Philippe Vilain, La Malédiction de la Madone, Robert Laffont, ( 172 pages –19€)

Une chronique de Nadine Doyen

Philippe Vilain, La Malédiction de la Madone, Robert Laffont, ( 172 pages –19€)

Rentrée littéraire Août 2022


Pupetta, « Petite Poupée », l’héroïne napolitaine de Philippe Vilain incarne parfaitement cette célèbre citation de Gelück : « On ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille » !

La sienne est peu recommandable : un père contrebandier qui fait des séjours en prison, profession « camorriste », un oncle meurtrier, des cousins délinquants. Comment va-t-elle assumer un tel héritage ?

L’auteur des « Mille couleurs de Naples » nous plonge dans la réalité napolitaine par la précision de ses descriptions de la ville : «  horriblement belle, indécente et négligée, belle de sa saleté ». : « un dédale de ruelles sombres, animé par un ballet incessant de paniers accrochés à une corde..). Une « beauté cruelle », vue de prison ! Il souligne le peu de liberté accordée aux filles, sous l’emprise du patriarcat.Que peut espérer une jeune fille ? Un bon mariage ?

Pour Pupetta, âgée de 18 ans, peu de perspective d’avenir, sinon travailler dans l’entreprise de son paternel ( qui la fait trimer dès 5h du matin effectuant les corvées contrairement à ses frères !) et destinée à « l’élevage  intensif d’une marmaille ». Elle ne manque pas de répartie quand ses frères s’opposent à elle. Ce qu’elle redoute, c’est un mariage forcé.

Sa vie bascule en 1954, alors âgée de 20 ans, sa silhouette plus élégante, ses courbes harmonieuses lui font remporter un concours de beauté. Ce qui la fait rêver à un destin à l’instar de Sophia Loren. La remarque de l’auteur : «  Comment aurait-elle pu deviner que la tragédie commençait à se profiler ? », intrigue le lecteur.

Pupetta tombe amoureuse de celui dont l’influence l’avait promue Miss Rovigliano, un certain Pasquale Simonetti, alias le Colosse. Liaison que la famille de la jeune femme n’apprécie guère en raison de ses liens avec la mafia, un univers criminel. Mise en garde de sa mère Titania, insistant sur les risques d’une vie chaotique.

La jeune Miss se place sous les auspices/ sous la protection de la Madone,( bien que guère bigote)  et l’implore quand elle redoute d’être enceinte. Les portraits très détaillés permettent de se faire une idée des deux protagonistes masculins. Le père de Pupetta, Vincenzo Maresca, est un homme autoritaire, bourru, qui éduque « à la dure, avec la religion pour guide ». Quant au colosse, pour briguer la main de sa fiancée, il se montre très généreux, invite la famille  Maresca dans les grands restaurants.

On assiste aux essayages de la future robe de mariée, ce qui donne un aperçu de la mode du moment. Que choisira-t-elle, d’autant que sa mère trouve qu’elle ressemble  « à une grosse meringue » ? Puis, on participe à la cérémonie du Jour J, sont conviés pas moins de 500 invités. À noter que les camorristes professionnels ne tombent pas la veste, « armés jusqu’au cou ». Émotion vive lors de l’échange des anneaux à l’église.

On plonge dans les pensées contradictoires qui s’emparent de la jeune mariée, elle sent sa complicité avec Anna se déliter, sa cousine avec qui elle aimait deviser sur la mode. Un vrai maelstrom qui ne fera que s’amplifier.

On suit son installation dans l’appartement « sans âme », au « luxe désuet » que Simonetti a acheté. L’auteur nous offre une  visite guidée complète et ne lésine pas sur les détails concernant l’ameublement ! On imagine la vue splendide qui s’offre aux occupants : « sur une mer de toits de couleur Sienne ». Immeuble sis dans «  le centre populaire de Naples, Forcella ». On séjournera avec Pupetta et ses frères dans la ferme des Manganella, « au milieu de terres fertiles, adossées au Vésuve ». Lieu où elle peut espérer trouver la plénitude afin de mener à terme sa grossesse.  De nouveau le romancier brosse un magnifique portrait de femme puissante, celui de Pina,  « une petite matrone mutique », « courageuse », très dévouée, multi active à la ferme, du matin au soir. Elle initie sa protégée aux travaux agricoles, lui inculque des notions de botanique. 

Mais à ce niveau de la narration, difficile d’en dévoiler plus. Toutefois c’est en novembre 1968 que sa vie prend un autre tournant. Un rebondissement de plus. La Malédiction de la Madone prendra-t-elle fin ? On ne quitte pas Naples sans avoir croisé les diseuses de bonne aventure, sans avoir un aperçu de la justice, de la police corrompue, des conditions carcérales, ainsi que des rites religieux, des messes du dimanche, des processions. Dans ce genre de cortège, cohabitent « des anonymes de clans opposés », sortis « des beaux quartiers comme des bas-fonds ».  Philippe Vilain a déjà décliné des motifs de l’amour dans ses romans précédents, abordant les thèmes de la jalousie, de la différence d’âge, de l’infidélité. 

