Clara Dupond-Monod, S’adapter, Stock ( 18,50 €-171 pages) août 2021

Une chronique de Nadine Doyen

Clara Dupond-Monod, S’adapter, Stock ( 18,50 €-171 pages) août 2021


Si les murs ont des oreilles, « les pierres rousses de la cour » de cette maison cévenole, quant à elles, prennent la parole pour raconter la vie d’une famille dont elles sont témoins. Mais par gratitude, elles s’intéressent aux enfants, « les seuls à les prendre pour jouets », une fratrie de trois.

Clara Dupont-Monod entre dans le vif du sujet dès la première phrase. « Un jour est né un bébé inadapté ». Après une description de l’environnement, elle détaille comment la mère a décelé les premiers signes, seulement après trois mois. Le diagnostic provoque un tsunami chez les parents. Les interrogations témoignent de leur détresse : «  Pourquoi nous ? ». Le père convoque ses deux enfants pour les en informer. 

Il y a des traditions à Noël, les pierres servent de support aux guirlandes qui accueillent les invités. Dans la montagne, on dépose des bougies pour faciliter l’atterrissage du Père Noël. Des cousines protestantes encouragent à faire preuve de «  loyauté, d’endurance et de pudeur ».

On découvre les gestes protecteurs de l’aîné pour cet enfant fragile, différent, puis le rituel qu’il adopte chaque matin, presque un rôle maternel. Cette relation fusionnelle est exemplaire. L’aîné a compris le pouvoir de la nature. Quelle scène bouleversante et lénifiante lors de cette osmose : une fois «  le corps déposé avec délicatesse à l’ombre d’un sapin, l’aîné frotte les aiguilles qui libèrent un parfum de citronnelle et les lui passe sous le nez ». « Le monde vient à eux », comme « les libellules turquoise ». Pour l’aîné, « la montagne est accueillante, comme le sont les animaux », elle permet le recul, un pas en arrière du monde ». Elle se manifeste par mille bruits.

On comprend que dans ces lieux montagnards, l’aîné trouve un refuge, qu’il ne sera pas confronté aux regards des autres, ce qui lui épargnera aussi les réflexions cruelles, déplacées, blessantes de personnes qui manquent d’empathie, au point de lui dire : « Pourquoi garder de petits singes ? »

Il est étonnant de plonger dans ses pensées au retour du collège, soucieux du bien-être de  « l’amateur du transat », des questions concernant davantage les parents. Ces mêmes inquiétudes l’habitent quand l’enfant est placé dans un établissement tenu par des sœurs, d’autant qu’il lui manque. Devant changer sa routine pour combler le vide de l’absence, il s’investit encore davantage au lycée.

Il se montre aussi protecteur envers sa cadette. Moins consciente de la réalité, cette sœur prend l’enfant pour une poupée, voire une marionnette, elle ne lui manifeste aucune tendresse. Au contraire, elle est souvent en colère , jalouse de cet enfant qui l’isole, l’empêche d’inviter ses amies et la prive d’une relation exclusive avec son aîné avec qui elle aimait «  monter vers les drailles ». Une fois elle est même surprise à donner un coup de pied dans les coussins où est étendue « la réplique ratée » de son frère aîné. La honte l’habite. Les narratrices soulignent cette attitude  « propre aux humains et aux animaux : la fragilité engendre la brutalité ». Pour la cadette, « l’enfant a pris la joie de ses parents, transformé son enfance, confisqué son frère aîné ». Sa présence encombrante la dégoûte, il est devenu le grain de sable qui a perturbé la cellule familiale.

La cadette, pour qui «  la nature est d’une cruelle indifférence », trouve, enfant, du réconfort auprès de sa grand-mère. Elle admire ses dons à reconnaître les «  piaillements d’une bergeronnette », à faire la différence entre un néflier et un prunier. Une grand-mère dévouée, qui « lui offre une normalité », lui fait découvrir des paysages grandioses », lui apprend les caractéristiques des arbres et lui raconte sa propre enfance dans les magnaneries, son voyage de noces au Portugal. Ensemble, elles ont confectionné des gaufres à l’orange et nous font saliver comme Florence Herrlemann avec les madeleines de son épistolière Hectorine. En lui offrant un yo-yo, elle lui transmet une leçon de vie : «Car dans la vie,  il y a des bas mais ça remonte toujours ». On assiste à la métamorphose de la cadette pour qui « l’heure était au sauvetage de sa famille en péril ».

Le bébé étant aveugle, les odeurs prennent une place primordiale, et l’aîné, pourtant seulement âgé de  dix ans, a perçu leurs pouvoirs (ainsi il le caresse avec de la menthe), tout comme il accorde de l’attention aux bruits et au toucher. Ainsi il s’efforce de sensibiliser l’enfant à la pluie. Il le familiarise avec le contact de la feutrine, des petites branches de chênes, des noisettes ou « la forme  cabossée des reinettes »…La famille fait entrer les sons de la montagne («La maison résonne du bruit des cascades, des cloches des moutons, des bêlements, d’aboiements de chiens, de cris d’oiseaux, de tonnerre, de cigales » ). De même, on allume la radio.

 Très vite est soulevée la pénurie d’établissements capables d’accepter de tels enfants quand ils grandissent, ce qui cause le désarroi des parents. Les pierres narratrices , « gardiennes de la cour », voient les parents partir des journées entières pour «  des marathons administratifs ». En filigrane, l’aîné rend compte du parcours de combattant des parents en général face à ce « no man’s land des marges », pointant la solitude de ces familles, au point de nourrir « une haine inextinguible envers l’administration », toute cette bureaucratie. 

