Juliette Nothomb, Éloge du cheval, Albin Michel, ( 14€- 199 pages), Septembre 2022

Une chronique de Nadine Doyen

Juliette Nothomb, Éloge du cheval, Albin Michel, ( 14€- 199 pages), Septembre 2022


Juliette Nothomb revisite son enfance et son rapport aux animaux en particulier.

Même si toute jeune enfant, elle a connu les genoux des adultes chantant «  à dada… », le coup de foudre de l’auteure avec les chevaux a lieu au Japon, à l’âge de huit ans. L’écrivaine en a certes croisé auparavant, lors des voyages avec sa famille au Canada, mais de loin. Précisons que son père, diplomate, a occupé plusieurs postes à l’étranger et que la famille a vécu aux quatre coins du monde et engrangé des valises de souvenirs.

Le cheval, quand on est enfant, on commence par le contempler en photos ou en vrai. D’où cette réflexion : « Dans la mémoire et le vécu de chacun d’entre nous, il y a au moins un événement, une histoire qui nous relient à cet animal exceptionnel ».

Les canassons qui ont d’abord fasciné l’enfançonne, sont ceux observés dans un manège. L’envie d’en monter ne tarde pas à se manifester. Un gène familial ?

Sa grand-mère maternelle, admiratrice des chevaux, l’encourage instantanément et voilà Juliette, gamine, le pied à l’étrier. C’est alors qu’elle ressent pour la première fois « une onde électrique » traversant son corps, « à l’unisson avec le frémissement et la chaleur de l’échine » et découvre le parfum équin. La fillette égocentrique devient emphatique et audacieuse au contact de son animal préféré. 

Elle confie qu’enfant, il lui a fallu un doudou en peluche, un poney nommé Poly,  également vénéré par sa sœur Amélie.

Mais durant son séjour en Chine, Juliette, petite fille, a connu la frustration. Plus de chevauchées fantastiques. En Chine, l’équitation est bannie, « jugée contre-révolutionnaire »,  « sport d’aristocrates ». Les seuls cavaliers croisés étaient des vieillards ou des enfants. Tentée d’explorer la campagne à vélo avec sa famille, elle souligne  avec une pointe d’humour, que cette activité pratiquée uniquement par les ressortissants des pays capitalistes paraissait louche ! D’où la présence d’un pseudo-berger en faction.

Comme ersatz, les parents Nothomb offrent des livres équestres. Quant aux deux sœurs, Amélie et Juliette, elles ne manquent pas d’imagination pour s’inventer des destriers, à partir d’échasses. La connivence entre elles est déjà exceptionnelle dans leurs jeunes années. Est-ce pour cela qu’Augustin Trapenard ose parler de «  livre- soeur » ? Les aficionados de la baronne belge vont d’ailleurs la retrouver ici en «  chroniqueuse, journaliste sportive » !

 La journaliste rappelle que l’agriculture chinoise était encore rudimentaire dans les années 1970. Le cheval ou autre bête de somme devaient aider le paysan au transport  de marchandises au moyen de charrettes. Situation qui n’est pas sans rappeler les images du film «  Le retour des hirondelles » de Li Ruijun montrant une Chine rurale.

Le départ ( en 1975)  de la fratrie Nothomb pour les États-Unis s’avère donc un grand choc : passer de la dictature au monde ultralibéral! Juliette entre en sixième au lycée  sélect de New-York et rêve d’endosser la tenue traditionnelle de cavalière : « jodhpurs, bottes et bombe à mentonnière en velours noir » !

Elle a connu le graal dans Central Park , grâce à l’invitation d’une amie.

Elle découvre l’engouement des Américains pour les parades.

 Bonheur d’être au pays des cow-boys, des Indiens, de Lucky Luke et son cheval Jolly Jumper, prête pour la conquête de l’Ouest américain ! 

L’écrivaine n’élude pas le fait que le cheval est source de clivages sociaux,  « symbole de richesse et de pouvoir ». Elle se souvient avoir été méprisée, tout comme sa sœur,  deux « jeunes plouquettes belges » réduites à monter des chevaux de manège !