Dans ce récit, le romancier a voulu explorer un thème universel et intemporel : l’amour qui a soif de vengeance, quitte à se faire justice lui-même. Il souligne que « la vengeance engendre la vengeance » Il questionne notre conscience : Et nous, qu’aurions-nous fait dans de telles circonstances? Comment aurions-nous réagi ?  Une série d’interrogations clôt le roman : Et « si c’était à refaire…. » ?

Un texte émaillé d’expressions en Italien : «  storia meravigliosa », «Ma sei spazzo », « malavita », « Piccola »,  ce qui donne envie d’apprendre la langue. La longueur de certaines phrases, truffées d’énumérations ( 7 à 12 lignes,) n’est pas un obstacle, la lecture reste fluide, car les chapitres sont courts.

Les sens sont mis en éveil par les nombreuses odeurs distillées: certaines prégnantes de brûlé ou de goudron, d’autres appétissantes comme le fumet de gibier, par la multitude de bruits perçus : « rumeur klaxonnante et assourdissante », « ramadam continuel », « un air d’une chanson culte Marina », des bruits de vaisselle…. , et aussi par la variété des saveurs ( tomates savoureuses, les farandoles de babas gorgés de rhum, «  des sfogliatelles crémeuses »…).

Le romancier multiplie les références à la météo : « la chaleur liquéfiante », soleil qui dépoitraille la ville, crame les âmes, « air lourd et orageux » et surprend par ses fulgurances poétiques : « Le trajet était si beau, la béance de l’obscurité enguirlandée de lumières. »

Philippe Vilain  nous plonge dans les milieux mafieux, bien armés, et dangereux, que le lecteur préférera côtoyer dans les pages d’un roman où ont lieu un mariage et deux enterrements. L’auteur a su draper avec brio un fait réel pour livrer une fiction haletante et restituer la vie napolitaine selon les quartiers et les saisons. Son amour inconditionnel pour la ville est palpable. Il reste au lecteur à enfourcher une Vespa rouge pour se perdre dans Napoli, personnage à part entière,«  une mamma étouffante, qui enlace et ne laisse plus partir, qui protège et tue, expie et châtie, mais n’abandonne jamais les siens. » Ciao ! 

© Nadine Doyen

Philippe Vilain ; Un matin d’hiver ; Grasset, (15€-141 pages), Avril 2019

Chronique de Nadine Doyen

Philippe Vilain ; Un matin d’hiver ; Grasset, (15€-141 pages), Avril 2019

Dans le prologue, Philippe Vilain nous révèle la genèse de son roman. Une rencontre avec une inconnue, lors d’un séminaire universitaire, qui débouche sur des confidences, terreau idéal pour un écrivain surtout quand il trouve un aspect romanesque dans cette vie qui lui est déroulée, comme servie sur un plateau !

Un écrivain, pour Nancy Houston, « c’est un braconnier d’histoires, un chapardeur, qui s’accapare de bribes, pour les sertir telles des pierres précieuses ». Avec l’accord de la confidente d’un jour, Philippe Vilain a procédé à un travail « d’ensecrètement » pour garantir l’anonymat de son héroïne.

Il se glisse avec brio et délicatesse dans la peau, le coeur, le corps, la vie d’une femme pour un peu plus de vingt-quatre heures.

Précisons que sa narratrice est une femme amoureuse qui relate sa rencontre avec Dan, tous deux enseignants dans la même université.

Les deux portraits se tissent simultanément.

Elle, Julie, la trentaine au début du récit, la quarantaine quand on prend congé d’elle. Elle décline sa passion pour la littérature : « compagne fidèle », l’amie des insomnies, « un secours nécessaire ». Ses amies la considèrent «  rêveuse, idéaliste ».

Lui, « charismatique », « se sent profondément américain » et accorde peu d’importance à l’apparence, à sa tenue vestimentaire. Ce qui compte, « ce qui fait la qualité d’un homme, c’est son travail, son oeuvre ». Un charme certain auquel Julie succombe.

On devine la dépendance amoureuse de l’enseignante à la voir rivée à son téléphone, guettant les textos de l’élu de son coeur. Philippe Vilain dont on connaît l’exigence quant à la qualité du français (1) pointe les risques de « la déchéance de la langue » dans cet usage d’émoticônes en rafales, de négligences orthographiques. Ce que l’enseignante de lettres conteste.

Vient le mariage précipité par un heureux événement en vue : « l’enfant de l’amour », leur princesse, leur « poupée de porcelaine » qui transforme Dan en « un père prévenant, soigneux, organisé » et Julie en mère poule.