Si la cadette, installée à Lisbonne, a mis au monde trois enfants, l’aîné trentenaire, se lie très peu et  restera sans enfant. Il aurait été en permanence dévoré par l’angoisse, lui l’intranquille, qui « ne peut aimer que dans l’inquiétude » quand ses neveux et nièces sont là. C’est seulement pendant les vacances que la fratrie se retrouve chez les parents.

Après la disparition de l’enfant, on peut se demander comment le couple va résister à cette douloureuse épreuve. La famille va-t-elle rebondir ou se disloquer ? Vont-ils envisager de prendre le risque de  donner naissance à un autre enfant, comme une  « consolation » ? Si un petit dernier arrive, comment va-t-il être accepté par ses aînés, d’autant que l’ombre du disparu hante les esprits et le coeur ? Laissons le lecteur découvrir le dernier volet. 

La scène de la photo finale, immortalisée par la mère, redonne le sourire et espoir aux parents. La mère, très émue, chuchote au père : « Un blessé, une frondeuse, un inadapté et un sorcier. Joli travail ». Une note de lumière vient éclairer l’épilogue. Poésie dans les mots inventés « moutonnier, couleur blose », dans l’osmose avec la nature : besoin de fermer les yeux pour écouter les oiseaux. L’empreinte du lieu infuse le récit : «  Habiter là, cela voulait dire tolérer le chaos ». L’aîné se rallie à un proverbe des Cévennes : « il ne fallait pas se révolter ».

La plume de Clara, telle une caméra, scrute les moindres détails des visages, des corps. La force du récit tient à ce que ce soient des pierres, supposées insensibles, qui réussissent à émouvoir autant le lecteur. De plus elles apportent une touche de poésie. Un récit tout en délicatesse, qui engendre l’empathie, ponctué par le verbe «  s’adapter », ce que chacun des personnages doit réussir à accomplir. On ne peut qu’être touché par ce qu’a vécu cette famille anonyme, surtout quand on sait que l’auteure a été elle-même, aussi éprouvée par un tel drame. 

L’écrivaine signe un conte intemporel, original du point de vue des narratrices, qui prend aux tripes. Il atteint une portée universelle, en s’abstenant de donner des prénoms à ses personnages. Elle met en exergue un amour fraternel intense, hors norme qui connaît des fluctuations et rappelle combien le handicap n’est pas pris en compte de la même manière selon les pays. Ainsi la France accuse du retard. Clara Dupont-Monod explore aussi l’amour au sein d’une fratrie, « cet amour fin, volatil, mystérieux ,reposant sur l’instinct aiguisé d’animal » qui permet d’échanger sans mots ni gestes.

© Nadine Doyen

André Platonov, Les herbes folles de Tchevengour, traduit du russe par Cécile Loeb, préface de Nikita Stuve, Stock, 1972, 482 pages

Une chronique de Lieven Callant

 

Numériser 1

André Platonov, Les herbes folles de Tchevengour, traduit du russe par Cécile Loeb, préface de Nikita Stuve, Stock, 1972, 482 pages


 

« Pilon » a été estampillé juste en dessous du titre, sur la page de garde. Cet ancien livre de bibliothèque municipale semble avoir fini sa carrière sans avoir hélas pu trouver de nombreux lecteurs. La fiche collée au dos de la couverture ne porte aucune date de prêt et ce livre publié en 1971 est comme neuf. Seul le soleil, sa lumière et le temps ont jauni légèrement le papier. Il a fallu plus de 40 ans pour que ce livre soit traduit et publié en France. L’U.R.S.S. n’est pas alors encore aux heures de la Perestroïka et l’oeuvre majeure de Platonov y reste encore interdite. 

Pilon pour un livre qu’on dit difficile et presqu’impossible à traduire. Pourtant, on sait que depuis toujours traduire n’est pas que trahir, c’est aussi transmettre avec le plus de respect possible la voix d’un auteur, d’une oeuvre et qu’avec les outils dont nous disposons (plusieurs versions, plusieurs notices explicatives) et les précautions essentielles nous pouvons, nous lecteurs malgré tout apprécier de nombreuses oeuvres étrangères.

Pilon comme une toute dernière censure appliquée à une oeuvre écrite entre 1926 et 1929 alors que s’installe dans les campagnes russes, la collectivisation qui provoquera l’une des plus effroyables famines de toute l’histoire du pays. Pilon pour une oeuvre dénigrée si tôt écrite et censurée. Elle ne sera jamais publiée du vivant de son auteur, André Platonov qui mourra à demi oublié en 1951 dès suite d’une maladie qu’il a contractée au chevet de son fils rentré malade et mourant après avoir été arrêté comme otage et déporté dans des camps alors qu’il n’avait que 15 ans pour « espionnage et terrorisme ». 

Pilon comme pour étouffer une oeuvre magistrale qui dénonce pas seulement le régime totalitaire communiste de l’union soviétique à une époque bien précise mais toute forme d’abnégation de l’être humain quel qu’il soit et où qu’il soit, abnégation absurde qui se déroule encore parfois sous nos yeux et que trop peu osent vraiment dénoncer et en assumer au péril de leur vie les conséquences les plus injustes. Oleh Sentsov meurt doucement dans les prisons russes d’une grève de la faim qui en est à plus de 100 jours.