Dans ce livre, la philologue s’intéresse à l’étymologie du mot « cheval » : «equus »,  « caballus, «  kaballes »… et décline maintes métaphores et expressions courantes : « faire cavalier seul », « œuf à cheval, «  avoir une fièvre de cheval » …

 L’art du dressage n’a plus de secret pour elle (dompter un cheval est une gageure). Elle passe en revue tout le vocable équin ( on apprend un autre sens du mot « pouliche »), elle détaille les façons de monter l’animal «  à l’anglaise ou western, à cru », en amazone (comme sa grand-mère paternelle), les tenues vestimentaires. 

Au Wyoming, on enfile les « chaps », culottes de cuir à franges.

La journaliste souligne le caractère ombrageux du cheval. Au contact de cet animal, elle éprouve « un sentiment débordant et paradoxal de soumission et de puissance », d’ivresse, de griserie et de liberté. Elle se remémore son histoire d’amour à 13 ans pour Charlie, « merveilleuse monture », avec qui elle a participé au Horse Show annuel du club. Avec humour, elle prévient que «  faire du cheval » ne dote pas d’une silhouette de sylphide ! 

Elle émaille son récit d’anecdotes dont l’incroyable baignade avec Charlie dans un lac. Moment surprenant et déconcertant, avec cet « état proche de l’apesanteur »,   batifolages, jeux, «  tous deux aussi légers que deux truites ». Après cette acmé, on comprend d’autant mieux son chagrin incommensurable quand il lui faut quitter le pays de son champion, Charlie, pour le Bangladesh, en 1970.

Dans cet essai, la cavalière aguerrie remonte très loin dans le temps, le cheval étant un être culturel. Elle énumère toutes les utilisations du quadrupède au cours des époques, son rôle dans les guerres. ( ce qui convoque le roman Chien-Loup de Serge Joncour). Et déplore le lourd « tribut de morts au combat au cours de l’Histoire », le cheval étant «  sacrifié sur l’autel des conflits ». L’écrivaine n’élude pas la maltraitance et misères chevalines, consciente des travaux forcés auxquels sont condamnés les équins, esclaves malmenés pour les labeurs agricoles et industriels. Ainsi que du sort des chevaux de courses vieillissants.

Elle aborde maints sujets dont l’alimentation des chevaux , la façon de les monter, et la baisse de l’hippophagie (fermeture de la dernière boucherie à Bruxelles en 1980).

L’écuyère émérite évoque les grandes stars ( Ourasi, Jappeloup) qui se sont fait un nom dans le domaine de l’équitation et témoigne de sa reconnaissance envers les chevaux qui ont compté pour elle. Elle se souvient de randonnées au coeur de la forêt de Soignes  ainsi que dans l’Ardenne belge. L’intrépide Juliette nous fait revivre une expérience périlleuse mais grisante, en mer, sur la croupe d’un cheval de race ibérique au Portugal ! Sa devise : « Cavalière un jour, cavalière toujours » !

La littérature, la peinture ( Georges Stubbs, Delvaux, Magritte) et le cinéma  ( Hair, Ben-Hur., Crin-Blanc…) s’invitent copieusement  dans ce livre. Passionnantes les pages consacrées à la peinture chevaline, à laquelle elle fut initiée par son grand-père maternel. Sont cités Marguerite Yourcenar, Dumas et «  Les trois mousquetaires » ainsi qu’un des romans d’Amélie Nothomb : «  Le sabotage amoureux »  où « elle fantasme un vélo en cheval ». Parmi la pléthore de livres qui ont marqué et nourri la lectrice Juliette Nothomb, celui de George Orwell qui met en scène « Boxer, un solide cheval de labour », Don Quichotte de Cervantès, Homère et le cheval de Troie.

La musique, apprend-on, est venue combler ( au Japon) « le désert culturel ». Certains airs célèbres pouvant être associés aux pas du cheval ! Musique  et équitation renvoient aux spectacles de Zingaro, aux ballets de l’École espagnole de Vienne, aux performances des écuyères dans les cirques. Ou au Cadre Noir de Saumur.

A New York, la télévision était remplacée par la danse, les chorégraphies modernes et les comédies musicales de Broadway ( West Side Story).

Dans le dernier chapitre, la journaliste culinaire prodigue divers conseils pour gratifier « son équin au bec sucré » : éviter le sucre, préférer une pomme, une carotte et livre une réflexion sur l’évolution de l’alimentation dans les centres équestres.