Le Noël des cinq ans de Mary marque un tournant, le moment où la vie de la narratrice va basculer. Elle tient le lecteur en haleine, en justifiant son émoi. Elle sait ce qui est arrivé. Une situation qui rappelle ce phénomène des évaporés que Thomas Reverdy a évoqué dans un de ses romans. Cette disparition est d’autant plus énigmatique que notre société est hyperconnectée. Les parents de Dan, tout autant démunis, sont prêts à soutenir leur belle-fille, à faire mieux connaissance avec Mary. Le grand-père concédera au désir de cette dernière : fouler les endroits que son père a fréquentés. On imagine aisément la difficulté pour l’enfant de grandir, confrontée à un tel mystère. Quand lui dire la vérité ?

On voit cette femme ébranlée aux confins de la folie, taraudée par la culpabilité.

Elle passe en revue toutes les hypothèses plausibles, celles qui l’arrangent. Son inquiétude parvenue à son climax génère une atmosphère éprouvante qui gagne le lecteur. Elle pensait former un « couple heureux, solidaire, complice ».

Il s’avère que Dan n’aimait pas parler de ses recherches ni de ses enquêtes sur le terrain relatives au racisme, les considérant « secret affair »

En explorant le couple, Philippe Vilain décrypte en quoi l’arrivée d’une enfant peut modifier la relation entre les parents. Il montre le moment où le doute s’empare de la protagoniste. N’auraient-ils pas parfois négligé de communiquer ou ne se sont-ils pas quelquefois réfugiés dans le silence ? « Le silence est la diplomatie du coeur, se taire est la meilleure solution », pense-t-elle.

Une réflexion de Louis Guilloux renvoie à la situation de cette femme acculée à vivre en solo, formant toutefois, à ses yeux « un beau petit couple » avec sa fille. « On jouit mal de ce qu’on a, on ne possède que quand on a perdu. Mais on possède peut-être mieux encore, quand on a failli perdre et que l’on retrouve ». Dans son introspection, cette mère évaluait la chance d’avoir une famille heureuse, et les retours de Dan étaient toujours fêtés avec Mary transpirant le bonheur des retrouvailles. Elle ne peut s’empêcher de convoquer leurs « sweet memories », leurs instants de grâce », car « Le bonheur n’a pas de mots, il n’a que des images radieuses… ».

Dans une succession de flashbacks, elle revoit, se remémore sa vie conjugale et fait l’amer constat de la perte, de « l ‘anesthésie du désir ». A qui la faute ? La lassitude, la monotonie qui s’installe ? Des professions trop prenantes qui confisquent le temps pour la sphère privée ?

L’auteur aborde la notion de l’identité et l’avenir des couples mixtes. Dan avait-il le mal du pays ? Vivait-il mal sa situation d’expatrié ?

Le romancier soulève la question de la fidélité quand le mari est si souvent en déplacement.

Dans la partie retraçant l’enquête initiée par celle qui vit mal l’abandon, le lecteur qui est conduit dans les bas fonds de villes américaines, découvre les conditions pour lancer un avis de recherche,ce « wanted » vu dans les films et comment fonctionne la police des deux côtés de l’Atlantique. Épaulée par Paul Peeters, le père du disparu, Julie va écumer le maximum d’endroits au risque de s’aventurer dans les « quartiers de sauvages », ce que l’on leur déconseille.

Tous deux sont déterminés à « remuer ciel et terre », déçus du manque de coopération de la police. Ce qui offre au lecteur de traverser des zones industrielles aux murs tagués, aux « môles bétonnés d’une soixantaine d’étages, chatouillant le ciel » ; d’entendre la couleur sonore de Houston avec « ses voix immigrantes ». Des halls d’immeubles aux « boîtes aux lettres défoncées ».

Puis, c’est le pouls de la ville d’Atlanta que l’on sent vibrer, sa rumeur, ses odeurs qui nous parviennent avant de découvrir la vue panoramique que Julie balaye du regard. Elle est comme en pèlerinage dans cette ville aimée car liée à Dan, ville « où le soleil brille toute l’année », ville aux « immenses parcs verdoyants, fleuris d’azalées qui donnent un sentiment de liberté ».

On est témoin du maelstrom qui étreint Julie, oscillant de l’espoir au découragement, à l’angoisse. (« L’espoir se réfrigérait dans la cuisine ».)

Dan aurait-il été victime d’un guet-apens ? Est-il en vie ? Pouvait-il être « un agent infiltré » ? Comment en parler à sa famille, ses collègues ? Et que dire à sa fille qui grandit et s’interroge aussi? C’est un permanent questionnement qui alimente l’esprit de la narratrice. Le lecteur est suspendu au moindre indice qui mènerait sur la bonne piste, ce qui maintient une certaine tension.

