachel la situation des Juifs dans le conflit (voir là-dessus L’oiseau bariolé  de Jerzy Kosinski). De même, l’identité ruthène carpathique est sous-traitée, réduite à un dialecte. Par ailleurs, les enfants sont plutôt absents du récit alors que les petites filles cachent par jeu sous la terre leurs secrets brillants de pacotille, d’où l’image du titre. En avant-propos, Oxana prévient que « seuls les personnages sont inventés » pas les événements qui »peuvent encore advenir ». Les femmes se sortent bien de cette épreuve, libres et comme amantes, et comme sujets dans le monde du travail et comme combattantes. Non sans humour féroce contre un machisme encore prédominant. Elles apportent une touche colorée dans ce tableau gris quand il n’est pas noir. À quarante ans, elles rattrapent une jeunesse volée et retrouvent les traditions des femmes courageuses du passé qui leur transmettent in extremis les traditions hier interdites, littéraires comme populaires. Daryna, « femme de carrière », l’abandonnera à la fin du récit, se consacrant à quarante ans, à sa grossesse et à l’enfant qui vient et qui sera libre.

De la préface à l’édition tchèque : « (…) Le roman (mieux que l’histoire ou la sociologie) est par son optique même prédéterminé à « voir » l’homme, cet individu « perdu » à l’ère des catastrophes (…) qu’on peut sentir à travers toutes les sortes de simulacres accumulées entre nous et malgré toutes les distances d’espace et de temps ». 

Des dernières pages du livre où Adrian visionne le film de Daryna sur les restaurateurs d’icônes qui les débarrassent des dépôts avec une infinie attention comme le font les partisans dans la plus sérieuse des guerres et les chercheurs en archives pour en retrouver le sens : « c’est aussi du partisanisme, pensa alors Adrian, elle l’a bien vu. Travailler ainsi, comme le font les p’tits gars restaurateurs, avec un absolu sacrifice de soi, pour trois-quatre sous, uniquement par dévouement à ce qu’ils font. C’est le partisanisme à l’état pur, le sens même du partisanisme, comme cette voix libérée de toute parole et devenus pur gémissement instrumental. Elle l’avait bien deviné. Une femme éprise de sagesse dépasse de toute manière un homme sage, car elle a le don d’un sens supplémentaire, qui nous manque, son lien consubstantiel avec tout le vivant, sans considération de lieu ou de temps. »

LE ROMAN FONDATEUR DES LETTRES ET DE L’IDENTITÉ UKRAINIENNES : LES CHEVAUX DE FEU DE MYKHAÏLO KOTSIOUBYNSKY

LE ROMAN FONDATEUR DES LETTRES ET DE L’IDENTITÉ UKRAINIENNES : LES CHEVAUX DE FEU DE MYKHAÏLO KOTSIOUBYNSKY

par Vladimir Claude Fišera

        En septembre 2022, paraissait dans une traduction de Jean-Claude Marcadé aux éditions Noir sur Blanc une deuxième édition en français, vingt et un an après la première, en 2001, du roman en ukrainien de Mykhaïlo Kotsioubynsky (1864-1913) Les Chevaux de feu dont le titre original est Les Ombres des ancêtres oubliés, paru en 1912. Cet ouvrage connut un succès remarquable en Ukraine après l’apparition en 1965 du film Les Chevaux de feu qui donna ce nouveau titre au livre du fait de l’immense succès du film éponyme de Sergueï Paradjanov, chant du cygne de l’école de Kyïv ou « école picturale », avant le regel culturel brejnévien. Le cinéaste, Arménien vivant à Kyïv depuis 1954 et marié à une Ukrainienne, dont le film est en ukrainien-ruthène et non en russe, fit découvrir le monde des Houtsoules d’Ukraine Carpathique, à l’ouest montagneux du pays. Cette région, intégrée dans l’empire autrichien fut partagée en 1918 entre la Tchécoslovaquie et, partiellement, la Roumanie avant d’être conquise entièrement par l’URSS en 1945. La première traduction du livre paraît alors que le monde découvre l’Ukraine, devenue indépendante le 1er décembre 1991, qui se révolte à partir de novembre 2000 contre ses dirigeants dévoués à Moscou et à la russification du pays. La guerre actuelle, venant après les révoltes de 2004 et 2013 et l’indépendance réelle à partir de 2014, explique la réédition de ce livre aujourd’hui.