C’est avec émotion que l’on referme cet ouvrage (illustré par une photo touchante)  dans lequel en filigrane apparaissent les parents bienveillants Nothomb ainsi que sa sœur cadette qui a aimé remplir l’album familial des rubans gagnés par son aînée. 

Dans cet opus érudit, dense, l’écrivaine décline l’historique du cheval de façon très documentée, fouille son passé, ce qui apporte beaucoup d’intérêt au lecteur. 

Juliette Nothomb y adjoint un côté plus intime où elle livre ses souvenirs de cavalière, perchée sur « la plus noble conquête de l’homme » , selon Buffon, et ceux de ses voyages en famille. Pèlerinage en Irlande, lié au prénom de son père, Patrick !  Randonnées en Inde, Birmanie, Népal, Jordanie, où « seul le cheval pouvait offrir l’extase ». Tout se déroule comme si le lecteur, de simple spectateur, devient partie prenante du récit, grâce à une écriture captivante, pétrie d’humour, enrichie de  comparaisons inattendues et suggestives. Elle confie que le séjour pékinois l’a « fait grandir et lui a ouvert les yeux sur l’étrangeté et la diversité du monde ».

Avec générosité, elle partage son amour inconditionnel pour « cet animal singulier, multiple et si extraordinaire », qui impose le respect. La cavalière ne tarit pas d’éloge sur le cheval «  doté d’une sensibilité et d’une intelligence hors du commun », «  cet animal singulier multiple et si extraordinaire », « indispensable à l’humanité ». Un essai enrichissant, à la fois documentaire et autobiographique.

Alors , en selle pour une chevauchée inédite et instructive, sans danger !

Et décernons une «  rosette » à celle qui nous a fait voyager autrement.

© Nadine Doyen

Henri RAYNAL – Ruggero Pazzi, Tourné vers l’Origine – Le Silence qui roule, septembre 2022, 48 pages, 11€

Une chronique de Marc Wetzel


Henri RAYNAL – Ruggero Pazzi, Tourné vers l’Origine – Le Silence qui roule, septembre 2022, 48 pages, 11€


La pensée du formidable (et méconnu) Henri Raynal (93 ans), essayiste et poète, pourrait familièrement se ramener à une triple attitude à l’égard de l’Univers (du Tout du réel), qui dirait à celui-ci : bravo ! (pour l’harmonie du monde, qui est celle même dont notre organisme use pour assurer la sienne – donc une bonne partie de la nôtre), merci ! (pour la prodigalité du monde, « la générosité du Dehors », qui nous a fait naître en lui et de lui, dans un degré d’endettement dont il nous laisse par ailleurs – suprême élégance  – libre juge), et enfin : chic ! (pour l’inventivité d’un monde, qui nous offre de la relayer, dans un accueil qui nous fait bénéficier de la créativité dont il fut capable, nous inventant inventeurs jusqu’à – mansuétude supérieure – nous laisser parfois être saboteurs, parasites ou même distingués calomniateurs de son exubérance). Or, dire : bravo, merci et chic ! au monde naturel n’est pas si commun, puisque les religions préfèrent réserver à Dieu les trois exclamations, et que la technoscience, de son côté, l’apostropherait plutôt ainsi : haro, hue et chiche ! Raynal est comme ça : « l’étoffe infinie des circonstances » ne lui fait pas peur, le narcissisme de la désillusion (à la Cioran, à l’Onfray) ne le tente pas; et le désenchantement même lui paraît un malentendu (car même si la lumière rationnelle que nous braquons sur l’Univers nous révèle parfois ses malfaçons, son entropie et son douteux bricolage, n’oublions jamais que, littéralement, dit notre auteur, c’est lui – l’univers – qui l’a – cette lumière – allumée) !

 L’essentiel de ce petit livre nous parle d’un Ruggero Pazzi (1927-2010) sculpteur, non parce qu’il serait purement sculpteur (il dessinait et gravait à même profondeur, montre Raynal), mais parce qu’il fait de la sculpture « pure », non-figurative, militante exclusive de la minéralité par et pour elle-même. Ici, donc, pas de modèle (donc rien, hors de l’oeuvre, d’indépassable qui la circonscrive ou l’intimide, mais rien non plus qui puisse guider son dépassement); aucune forme organique ou biomorphe (l’esprit semble couler directement dans la pierre, sans passer par la vie, les gestes mêmes par lesquels il dépasse ou domine cette pierre). Enfin des volumes stables et d’un seul tenant, mais qui semblent se dédoubler, vouloir jouer avec leur propre unité, en une sorte d’acrobatie morphologique, un contact nécessaire sans tact possible, un combat amoureux entre leurs parties, que leur fusionnalité même déséquilibre.