Pilon, parce que l’écriture fait un usage subtile de sa langue, manoeuvre avec finesse dans les méandres qu’elle s’invente afin de nous révéler la puissance de la simplicité, la marge qu’offrent les sous-entendus, les doubles sens, l’absurde cruauté de la vérité? Sommes-nous tous anesthésiés par des romans sourds et lourds aussi rudes et grossiers qu’il m’arrive de me demander si ce n’est parfois pas moi qui ne comprends pas, que c’est une mauvaise blague. On ne cherche plus à découdre l’horreur pour l’analyser mais au contraire on cherche à nous y habituer pour ne plus avoir à la regarder.

 Pilon parce que l’écriture nous dérange par son indéfinissable ironie parce qu’elle s’adresse à notre innocence comme à notre naïveté abusée ou notre cupide complicité. Pilon parce qu’on ne parvient toujours pas à faire confiance?

« Les herbes folles de Tchevengour » est un roman qui pourrait se concevoir  pour être sans doute mieux compris comme une pièce de théâtre où Tchevengour, un village perdu dans les steppes est la scène, la steppe et ses herbes sauvages les coulisses, le côté cour. Les personnages tout en n’ayant rien perdu de ce qui les rend humains, de ce qui les rapprochent de nous entrent et sortent, dialoguent, interagissent. On assiste à ce que devient leur vie de la même manière qu’eux en l’actant, en la vivant par l’intermédiaire d’un artifice des mots dans un univers clos. L’univers comme un théâtre, au delà, on joue toujours la même pièce. l’univers comme un labyrinthe sans issues où l’on avance par la force des choses.

Le roman commence en 1921, juste après les guerres de la révolution russe qui ont dévasté les campagnes et provoqué d’effroyables famines. Au moment où probablement, les idéaux qui accompagnaient la révolution ont tous été déçu car si Platonov comme d’autres écrivains et artistes ont dans un premier temps participé aux mouvements de la révolution et aux avant-gardes artistiques qu’elle suscitait, très vite ils ont pris conscience des débordements menant au culte de la personnalité de Lénine (et plus tard de Staline et des autres) au dérives menant à la restriction des idées et leur étouffement par une censure systématique ou l’arrestation et la déportations de leurs auteurs. Dès ses premières oeuvres, Platonov à cause de ses critiques a été repéré en haute sphère par Staline lui-même qui aurait indiqué dans la marge du manuscrit censuré: « salopard». 

Contrairement à ce qu’indiquent beaucoup de résumés de Tchevengour, les protagonistes n’ont pas l’intention idéaliste d’établir le communisme à Tchevengour. Je pense qu’ils ne se font plus la moindre illusion. Ils appliquent des consignes qu’ils ne comprennent pas toujours et tentent d’appliquer à la lettre les slogans de propagande annonçant un avenir meilleur. Ils ne savent d’ailleurs pas trop bien à quoi ressemble le communisme, ce que cela implique, aucun d’entre eux n’a lu Marx et ils ont les plus grandes difficultés à comprendre et à appliquer les directives bureaucratiques de Moscou d’autant plus qu’on ne leur offre aucune aide technique et ni même financière pour mettre en place l’absurde collectivisation des terres. La population est exsangue et manque de tout. Les personnages s’efforcent tout simplement de survivre et il s’attachent à ce qui leur semble être une bouée de secours en décrétant que le communisme est établi à Tchevengour, qu’après avoir massacré les bourgeois et petits propriétaires du village et redistribué leurs terres, leurs biens et les réserves de nourritures au prolétariat constitué de mendiants ramassés çà et là dans la steppe ravagée par 4 ans de guerre et de disettes, ils n’ont plus de soucis à se faire, le soleil va travailler pour eux. 

Tchevengour est plutôt le bout du monde, l’endroit le plus reculé où l’on arrive après avoir traversé l’enfer et perdu toutes ses illusions. Où seules subsistent des herbes folles et quelques êtres humains acculés. Ce qui les encourage à mettre sur pieds un comité révolutionnaire qui tient séances sur séances, produisant rapports sur rapports affirmant tous que le communisme a permis une augmentation des récoltes alors qu’ils ne cultivent rien, qu’aucune machine n’est en état de fonctionner et qu’ils n’ont pas les moyens ni les connaissances nécessaires pour les réparer. Que tous souffrent de malnutrition avancée, ce qui les pousse là c’est de ne pas avoir d’autre solution. 

Alors que chez Becket, on attend Godot, à Tchevengour, on sait qu’il n’y a pas de Godot, qu’il n’y a rien qu’une machine qui s’emballe de manière absurde à produire désastres sur désastres et pour survivre on se demande s’il faut être plus cruel, plus  incompréhensible et dictatorial qu’elle? 

André Platonov ne dénonce pas des hommes mais le système qui les prive de liberté, de moyen d’action, les fond dans la masse et résorbe leur conscience intime et personnelle au profit d’une conscience collective qui autorise n’importe quel débordement inhumain.

Lire un tel roman implique forcément une démarche de réflexion qui dépasse l’histoire que l’auteur nous raconte avec tellement de brio. Car l’ironie de Platonov est une arme aiguisée avec science. Ce roman bouleverse nos fondations, secoue nos convictions avec une force qui laissera des traces. Car c’est l’humain en nous qu’il interroge. Même une révolution, la révolution ne peut nous réveiller, nous libérer. Il se peut bien au contraire qu’elle nous détruise et nous force encore pour longtemps au silence. La dictature comme une fatalité, une maladie dont on ne se débarrasse pas et qui frappe toute une population qui n’a jamais connu que les dictatures les unes après les autres.  

Même Tchevengour, ses herbes folles pliée aux exigences les plus grotesques, exerçant sur chacun de ses habitants les plus effroyables pressions après celles de la guerre, de la famine, de l’isolement, du dénigrement. Même Tchevengour, où il n’y a rien, où il n’y a plus rien à détruire si ce n’est qu’une poignée d’être humains irrésolus sera balayée et détruite.