         Œuvre décrivant une société traditionnelle d’éleveurs chrétiens d’Orient (gréco-catholiques –ou uniates– et orthodoxes) mais conservant des éléments animistes et magiques, elle est surtout un tableau du type géoculturel ukrainien avec sa « complexion psychologique et culturelle » qui diffère  de celle de la Russie et des Russes selon Kotsioubynsky cité par Jean-Claude Marcadé dans sa préface. C’est aussi, en plus des descriptions de la nature très bien rendues par Paradjanov, un Roméo et Juliette ukrainien, relatant l’amour interdit et tragique d’Ivan et Maritchka,  tout jeunes paysans de deux familles sauvagement ennemies : Paradjanov explique  que « nous voulions faire un film sur l’homme libre, sur le coeur qui veut s’arracher au quotidien » (in ibid., préface citée). Ceci prenait une dimension protestataire dans la société  soviétique étouffante de l’époque comme c’était déjà le cas dans l’Ukraine démembrée et opprimée de 1911. En effet, ces paysans isolés enrichissent l’identité ukrainienne spécifique avec leur leurs us et coutumes, leur dialecte imagé et savoureux et leur vitalité, leur résilience et leur harmonie avec la nature environnante. Toutefois, leurs tares patriarcales, leur propension à la violence et à la panique superstitieuse ne sont pas occultées mais s’inscrivent dans une authenticité ukrainienne quintessentielle, toute différente de celle des Russes.
        L’ouvrage devient aujourd’hui un modèle pour la littérature ukrainienne actuelle, singulièrement pour l’autre livre de référence qui en reprend partiellement les thèmes et le cadre régional (celui de la Boukovine voisine), Daroussia la douce (évoquant sur de nombreux points Ivan et Maritchka qui est aussi Maroussia) de Maria Matios, publié en 2004 (voir ma recension in Traversées, version en ligne, 15 mai 2023). Ivan, berger comme Daroussia, passe pour fou car, comme elle et comme Maritchka, il fait un avec la nature, s’exprime par la danse, le chant et la musique de sa flûte comme l’ami excentrique de Daroussia avec sa guimbarde. Ivan sait que l’esprit du mal règne sur le monde et ne craint pas la hache des patriarches violents, les « maîtres » ni la cupidité lubrique de leurs complices féminines.  

       Il perdra sa bataille contre les esprits de  la forêt et de la montagne, les esprits mauvais car il y en a des bons et certains bons peuvent être, à l’occasion, mauvais. Il luttera aussi contre leurs entremetteurs, les sorciers du village qui, à la fin, le récupèreront mort et le célébreront dans une cérémonie orgiaque qui conjure la mort par l’excès, extravertie de vie comme c’est le cas lors des enterrements celtiques ou roms traditionnels. En effet, dans ce manichéisme carpathique, à l’instar de celui des Albigeois ou des bogomiles bosniaques, Dieu peine à voler le monde terrestre à son créateur, l’esprit du mal. 

        Juste avant de se précipiter (d’être précipité ?) dans le ravin fatal, Ivan entend Maritchka : morte emportée par la montée des eaux de la rivière des Houtsoules, le Tchérémoche, son âme ne peut se reposer mais telle une ombre, elle erre dans la nature où elle devient parfois une ondine ou une sylvaine. Le héros l’entend à maintes reprises dans cette montagne escarpée qui est sa demeure : elle l’appelle « Iva-a ! », avec une voix « pleine d’amour et souffrance ». « Je viens, Maritchka ! répondit en son cœur Ivan » qui, ajoute l’auteur, « avait peur de se faire entendre ». « Je suis ici ! » cria-t-il à son aimée avant d’être précipité dans le ravin. Il ne se dérobera pas face au mal et son âme, à n’en pas douter, perdurera. 