« Rare intimité avec la pierre. Il (= R.Pazzi) lui devait de transformer le moins possible de chair minérale en chutes, en déchets; aussi jugeait-il sévèrement les oeuvres obtenues au prix d’ablations excessives, si bien que leur volume était par trop inférieur à celui du bloc travaillé. Lui s’efforçait de satisfaire de façon optimale les suggestions de la pierre » (p.12)

 Une étonnante photo, prise par son épouse, montre Pazzi chevauchant littéralement un bloc à deux mètres de hauteur, burinant et buriné, c’est à dire lui-même aussi sec, intelligemment érodé et ardemment imperturbable que la pierre qu’il travaille. Seul à seul avec Tout.

« En 1994, s’est ouverte une autre période pour la sculpture de Pazzi : il a voulu opérer au plus près de la pierre, de son intimité, dans une complicité accrue; mieux reconnaître encore ses élans immobilisés, afin de les délivrer de leur réclusion. Aux mariages de volumes, diversement emboîtés (invention ayant pour effet de rendre plus évidente la force amassée dans le minéral, plus intense sa présence) succèdent alors des oeuvres pour lesquelles je choisirai l’appellation de stèles. Il s’agit cette fois, en effet, de masses verticales. Leur surface, non plus lisse, mais rugueuse, abonde en irrégularités qui en font l’intérêt. Irrégularités tantôt choisies, élues par l’artiste et conservées, tantôt pressenties, habilement dégagées, amenées au jour avec discernement, sensibilité. Une fine orogénie en résulte » (p.34)

Sur ce choix singulier, par le sculpteur, des matières, des motifs et des gestes de taille, Henri Raynal offre trois remarques spéculatives et poétiques, qui à la fois troublent notre regard et renouvellent notre jugement. D’abord, il voit là un geste de complicité libératrice avec les forces de la matière, souhaitant les redresser d’elles-mêmes, les acheminer vers une certaine forme pour les faire s’accomplir autrement. Un peu comme, dit Alain, « les ruines sont belles parce que la pesanteur s’y est essayée« , le bloc travaillé est beau parce que les forces qu’il fait émerger s’y épuisaient, s’entre-neutralisaient dans leur nuit minérale. Ensuite, « ces volumes que leur auteur a voulu d’une belle évidence, en leur noble concision, leur netteté » (et que Raynal, plaisamment, propose de nommer pazziles) sont exactement taillés pour la confidence (déclaration évidente, concise, nette d’un secret propre) de ce qu’ils sont, pour les rendre comme capables de justifier eux-mêmes la présence sensible qu’ils manifestent. Une sculpture de la double réserve (p.25), écrit Raynal : faire sortir les pierres qu’on taille de leur réserve-retenue en leur faisant déployer leurs réserves-ressources, formant don réservé comme de biens qui se « suggèrent » sans se dépenser, dilapider ni trahir, c’est à dire qu’on peut explorer sans devoir les exploiter. Enfin, dans ces sculptures (qui ne sont donc jamais statues), comme d’ailleurs dans les dessins et les gravures, le remarquable y est « que l’impersonnel et le singulier s’y conjuguent à un degré exceptionnel« , d’où, devant les oeuvres, une sorte d’égarement qui pourtant ré-oriente, car si l’impersonnalité de l’oeuvre me désoriente (j’y perds mes marques familières dans le monde), sa singularité, magiquement, me redirige autrement (car, comme disait Maldiney, l’oeuvre est devenue elle-même une marque inédite dans ce monde où elle avait failli me perdre). 

L’artiste est celui qui toujours, disait Dante, « a la main qui tremble ». Autant, dès lors, méthodiquement trembler en martelant rythmiquement la pierre qui offre ses forces, comme fit Pazzi, ou, chez un interprète aussi fervent et fidèle que Raynal, en parvenant à en écrire, à faire dire à l’oeuvre sculptée ce qu’elle ne nous aurait au mieux, sans lui, su que montrer.    