La vision d’ André Platonov n’est certes pas une vision optimiste prête à se laisser conduire par l’espoir utopique d’un monde meilleur, on pourrait peut-être même avancer qu’elle annonce grâce à son analyse concrète des éléments sur le terrain l’apocalypse, le désastre. Ce qui reste à l’être humain lorsqu’on lui retire un à un tous ses moyens, sa liberté et qu’on le pousse à accomplir des actions extrêmes et sordides de destruction quelque soit le clan, l’idéologie, le régime politique, ce qui reste à l’homme c’est sa faculté de rêver. Rêver comme un Don Quichotte malgré les vents contraires et la faillite. Rêver comme l’herbe folle, qui trouve toujours à repousser dans les conditions les plus pénibles. Les herbes folles c’est le rêve de quelques hommes ou leur folie que consume le temps. Qu’ils soient bolchéviques ou cosaques, chevaliers à la triste figure importe peu. 


© Lieven Callant

Gabriële, Anne et Claire Berest ; Stock (441 pages – 21,50€), septembre 2017

Chronique de Nadine Doyen 

9782234080324-001-TGabriële, Anne et Claire Berest ; Stock (441 pages – 21,50€), septembre 2017


 

Cet ouvrage est le défi que se sont lancé les sœurs Berest afin de lever le voile sur cette arrière grand-mère maternelle dont elles ignoraient l’existence. 

Mais qui est Gabriële? (1) Pourquoi cet omerta de la part de leur mère ? 

Elles la définissent comme « femme de Picabia, maîtresse de Duchamp, amie intime d’Apollinaire. » Une photo d’elle est insérée page 19. 

Si certains auteurs choisissent pour titre de chapitres des titres de chansons, Anne et Claire ont opté pour des « titres des tableaux de Francis Picabia ». 

Le récit débute en 1908, au moment où Gabriële se prépare à regagner Berlin pour poursuivre ses études musicales. Son parcours irrigué par la musique est sidérant, car cette jeune fille ne vit que pour elle. Sa rencontre avec Picabia, par l’entremise de son frère est déterminante. 

Sa vie bascule. On assiste à son renoncement à sa passion  pour celui qui a réussi à la séduire, qui va devoir à présent l’apprivoiser.Un mariage et de multiples voyages où Picabia puise son inspiration. Quelle métamorphose au contact de Picabia ! 

Gabriëlle fait montre d’une liberté sans tabou qui peut désarçonner. 

Les naissances se succèdent mais semblent un fardeau pour le couple, on ne sent pas la fibre maternelle, parentale. Des enfants laissés tour à tour aux nounous, chez la mère de Gaby, en pension en Suisse, pendant que le couple atypique renoue avec la vie de bohème. 

Et pour Picabia l’addiction à l’opium. Les romancières le comparent à un Serge Gainsbourg. 

Lors des rencontres de Puteaux, ils feront plus ample connaissance avec Marcel Duchamp. 

Très vite s’installe une « utopie amoureuse » à trois. « Une attraction pulvérisante » pour Gaby. 

La découverte de la bipolarité de Picabia permet de mieux comprendre leur vie chaotique, faite de fusion, d’éloignements, de rabibochages. Des relations à la “Jules et Jim”. 

La poésie s’invite dans leur vie lors de leur rencontre avec Apollinaire, “son inconscient, son ange gardien”.Picabia, à son tour, écrit et publie des oeuvres poétiques, sous la houlette de Gaby, animée par “l’urgence de transmettre”. 

Cette biographie romancée à quatre mains est ponctuée d’apartés où les voix des deux écrivaines dialoguent, font le point sur ce qu’elles découvrent ou ne savent toujours pas. 

Anne et Claire Berest se sont faites Sherlock Holmes et livrent le résultat de leur enquête, mettant en exergue cette femme hors cadre, incroyable, « le cerveau érotique », polyglotte, anticonformiste, ultramoderne, qui a révolutionné l’art par son influence sur Picabia. 

Cette femme de l’ombre, les soeurs Berest ont voulu la réhabiliter, la considérant comme « un messie », « un médium ». 

Leurs recherches a eu de bénéfique de leur faire découvrir le havre de paix d’Etival dans le Jura, de pénétrer dans cette maison qui une âme avec tous ces portraits d’aïeux. Et de faire la connaissance de cousins. 

Elles ont éludé le mystère qui entourait ce grand-père maternel, Vicente,(enfant non désiré, suicidé à 27 ans, laissant une enfant de 4 ans). Comment ne pas être choquée de sa décision de Gabriële d’exhumer le corps de son fils Vicente, « Nié », pour mettre celui de son époux. 

Elles reconnaissent que cela a pu être douloureux pour leur mère de les voir fouiller dans son passé afin d’établir la filiation avec le peintre Picabia. « La relation des Picabia à leurs enfants est un mystère » : des parents démissionnaires, indifférents à leur  petite fille, Lélia. 

On note que Gaby exprima ses regrets d’avoir failli au rôle de mère. 

Un travail de mémoire familiale, étayé par une documentation foisonnante,  qui nous immerge dans les mouvements artistiques de l’époque : du cubisme, la naissance de l’art abstrait jusqu’au dadaïsme et qui met en lumière Gabriële,  « cette éminence grise, rayonnante », cette femme hallucinante ainsi que toute une constellation d’artistes, d’intellectuels qui gravite autour d’eux. 

Une lecture fluide, passionnante à accompagner de tableaux de Picabia. 