Mykhaïlo Kotsioubynsky, Les Chevaux de feu, traduction de Jean-Claude Marcadé, éditions Noir sur Blanc

©Vladimir Claude Fišera

SERHIY JADAN, L’INTERNAT, traduit par Iryna Dmytrychyn, éd. Noir sur  Blanc, Lausanne, 2022, 267 pages.

Une chronique de Vladimir Claude Fišera

LE GRAND ROMAN DU DÉBUT DE LA GUERRE DE RÉSISTANCE DE L’UKRAINE (2014-2015)

SERHIY JADAN, L’INTERNAT, traduit par Iryna Dmytrychyn, éd. Noir sur  Blanc, Lausanne, 2022, 267 pages.

Prix Hannah-Arendt pour la pensée politique 2022


                                                               

Enfin, nous avons le grand roman du début de la guerre actuelle qui a bien commencé en 2014 par l’invasion par la Russie de la Crimée puis de l’est de l’Ukraine, la région du Donbass. C’est une guerre ininterrompue qui n’a fait que se généraliser en février 2022 par l’invasion de toute l’Ukraine par la Russie. L’auteur en est le plus grand romancier actuel de ce pays, Serhiy Jadan, auteur de cinq romans mais aussi d’un opéra, poète, traducteur de la poésie allemande et de langue anglaise et aussi chef d’un orchestre de musique rock. Né dans une petite ville du Donbass, d’un père chauffeur, il a fait des études de lettres et de pédagogie à Kharkiv, la grande ville du nord-est, qu’il n’a plus quittée. 

Il y a enseigné dans le secondaire jusqu’en 2004 avant de vivre de sa plume et de sa musique. Il est traduit dans de nombreuses langues et a reçu plusieurs prix littéraires internationaux des plus prestigieux. En 2014, période qu’il décrit dans ce roman, il a été blessé en défendant la mairie de Kharkiv contre des émeutiers pro-russes. Aujourd’hui, il se consacre entièrement à l’aide humanitaire à Kharkiv, sur le terrain et sous les bombes. 

Cet ouvrage, écrit en 2015-2016 et publié en 2017, bien avant l’extension, la généralisation actuelle de l’invasion russe, nous parvient avec cinq ans de retard mais n’en est que plus prophétique en ce qu’il décrit et révèle des comportements barbares des envahisseurs et de l’extraordinaire résistance du peuple ukrainien, des civils comme des conscrits. Il s’agit ici surtout des civils qui sont les personnages principaux de ce roman, roman réaliste qui ne cache pas l’horreur de la sale guerre menée par les soldats russes et par les milices séparatistes pro-russes.  Mais c’est essentiellement l’histoire personnelle du héros, jeune quarantenaire, professeur du secondaire (enseignant l’ukrainien alors qu’il parle en russe ou en inter-langue russo-ukrainienne avec ses élèves) qui vit sur la ligne de front et va chercher son neveu de 13 ans, orphelin de père et en internat, dans l’autre côté du front, derrière les lignes alors que les Russes avancent et que l’armée ukrainienne tente de résister. Écrit à la première personne, c’est l’oncle blessé de guerre à la main et réformé qui parle, le neveu prenant la parole à la première personne dans les cinquante dernières pages de l’ouvrage. 