© Marc Wetzel

 Hélène Honnorat, Sois sage, ô mon bagage, Editions Yovana ( 158 pages – 25€)  Version illustrée par Luis Hurtado, septembre 2022

Une chronique de Nadine Doyen

 Hélène Honnorat, Sois sage, ô mon bagage, Editions Yovana ( 158 pages – 25€)  Version illustrée par Luis Hurtado, septembre 2022


Hélène Honnorat a été bien inspirée de proposer une version illustrée de son ouvrage paru précédemment en 2020, dont le titre est inspiré par Baudelaire. En ouvrant cet opus, vous risquez d’être tenté de prendre connaissance des illustrations très colorées de l’artiste Luis Hurtado qui pimentent le livre. Ceux qui fréquentent la gare Saint-Lazare reconnaîtront la sculpture d’Arman. Sur le pont-couvercle d’un bateau, Albert Londres note que par la magie des étiquettes les valises révèlent leur provenance. On est intrigué par cette aviatrice américaine Amelia Earhart, penchée hors de la carlingue d’un avion, qui bombarde un paquebot à coups d’oranges. Sorte de signal MayDay !

On s’émerveille devant la capacité du sac fourre-tout en tapisserie de l’iconique Mary Poppins, au mot magique, « superlong » ! La nurse y range un ensemble hétéroclite : une patère pour son chapeau, un miroir, une plante, un disgracieux lampadaire, des chaussures… Certaines illustrations sont très suggestives, d’autres aiguisent la curiosité et invitent à se plonger dans la lecture pour en appréhender le sens.

L’auteure se livre donc à un vaste panorama des façons de voyager selon les époques sous le signe de Mercure, le dieu des voyageurs. Certains voyagent léger, d’autres ont eu besoin de porteurs en grand nombre ! Allez-vous vous reconnaître en Sisyphe ou Icare ? L’auteure oppose « les minimalistes » aux « maximalistes ». 

On découvre les exigences de la reine Victoria  qui avait besoin de son propre lit lors de ses déplacements ! ( ce qui mobilisait «  une suite de soixante à cent personnes »!) L’écrivaine a consulté maintes sources ( voir l’ample bibliographie)  et nous fait croiser des voyageurs, des aventuriers des plus éclectiques ou excentriques. Elle décrypte le sens des mots, leurs origines : bagage, « du vieux français bagues », « laie », qui a donné la layette et renvoyait à un coffret servant de « caisse d’emballage ». 

Elle a articulé son inventaire en 7 parties dont le chapitre « partir est une fête » qui plonge le lecteur dans l’euphorie des départs et « la volupté des premiers préparatifs » ! Elle  balaye toutes les sortes de contenant et livre sa vision de ce mystérieux objet qu’est le bagage : « Acolyte festif, vacancier complice de fugues amoureuses, de passions interdites, ou misérable ustensile, pesant, signe de rupture, d’exode, de guerre… ». Le bagage, sorte de « foyer », de  « double » ! Pour Hélène Honnorat,  les bagages sont « des objets aussi fantastiques que les  boîtes musiciennes, les lanternes magiques ou la lampe d’Aladin. »

Les bagages se sont adaptés aux modes vestimentaires ! Pas facile de transporter les crinolines, les chapeaux ! Hélène Honnorat s’interroge sur qui fait les valises, les malles, et les réceptionne. Avec humour, elle se demande si l’époux de la célèbre aventurière Alexandra David-Néel lui préparait son sac.

Pour satisfaire ceux qui emportaient leur bibliothèque, Vuitton a inventé  ( en 1911) une malle capable de contenir les 29 volumes de l’Encylopaedia Britannica, ainsi que la malle-bibliothèque ! Vive l’invention de la liseuse, des tablettes, mais les réfractaires vénèrent toujours l’objet livre.

Les femmes coquettes ont vu l’avènement du vanity-case, « croisement d’une cage de déplacement pour chat et d’une glacière de camping »! Elles vont pouvoir transporter leurs divers flacons, leurs produits de beauté ( l’incontournable cold cream), leurs parfums.

Quand se développe la tendance au «  pique-nique », les mallettes, malles débordent  «  de porcelaine fine, d’argenterie.. ». Par exemple, la panoplie du maharaja de Baroda se compose d’un lunch-case et d’un tea-case ! ( bien pratique lors de ses chasses au tigre à dos d’éléphants, illustration à l’appui). Une note d’humour quand sont évoquées les provisions alimentaires pour trois jours des personnages de «  Trois hommes en bateau » de Jerome K. Jerome. Une expédition qui convoque tout récemment celle relatée par Philibert Humm dans Roman fleuve.