PS : Une mention supplémentaire pour la présence d’une table des matières et de photos. 

Par contre un arbre généalogique aurait été le bienvenu. 


(1) Gabriële est décliné sous des orthographes différentes : Gabrielle, Gabrièle. 

© Nadine Doyen 

Lectures d’avril 2015 —Patrick Joquel

Lectures d’avril 2015
Patrick Joquel
www.patrick-joquel.com

 

 

Poésie
*
Titre : Comment tu vas le monde ?
Auteur Claude Burneau
Illustrations : Lisa Launay
Éditeur : Gros Textes
Année de parution : 2015

Le poème ne parle pas forcément, ni toujours, du joli arc-en-ciel qui court d’une rose à une autre, non. Le poème parle aussi et surtout du reste. De ce qui interpelle. De ce qui fâche. De ce qui révolte. Des poèmes qui disent le réel et qui en dénoncent les inhumanités. Des poèmes qui battent avec le cœur des hommes. Des poèmes dont un jeune lecteur pourra s’emparer aussi facilement qu’un adulte.
Un livre noir et pessimiste alors et qu’on lirait avec un mouchoir ? Non. L’humour, même noir, est plus corrosif que tous les apitoiements, plus positif puisqu’il ouvre un espoir. L’espoir de cerveaux qui pétillent et qui inventent des jours plus humains, plus tendres. Avec des touches de couleurs dans la grisaille. Touches joyeuses que l’on suit dans les illustrations et qui résonnent avec l’éclat d’un sourire d’enfant.
Demeurons du côté des couleurs et mettons-en à nos sourires malicieux.

Ne crains pas le silence
Il est plein du babil des grillons
D’un envol de pigeons
D’un mulot qui s’enfuit
De guêpes dans des fruits
D’un tracteur dans un champ
Des caprices du vent
D’un ruisseau qui s’entête
De mille vies discrètes.
Ne crains pas le silence.
Habite-le.

Tu prends une chemise
Mille chemises
Un million de chemises
À la sortie de l’atelier de confection
Quelque part en Asie
Tu les places dans un conteneur
Douane. Vérification.
Expédition. Transport. Réception.
Aucun problème.
Tu prends un homme
Un seul
Pas mille pas un million
À la sortie de l’atelier de confection
Quelque part en Asie
Tu le places dans la chemise
Douane. Vérification.
Interdiction.
Qui est le problème ?

http://grostextes.over-blog.com/index.php?ref_site=1&ref=299961&module=blog&action=default:home

*


Titre : sacrés
Auteur : Jean-Claude Touzeil
Images : Pierre Rosin
Éditeur : La Lune Bleue
Année de parution : 2015

Un petit livre en huit poèmes et cinq dessins tiré à 50 exemplaires. Autant dire que la hâte est de rigueur. Les poèmes aussi. Huit arbres sur du papier. Un petit jardin qui ressemble bien à celui du poète. Ses amis de bois, de feuilles et de lumière ; de graines aussi. Chacun a sa vie, ses souvenirs, sa présence. On entre ainsi dans le mystère de l’arbre et dans celui de l’amitié. Le graphisme et les couleurs accompagnent le silence.

http://biloba.over-blog.com/

Un des huit et pas tout à fait au hasard :

J’ai trois ginkgos dans mon jardin
Le premier quelle allure
se prend pour une éolienne
Le second rêve encore de côte d’azur
Le dernier sort de l’imprimerie
l’encre est à peine sèche

Tous les trois se souviennent
du temps des dinosaures
et des nuages du Japon

Quand l’automne arrive
ils mettent leur robe de lune
et c’est plus fort qu’eux
ils prennent toute la lumière
JCT

*


Titre : La feuillée des mots
Auteur Georges Cathalo
Éditeur : Éditions Henry 2014
Année de parution : 2014
Georges Cathalo poursuit son exploration de la cause poésie. Ici, il s’interroge sur les poètes, chaque poème est dédié à un poète ; sur les mots et bien sûr, marque de fabrique, l’engagement.
Loin des clichés Baudelairien, Rimbaldien et loin du jardin des roses, le poète échappe à tout convenu.
Le poème n’est pas une formule magique, quoique… mais le poète témoigne, invente.
Si le poète est souvent impuissant devant le monde, il demeure porteur d’espoir… et le poème demeure prêt à servir. Le mot résiste, posé sur la page close du livre. Prêt à l’emploi.
Mais point de cocorico, de drapeau ni de clairon :
Ne nous y trompons pas
un poème
ne sera jamais qu’un poème

un instant suspendu entre ciel et terre, entre deux eaux, entre toi et moi…

ils se cachent les mots
les uns plus pressés que les autres
se bousculent un moment
s’arrêtent et se réchauffent

traces de métaphores
ombres portées de nos errances
empreintes devinées effacées

ainsi comme toujours
le poème s’apprendra mot à mot
au-dessus du vide


*


Titre : Les sons de l’air en colère
Auteur Mylène Joubert
Éditeur : Gros Textes
Année de parution : 2014

Dedans. Dehors. le temps. Le temps qu’il fait autant que le temps qui passe. Un temps plus ou moins variable selon les masses d’air, selon l’humeur intérieure et ses flots de souvenirs, de désirs. Et la fenêtre comme une ouverture, un sas, une passerelle vers le monde, vers l’autre. Ce monde qu’on voit, qu’on ressent, qui vibre et avec lequel on vibre. L’autre, celui qui passe, les autres passants et leur image fugace, un instant de leur vie partagée ; on imagine, on apprécie. On est vivant. On est quelqu’un. On est fragile.
C’est la thématique du second texte de ce recueil qui en comporte donc deux : quelque part quelqu’un est fragile. Où est la fragilité ? en soi ? dans un lieu ? entre les deux ?
Un livre qui oscille ainsi entre brume et soleil, gris et bleu, ici ou là-bas. Cette vibration est poésie.