C’est aussi un monologue intérieur du début à la fin (de l’oncle puis du neveu) qui se superpose aux scènes de description de leur anabase et aux dialogues nombreux, concis et percutants, avec une langue parlée populaire et argotique. C’est qu’elle est souvent chargée de mots crus, produits par la tension extrême, la peur comme par la résolution crâne de ne pas céder à cette même peur, à ces violents envahisseurs, à la fatigue, au terrain naturel hostile et au froid de ce mois de janvier 2015. Les envahisseurs ne sont pas nommés en termes politiques, ce sont « eux », « les autres » souvent difficiles à identifier, avançant masqués par rapport aux « nôtres ». D’ailleurs, entre les deux, il y a la masse qui se situait jusque là entre les deux identités nationales et entre les deux langues (l’ukrainien étant langue inférieure, paysanne, refoulée souvent dans l’oralité). Civils comme soldats, nombreux sont les terrifiés, les affamés, les frigorifiés. Les soldats qu’assiste le héros, infirmier d’occasion, souvent très gravement blessés, sont aussi contusionnés, comme rendus fous par le vacarme des bombes (shell-shocked). Tous sont par moment et durablement ahuris par l’invasion, épuisés et peinant à sauver leur vie dans ce crépuscule des dieux inouï et assourdissant, inimaginable qui annule en un instant tous les paramètres de la normalité. Tous sont privés de leur maison et leurs vies « sont retournées comme des poches ».

C’est la dévaluation de la vie humaine, foulée à terre par « les autres » qui méprisent ces péquenots d’Ukrainiens, ces « Petits-Russiens » comme les Grands-Russes les nomment, se sachant supérieurs en nombre et en moyens militaires (tekhnika). Certains cèdent à l’envahisseur par opportunisme ou simple épuisememt, d’autres, observateurs étrangers, n’en sortent pas davantage grandis quand ils sont, parfois, oiseaux de passage, voyeurs sentencieux et nantis. Les défenseurs, souvent livrés à eux-mêmes sur place et ignorant les médias de la capitale, comme les soignants, comme les transporteurs, comme les jeunes femmes, tous s’efforcent de garder leur dignité sans s’afficher pour autant, comprenant les chutes morales de certains.

Les deux héros blaguent à l’occasion, « sifflotent dans le noir », entourés de dévastation et de saccage psychopathique. À la dernière page du livre, le neveu, devenu mature trop vite de par ces événements, note quand même, enfin revenu chez lui que « les militaires sont concentrés, sereins. Personne ne crie. Personne ne se dispute. Tout le monde se prépare à la guerre qui se poursuit. Chacun pense survivre, a l’intention de revenir. Tout le monde a envie de revenir, de rentrer chez soi. (…) La maison sent les draps propres. (fin du roman, VF).

©Vladimir Claude Fišera

LE GRAND LIVRE DE LA DOULOUREUSE RENAISSANCE ACTUELLE DE L’UKRAINE:LINA KOSTENKO, JOURNAL D’UN FOU UKRAINIEN, traduit par Nikol Dziub et Sonia Philonenko, Paris, L’Harmattan, 2022, 330 p.

Une chronique de Vladimir Claude Fišera

LE GRAND LIVRE DE LA DOULOUREUSE RENAISSANCE ACTUELLE DE L’UKRAINE:LINA KOSTENKO, JOURNAL D’UN FOU UKRAINIEN, traduit par Nikol Dziub et Sonia Philonenko, Paris, L’Harmattan, 2022, 330 p.


Enfin, nous avons le grand roman-vérité, comme on dit cinéma-vérité, de la lutte de libération nationale de l’Ukraine, de la libération personnelle de chaque Ukrainien, sous la forme d’un journal intime, à la fois chronique et monologue intérieur d’un informaticien trentenaire kyïvien (en russe : kiévien), entamé le premier janvier 2000 et qui s’achève fin 2004 par l ‘éclatement de la Révolution Orange (du nom de son drapeau). Celle-ci  va chasser par la rue, malgré une terrible répression, les gouvernants pro-russes et largement russisés qui contrôlaient le pays depuis son indépendance quand il s’est détaché par referendum de l’URSS moribonde le 1er décembre 1991. En fait, le héros a, comme Lina Kostenko elle-même, pour référence les mouvements dissidents des années soixante,  ceux de 1990-91 et la dévastation occasionnée par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986. 