La voyageuse décline son tropisme anglo-saxon, pour les adeptes des déguisements, citant des femmes comme l’américaine May French Sheldon, en route pour cartographier le  lac Chala, en 1871. L’illustration la représente dans une tenue d’apparat ( « tunique de soie brodée de pierreries »), avec un baudrier d’où pend une épée et un poignard destiné au décolleté.

On a plaisir à croiser  une pléthore de personnalités ( Malraux, Morand, Michaux, Cendrars, Chatwin, Jane Austen, Lawrence, Eco ( et son saumon), A. Londres…, impossible de tous les citer)  ainsi que des auteurs contemporains comme Sylvain Tesson, Franz Bartelt. On frissonne à l’idée que l’on pouvait entendre glapir un ou plusieurs passagers clandestins au-dessus de sa tête dans un avion ! Pratiques révolues.

C’est d’un autre clandestin  dont il est question, quand nous est révélé la cavale de Carlos Goshn ! Comment a-t-il pu survivre dans cette malle ! Des secrets sont dévoilés. D’autres faits divers sont évoqués, comme « la tonitruante affaire baptisée Air Cocaïne » !

La globe-trotteuse dispense quelques conseils pour faire sa valise de façon efficace, méthodique, mais cela implique de consentir à quelques exercices sacrificiels ! Les valises à roulettes sont décriées par certains. Depuis l’invention de «  cette immonde chose », en 1970, la nuisance sonore est insupportable, « hachant les nuits citadines ».

L’écrivaine, qui a beaucoup voyagé, confie aimer arpenter le globe en solo et glisse à la fois des souvenirs personnels et de savoureuses anecdotes exhumées de ses nombreuses lectures. Hélène Honnorat signe un livre divertissant, dense, d’une grande richesse, doté d’un double intérêt. Il suscite l’envie de lire les ouvrages cités ( d’y faire des escales!) et de voyager ! 

©Nadine Doyen

Jacques GUIGOU, Sans mal littoral , L’Harmattan, septembre 2022, 60 pages, 10€

Une chronique de Marc Wetzel


Jacques GUIGOU, Sans mal littoral , L’Harmattan, septembre 2022, 60 pages, 10€


L’universalité de la torture le prouve : on fait violemment avouer ceux qui nous semblent seuls à savoir quelque chose d’intéressant. Mais d’un poète qui, en sens inverse, avoue toute sa vie quelque chose qui paraît plutôt indifférer les autres, et qui insisterait pour qu’un lecteur lui explique, du dehors, ce qu’il peut bien être seul à savoir – et dont lui-même (le poète) ne devine que le trouble associé, l’amère et pourtant jubilatoire insistance, l’effet sur lui de ce qui l’accompagne, à son insu, depuis à peu près toujours, de ce poète (né en 1941), donc, hanté par ce qu’il a affronté sans jamais l’avoir vu en face, que dire ?…

« Toute surface abolie

bleus et blancs inédits

ouvrent l’instant de mer

la mer

son lent tempo du petit matin

cette certitude qui vient

cette sérénité plein jour

plein jour sans écaille

plein jour aileron

plein jour    plein jour » (p.16)

  … Qu’il est vieux, qu’il est seul, qu’il arpente sans mot dire quelques kilomètres carrés de la côte languedocienne, qu’il n’y attend personne (en tout cas, pas un quelqu’un qui serait déjà formé), mais qu’il se sent lui-même comme « attendu » par quelques micro-milieux qu’il traverse, par ses biotopes favoris, par les « éléments » constituant les canaux, les dunes, les arbustes, les filets (de pêcheurs), les lagunes et les pluies, qu’il croise ou pénètre.