https://sites.google.com/site/grostextes/

*


Titre : Poèmes pour Robinson
Auteur : Guy Allix
Illustrateur : Alberto Cuadros
Éditeur : Soc et Foc
Année de parution : 2015

Un recueil de poèmes sur l’absent. Le lointain. Le jamais vu, jamais entendu. Le pourtant si proche. L’absent est ici Robinson, un petit garçon qui vit l’autre bout du monde. Pas de contact entre le grand-père et le petit fils. Juste des poèmes. Des poèmes qui jalonnent les premiers pas, premières années de cette jeune vie. qui balisent un itinéraire que le grand-père suit à tâtons. Beaucoup d’émotions donc dans ces poèmes. Beaucoup de couleurs dans les illustrations. Un feu d’artifice. Des jubilations enfantines. Un livre joyeux finalement. Un livre dont le cœur bat au rythme des solitudes.

http://www.soc-et-foc.com
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Titre : Traversée des silences
Auteur : Jackie Plaetevoet
Illustrations de Gaëlle Guibourgé
Éditeur : Gros Textes
Année de parution : 2014

Écrire en chemin, en marchant, voilà une piste d’écriture que j’aime et pratique. Dès le départ, la connivence entre marcheurs, arpenteurs d’espace. On retrouve ici les dynamiques de Bashô, de François d’Assise et bien d’autres encore comme Joël Vernet et Christian Bobin dont Jackie s’entoure pour son périple vers Compostelle : saisir l’instant propice, mais sans le haïku. Pas de long déroulé de pas non plus. ce qui se joue ici ce sont de courts textes, parfois très courts, mais qui saisissent l’instant et la méditation de l’instant. L’éclair rapide du silence quand il traverse le bruissement du monde : un chant de fauvette, un lis martagon, un espace, une rencontre… Un clin d’œil de papillon.
Lire cette traversée comme un voyage entre ses propres instants d’éternité glanés au fil de ses cheminements et ceux de l’auteur, on se sent comme un éclaireur funambule et joyeux, un éclairé aussi. Une multiple invitation : souviens-toi de tes fragments, regarde les miens et surtout ouvre-toi à nouveau au présent. Que ton pas soit fondateur.

http://grostextes.over-blog.com/

Quelques extraits :
Nasbinals :
Rendre la mémoire au silence.

Conques : Il y a des miracles qui naissent puis meurent dans un parfait silence.

Saint Félix :
Un minuscule roitelet égraine son babillage depuis un fourré voisin. Je m’arrête, respire ses petites notes flûtées. Le cherchant longuement avant de renoncer, déçue de sa fuite devant la menace de mon humanité.
Sur le fond, il a eu tout à fait raison.

Varaire :
Sur le chemin, mon seul souci est d’écouter ce que le silence a à me dire.

Lauzerte :
Au détour d’un sous-bois bordé de taillis clairsemés, j’ai croisé vers quinée heures, une fauvette espiègle. Immobile, j’ai épié pendant cinq bonnes minutes la clandestine entre les rameaux. Enfin tenue dans la lunette de mon œil gauche. Attrapée la fauvette. Petit oiseau de rien au chant miraculeux. Celle-ci m’a donné en l’espace de quelques secondes, un récital de prestige qui résonne depuis au cœur de n’importe quel silence.

Moissac :
Il y aurait une fenêtre et un arbre devant qui frémit sous la brise. Rien d’autre. Ce serait suffisant.

**


Romans
*


Titre : L’homme-qui-dessine
Auteur : Benoît Séverac
Éditeur : Syros
Année de parution : 2014

Mas d’Azil. 30 000 ans auparavant… La rencontre entre une tribu de sapiens sapiens et un néandertalien. Sur fond d’enquête policière on dirait de nos jours : chercher qui est le criminel ? Et pourquoi ?
Sur cette trame on entre dans une histoire d’hommes. Avec leurs émotions, leurs questionnements… Leurs positionnements sociaux… Et le difficile dialogue entre les différences… Rien de nouveau sous le soleil. Les racismes changent de cible mais demeurent. Bien sûr, ceux qui tentent de concilier, d’aller de l’avant vers un monde plus humain sont là, bien présents. C’est ainsi que le monde avance.
Nous sommes leurs héritiers, l’homme d’Europe possède un petit pourcentage de gènes néandertaliens, ne l’oublions pas.
Quand j’ai fermé ce livre, je suis resté longtemps en présence des personnages. A dialoguer avec eux. Un livre que je n’oublierai pas de sitôt.

http://www.syros.fr/index.php?option=com_catalogue&page=ouvrage¶m_y=F_ean13&value_y=9782748514445&retour=0&espace=0&Itemid=2

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Titre : Là où naissent les nuages
Auteur Annelise Heurtier
Éditeur : Casterman
Année de parution : 2014

Besoin ou envie de remettre ses pendules à l’heure, voici un livre. Un livre surprenant. Résultat : je l’ai lu d’une traite avec sourire et émotion. Une jeune fille de seize ans écrit son mois d’humanitaire en Mongolie. Elle l’écrit à son retour pour ne rien oublier, pour mettre de l’ordre dans sa tête après une telle aventure, un tel choc culturel. Passer des beaux quartiers parisiens aux rues d’Oulan Bator, ça dépayse et c’est autre chose que de glisser un chèque dans une enveloppe. Ça fait maigrir aussi et le changement physique accompagne le changement intérieur, forcément : ce n’est pas tout à fait la même fille qui revient.
Des passages surprenants, comme cette rencontre amoureuse… Je n’en dirai pas plus. Des instants d’humanité profonde, où chacun est à vif et entier. Du paysage aussi bien urbain que steppe et yourtes.
Excellent récit initiatique.