 L’épouse du héros, chercheuse en littérature, est une spécialiste de Nicolas Gogol (1809-1852), auteur ukrainien, écrivant en russe mais se référant surtout à la culture et à l’histoire ukrainiennes, auteur d’une célèbre nouvelle intitulée Le journal d’un fou (on devrait dire  les notes privées –zapiski–  d’un fou). Plus généralement, l’œuvre de Gogol, comme celles des plus grands écrivains et patriotes ukrainiens ainsi que les traditions nationales et principaux moments historiques du pays sont sans cesse rappelées ici. Toutefois, l’action est, comme dans le récit de Gogol, rapportée à la première personne et sous forme d’un simple journal intime chaotique d’un homme dévoré par une angoisse croissante. 

Sauf qu’il s’en libérera et ce sera grâce à la Révolution de 2004 dans laquelle il va se jeter à corps perdu, retrouvant ainsi son équilibre mental et son bonheur conjugal et familial.  Son mal de vivre était en effet totalement causé par la situation de souffrance due à la colonisation du pays et à la russo-soviétisation des esprits, largement dominante chez les kyïviens. Ceci s’opère depuis les années 1930 par l’abandon –ou au moins sa dégradation par la russisation– de la langue ukrainienne devenue trop souvent, surtout en ville, un sabir désarticulé qui accompagne la terreur imposée par des gouvernants d’origine ukrainienne au service de Moscou. Cela suscite la haine de soi et le mépris de tout ce qui est identité et fierté nationales ainsi qu’une dévalorisation des traditions populaires occultées voire reniées, notamment des traditions et valeurs paysannes. Celles-ci s’opposent aussi à l’invasion récente, surtout à Kyïv,  par la société de consommation et sa frivolité hédoniste, vulgaire et sans âme que les gouvernants pro-russes favorisent comme le font leurs maîtres et modèles à Moscou.

 Lina Kostenko, la grande dame, l’aînée, « la Nestor » de la littérature ukrainienne en langue ukrainienne, née en 1930 dans la campagne autour de Kyïv, est immensément populaire dans son pays (voir son poème «Quatrain volant» publié dans ma traduction dans Les Lettres Normandes, n°134, 2022, p.4). Elle a choisi d’écrire en ukrainien alors qu’elle est diplômée de l’Institut de Littérature Gorki de Moscou et de se concentrer sur les dimensions éthique, nationale et européenne de la poésie et du roman.  Cela lui a valu d’être interdite de publication entre 1961 et 1977. Dès 1990, ses oeuvres choisies sont publiées et elle reçoit le Prix d’État Chevtchenko, du nom du fondateur de la langue ukrainienne écrite moderne au XIXème siècle. Elle a des centaines de milliers de lecteurs, notamment avec  ce Journal d’un fou ukrainien, pourtant volumineux et parfois allant dans tous les sens à la manière d’Ulysse de James Joyce. Sur Facebook, comme le note Radomyr Mokryk dans sa préface, elle a près de 800000 utilisateurs. C’est dû au fait que chez elle si le politique est omniprésent, ce n’est que par son impact sur des expériences et destins individuels.

Ce livre écrit en 2001-2010 est proprement prophétique puisqu’il faudra une nouvelle Révolution Orange en 2013-2014 avec encore plus de morts sur cette même place centrale de Kyïv, le Maïdan, devenu Euromaïdan pour que l’Ukraine devienne enfin ukrainienne. Or, c’est cela même que sous nos yeux depuis février 2022 l’impérialisme russe essaye à nouveau d’écraser avec une violence décuplée. Il faudra donc aujourd’hui comme Lina Kostenko l’écrit dans les dernières lignes de ce roman-témoignage  –qui exprime un « nous » ukrainien plutôt qu’un seul « je »–  surveiller ceux qu’elle appelle « nos chefs »  qui en 2004 étaient, enfin, « venus sur le Maïdan » car « peut-être voudront-ils l’oublier. Peut-être une main velue tentera-t-elle d’arracher cette page.

Mais c’est déjà l’histoire. Pas avec des calmants, mais avec des oranges. Il est possible de faire disparaître une page. Pas l’histoire.

      Voici qu’est arrivé notre Jour de colère (dies irae, note de VF).

      La ligne de défense est tenue par des vivants ». (fin de l’ouvrage).

 ©Vladimir Claude Fišera