« faire corps

avec la peur du scarabée

sur le versant sombre de la dune

faire corps

avec le sort des chardons bleus

dévoués à l’emprise du sable

faire corps

avec le double de la dune

deviné dans ces deux nuages dos à dos » (p.47)

Et ce n’est pas un délirant, pas un manieur de providences, pas même un fan de hasards, mais c’est bien ça qu’il fait : il y va, il se rend à certains endroits (en certaines heures, saisons et circonstances, sans doute) pour savoir si, oui ou non, il y avait, justement, « rendez-vous ». Encore une fois, ni paranoïa, ni mythomanie, ni animisme (c’est un savant politiste et sociologue, un universitaire, un tout à fait rationnel sur lui !) dans cette constante et simple interrogation – qu’il mène et qui le mène partout : « Me voudra-t-on quelque chose ici ? ».

« Venus

sans y être tenus

tiraillés

entre tourments et extases

leurs faces lissées par

les rafales

leurs pas guidés par

l’appel de l’instant » (p.42)

 Il vient voir ce que ça donne d’être arrivé où il est. C’est un touriste (un marcheur d’agrément, un visiteur à pied), mais ontologique, mais de micro-déplacements, mais perplexe et scrupuleux. C’est un collectionneur (en tout cas un collecteur) de présences personnelles. Et, à ce titre, avec les décennies qui roulent, passent et, une à une s’écartent, que sait-il, qu’en a-t-il appris ?

« Éveillé

avec le regard du fond

l’homme avance

parmi les choses du bord de mer

choses semblables et choses étranges

accompagné

par l’escorte des mouettes

il rejoint ce lieu crucial

où la mer sacrifie son sel pour les salins » (p.57)

 Une certitude : partout où il va, il se met – littéralement – à la place de l’endroit. Par exemple, ce « littoral »; ce promeneur baroque semble spontanément et résolument renverser les rôles de l’immense rivage, et demander : qu’est un littoral, pour la mer ? Pourrait-elle y saisir son littoral ? S’y sent-elle, de quelque façon, débarquer ? Y a-t-il là pour elle côte – et côte flottante ?! Le « litus » latin (dont vient litoranus, et notre littoral) est mot d’étymologie obscure, mais si, comme Jacques Guigou, on prend la place de la mer, alors le participe passé « litus » (de lino-linere = étaler, couvrir) prend tout son sens. Le littoral devient ce que la mer, périodiquement, recouvre, barbouille, c’est à dire à la fois souille et efface. Il est son impossible, et inévitable flanc à elle (comme on dit flanc de colline, mais fluctuant), la côte thoracique du va-et-vient de sa respiration. C’est elle, la touriste de ses courants, le flanc de ses houles, la dévaleuse de ses rives.

 Et pour elle, quel mal y-a-t-il ? En son fond, bien sûr, elle est blessée de plastiques, de surpêche, des eaux usées de notre Éden industriel; mais là, sur le rivage où la mer enflée avance – avançant, non parce qu’on le lui dit, mais parce qu’elle gonfle selon les conséquences de ce que notre raison technoscientifique s’est depuis un bon siècle dit à elle-même, elle est exactement sans mal littoral !

« Sans mal

ce littoral et sa bonne nécessité

sans mal

ces sables ensemençant

sans mal

l’éphémère substance de la mer

sans mal

l’observance de cette lumière

sans mal

ces fleurs du tamaris d’été

validées par le vent » (p.28)

Voilà donc ce que notre incessant promeneur est venu demander au bord mouvant et frémissant, de mer : le secret de l’absence en celui-ci du mal, car si les eaux littorales ne connaissent que la bonne nécessité, nous en connaissons toutes les autres (les contraintes fâcheuses, arbitraires, vaines, conflictuelles, contradictoires); si en elles matière et lumière se respectent (observance) l’une l’autre, et ne s’entre-répondent (ensemencement) qu’en juste mesure, nous violentons ce qui nous fait vivre et mourons de nous violenter; si le littoral ne retient que des fleurs de tamaris validées par le vent (c’est à dire à la fois brassées, fécondées et sauvées par lui),  nos produits ne trouvent rien hors d’eux qui les recycle ou les justifie. C’est que nous, à l’inverse, jouissons mal – de ne pas savoir désirer, et désirons mal – de ne devoir que jouir. Alors que pour la nature littorale, toujours :

« Ici

à même ces sables irréfutables

tu sais maintenant

que     pour la mer

désir et jouissance

ne font qu’un » (p.29)

Sombre, c’est vrai, est ici la leçon de présence, mais la beauté du crépuscule n’est, pour la beauté elle-même, qu’une aube de plus; littoral avec bien.

©Marc Wetzel