http://jeunesse.casterman.com/albums_detail.cfm?Id=45568

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Titre : Angel l’Indien blanc
Auteur François Place
Éditeur : Casterman
Année de parution : 2014

Magnifique roman. J’ai toujours pensé que le songe devance et invente le réel, François Place joue ici sur ce thème avec son humour, sa grâce et son imagination légendaires. De l’humain aussi. Et de cette humanité capable de dépasser les frontières, les castes, les règles sociales. L’Indien fabrique sa propre liberté comme sa mère (esclave) le lui avait appris en lui donnant sa langue maternelle en héritage. Il la fabrique en sachant écouter, observer, donner ; en osant être lui-même. Chaque jour il se dépasse, il va plus loin ; c’est un de ses sauteurs d’horizon comme j’aime.
Récit de voyage, récit initiatique, récit rêveur : laissez-vous embarquer et envolez-vous.

http://www.francois-place.fr/portfolio-item/angel-lindien-blanc/

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Titre : Tant que nous sommes vivant
Auteur Anne-Laure Bondoux
Éditeur : Gallimard
Année de parution : 2014

Un livre en plusieurs étapes. Plusieurs vies. Celles des héros et de leur fille. Sous fond de crise économique, puis de guerre… Un couple, un amour irrésistible et fort ; qui résiste à tout longtemps parce que vivants ! De l’invention du bonheur quotidien à la quête de l’identité, le lecteur les suit sans lâcher le livre ; rebondissant d’une partie à l’autre… Prenant !
Une histoire invraisemblable et pourtant si proche de notre réel ; comme si l’un créait l’autre et réciproquement. Oui Envoûtant.

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD-JEUNESSE/Grand-format-litterature/Romans-Ado/Tant-que-nous-sommes-vivants

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Titre : 20 pieds sous terre
Auteur Charlotte Erlih
Éditeur : Actes Sud
Année de parution : 2014

Une plongée dans le monde des taggers du métro parisien. Plusieurs thématiques contemporaines se croisent dans cette enquête que mène une jeune fille. Une enquête qui lui montrera que les gens ne sont pas toujours ce qu’on croit, ni ce qu’ils montrent. Une quête de l’être derrière le paraître et les conventions sociales. Elle arrivera au bout décapée mais aussi en paix avec elle-même.

http://www.actes-sud.fr/catalogue/jeunesse/20-pieds-sous-terre

 

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Titre : Monde sans oiseaux
Auteur Karin Serres
Éditeur : Stock
Année de parution : 2013

Tout fond. Les eaux montent. On vit au bord et sur des lacs. Dans des maisons sur roues qu’on déplace au fil de la montée…
Il existe un village un peu reculé, que les touristes citadins viennent visiter…
Il existe dans ce village des humains, comme vous et moi. Avec leurs histoires de famille, leurs histoires d’amour, leurs joies et leurs peines. La narratrice raconte sa vie. des bribes. Des souvenirs. Comme autant de petites lumières. La vie, comme une guirlande.
C’est un monde sans oiseaux. Sans oiseaux mais avec des cochons fluorescents qui clignotent avant de s’éteindre.
Un livre comme un chuchotement. Une plongée à l’intérieur d’une petite boite d’os. Un livre comme une sœur.

http://www.editions-stock.fr/monde-sans-oiseaux-9782234073951

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Titre : virus 57
Auteurs : Christopha Lambert et San Vas Steen
Éditeur : Syros
Année de parution : 2014

L’humanité sera détruite par un virus, voilà le fond de ce livre. Tout le reste : nucléaire, réchauffement climatique, guerre… ne sont pas assez puissants, assez retors pour réussir.
Un livre plein de rebondissements et de surprises. Une traque, plusieurs traques en fait. Beaucoup d’improbables en chemin et pourtant ça tient, bien ficelé.
Un bon moment de lecture !

http://www.syros.fr/index.php?option=com_catalogue&page=recherche&Itemid=21

©Patrick Joquel
http://www.patrick-joquel.com

Axel Kahn – Pensées en chemin – Ma France, des Ardennes au Pays Basque – Stock ——Une chronique de Nadine Doyen

Chronique de Nadine Doyen

  • Axel KahnPensées en chemin – Ma France, des Ardennes au Pays Basque – Stock (19€ -282€)

    Axel Kahn – Pensées en chemin – Ma France, des Ardennes au Pays Basque

Avec Axel Kahn, traversons la France depuis la frontière belge jusqu’à la frontière espagnole, en faisant halte à Vézelay. Le virus de la marche, il le contracta dès l’enfance. De ces déambulations sont nés un livre et des photos postées sur le site indiqué. La carte, en début d’ouvrage, permet de visualiser l’itinéraire et les étapes.

Dans le préambule, l’auteur confesse avoir été nourri par les ouvrages de Jacques Lacarrière consacrés à ses pérégrinations, tout comme Jean-Paul Kauffmann. Il expose ce qu’il entend par triple quête, dont celle de soi-même.

Parcourir 1800 km, comme tout exploit sportif, demande de se mettre en condition, et de fortifier son âme, car un sandwich détrempé est vite « immangeable ».

Axel Kahn relate le travail en amont afin de « cheminer dans l’insouciance maximale », (réservations, prise de contact avec les médias). Il justifie sa décision de cheminer seul, pour être disponible et profiter d’un « embrasement de gloire du ciel ». Son périple sera ponctué de conférences dont le titre : « L’homme, la beauté et le chemin » résume bien son dessein, de haltes dans son fief ancestral (Mussy) ou son village natal et de détours pour des retrouvailles familiales.

Axel Kahn force l’admiration pour ne pas avoir différé son départ, le 8 mai 2013, malgré un poignet « brisé » et une météo exécrable. La chaleur, il la trouve auprès de ses hôtes, soucieux de son confort et de lui faire goûter des produits du terroir. Ou lors des accueils chaleureux, en fanfare, ou par « une chorale de grenouilles ». Ses états d’âme fluctuent selon les difficultés. L’hospitalité n’est pas innée et parfois il doit se contenter d’abribus ou compter sur la providence. On s’étonne qu’il n’ait pas sa crédential à tamponner. De surcroit, il y a aussi « son corps, un incorrigible bavard! ».

A Nouzonville, l’auteur découvre une ville « rétractée sur elle-même, suite à la désertification industrielle. Après le site magique de Vézelay, c’est dans « un monde étrange », « un paysage dantesque » que l’on pénètre. La traversée du Morvan est particulièrement éprouvante, un véritable « sacerdoce », d’autant que « les sentiers jouent à saute-ruisseau » et « les fondrières prennent les dimensions de tranchées ». Des efforts sont aussi indispensables pour gravir les « bavantes ». Si « le chemineau se doit d’être placide », Axel Kahn ne se prive pas de fustiger quads et trials qui troublent la quiétude et infligent de profondes blessures aux chemins.

Humour et poésie sont au rendez-vous. Le marcheur attentif imagine « un coup monté de la gente animale », constatant ce silence total. Il se plaît à supposer que les tourterelles soient « entrées dans les ordres ». Avec autodérision il évoque son plongeon dans les orties pour échapper au « geyser d’eau croupie ». Il voit la main de Lucifer dans ces obstacles à contourner. Il forge l’expression : « il pleut des baguettes de tambour », pour conjurer le mauvais sort.

Axel Kahn revisite avec émotion son enfance : le sacrifice du cochon, la saison du fanage, se remémorant « l’odeur sucrée, florale, subtile et persistante qu’exhale le foin fraîchement coupé ».

Ce récit est également un témoignage de la réalité économique et sociale, l’auteur déplorant les disparitions d’usines, de la sidérurgie, le déclin de la bonneterie troyenne, la faillite de Manufrance. Il n’occulte pas la désertification médicale. Toutefois il encourage à « oser, vouloir, essayer ». Il se montre confiant, notant un « renouveau rural » et l’installation d’étrangers, croisant des édiles dynamiques.

Ce carnet de route est émaillé d’anecdotes croustillantes (interview donnée au sommet du rocher Saint-Vincent), de moments fraternels « d’échanges avec les modernes jacquets », de rencontres plus sauvages : chevreuils, écureuils, à la « queue empanachée fièrement dressée », vaches de la race aubrac, petits chevaux.

Axel Kahn sait faire défiler la diversité de paysages, cet atout de la France : vallées, collines, prairies, forêts, plateaux agricoles, bocage, bruyères, coulées basaltiques.

Il note le saisissant contraste, quant à la mise en valeur touristique entre les Ardennes belges et françaises, comme Franz Bartelt l’a montré dans le documentaire : « Par-là, c’est pas comme ici». Il souligne « la sécession » d’une partie de la population.

L’histoire s’invite, puisque les lieux renvoient à des périodes parfois dramatiques, comme l’Argonne, « terre martyrisée», Verdun. Une fois dans les coteaux champenois, l’auteur nous rappelle la révolte des vignerons de l’Aube de mars 1911, sans oublier l’époque florissante des foires de Champagne. S’ajoutent les légendes.

Un tel périple est propice non seulement à l’évocation des odeurs, des bruits, des saveurs, d’une mosaïque de couleurs, mais aussi de notre passé culturel et religieux.

Il n’échappe pas au choc que procure la première vision de la basilique de Vézelay à tout pèlerin, si « saisissante, irréelle » qu’il en est pétrifié. Majesté d’un arc-en-ciel.

Axel Kahn fait l’éloge du beau et de la marche, démontrant que « Penser en chemin est une nécessité qui possède de nombreuses vertus ». Tout marcheur dans l’âme comprendra « cette singulière exaltation » due à cette sensation de liberté.

Son viatique ? « Le présent est magnifique, le futur sera beau ». Son objectif, c’est l’émotion, comme à Conques. Son ultime message ? « LA FRANCE EST BELLE ».

Saluons l’initiative de l’écrivain marcheur désireux de « réhabiliter un patriotisme lumineux et ouvert, le patriotisme des bras ouverts ».

Axel Kahn signe un sublime plaidoyer pour le tourisme en France, sa diversité et invite le lecteur citoyen à arpenter à son tour un tronçon de cet axe.

Comme Montaigne qui affirmait : « Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les jambes l’agitent. », Axel Kahn prouve qu’on ne peut bien penser qu’en mouvement. Par ce récit clair, bien documenté, il a su nous faire partager ses purs moments de réception de la beauté, son ravissement, ses rencontres fertilisantes, tout en brossant un portrait de la France d’aujourd’hui. Mai 2014 sera pour l’humaniste marcheur le départ de la Pointe du Raz pour une nouvelle aventure.

©Nadine Doyen