L’auteur a enregistré dans ce récit tous les pics d’émotion que traverse son héroïne, tel un sismographe : son impatience de retrouver Dan aux prémices de leur passion dévorante ; la joie de la maternité ; les affres de l’attente, la morsure du manque. Il décortique de façon saisissante la période interminable de l’absence : « L’absence, c’est vivre avec un sentiment d’inachevé » et montre comment la narratrice va apprivoiser l’absence, une fois la sidération passée.

Une caractéristique du style de Philippe Vilain, c’est son goût pour les énumérations qui prennent parfois la forme de l’anaphore.

Il a l’art de tisser des récits à la trame cinématographique, ce roman ne fait pas exception. Le gros plan en clôture sur Mary tenant la main de sa mère près du lac parfois « strillé par des écharpes de brume », dans Piedmont Park, est une scène lumineuse et joyeuse. On referme le livre avec encore en tête les chansons de Bob Dylan et Janet Joplin, de quoi alimenter la bande son.

Comme Nicolas Carreau le fait remarquer (2) : « Philippe Vilain est devenu le spécialiste du roman d’amour non cucul !  Ce qui compte c’est sa manière de décrire le couple, le désir, le manque ». Il sait adopter une voix féminine, il sait se muer en femme avec une extrême sensibilité. Il brosse le portrait d’une femme multiple (« célibataire endurcie, amoureuse éperdue, idéaliste, enseignante studieuse, mère appliquée, veuve éplorée »), avant tout courageuse et résiliente.

Elle force l’admiration par sa détermination au vu des vicissitudes rencontrées. En la sachant apaisée désormais, délestée de sa pensée unique et obsessionnelle de Dan, et bien accompagnée, le lecteur referme le livre, lui aussi apaisé.

Une histoire incroyable, touchante, prégnante, servie par une écriture pleine de subtilité avec une once de poésie. Un témoignage utile pour la fille du disparu.


(1) : La littérature sans idéal de Philippe Vilain

(2) Émission du samedi  6 avril 2019 sur Europe 1


Extrait : « Je n’ai pas écrit pour faire le deuil de Dan Peeters, l’oublier ou expurger je ne sais quelle ancienne souffrance, mais pour mieux me représenter sa disparition et témoigner de ce qu’elle fut pour moi : l’événement de ma vie. D’ailleurs, je ne crois pas que l’on écrive pour oublier, mais pour retrouver au contraire, dans l’univers du langage, ceux que l’on a perdus ».

© Nadine Doyen

La fille à la voiture rouge, Philippe Vilain ; Grasset (250 pages – 19,00€)

Rentrée littéraire : 23 août 2017

Chronique de Nadine Doyen

9782246861324-001-T

La fille à la voiture rouge, Philippe Vilain ; Grasset (250 pages – 19,00€)


Si les corbeaux (1) sont parfois le déclencheur d’un rapprochement entre deux êtres, pour Philippe Vilain il aura suffi d’une porte et d’un sourire. Porte depuis condamnée.
En effet c’est à la bibliothèque de la Sorbonne que le narrateur a croisé cette étudiante qui l’a impressionné, au point de souhaiter la revoir, de ne cesser de penser à elle.
Comme Jean-Marc Parisis dans Avant, pendant, après, Philippe Vilain retrace ses rencontres avec Emma, repasse le film de cette liaison, distille des indices qui éveillent l’attention du lecteur. De plus, en revisitant leurs moments à deux, le narrateur comprend, avec le recul, certaines situations (pourquoi elle ne voulait pas de visite pendant son séjour à l’hôpital).
Il nous livre un portrait époustouflant, très fouillé, de cette héroïne de 19 ans, aux multiples facettes dont il tente de décrypter la personnalité.
Au fil de leur idylle, le lecteur fait connaissance avec Emma, « la fille à la voiture rouge », « aux yeux verts », « alerte et remuante, bavarde », d’un milieu aisé.
Tour à tour, « la brindille mini jupée », « l’escort girl », « la fashionista », mais aussi l’étudiante préparant l’agrégation qui lit Nabokov et Kundera.
Son année de naissance ? Philippe Vilain joue à la faire deviner au lecteur !
Après la révélation de son secret, c’est « la vaillante Emma », « une combattante,une guerrière », « la petite miraculée » pour qui le lecteur éprouve de l’empathie.
Le récit est hanté par le spectre de la mort, de la maladie, véritable épée de Damoclès pour son héroïne, qui sait son « temps compté ». D’où cette fureur de vivre intensément pour cette « femme pressée » et cette tension permanente.
En parallèle se brosse le portrait de l’écrivain, à la réputation de Don Juan qui ne s’est jamais engagé, et pourtant saute le pas en offrant une bague de fiançailles.
Son double d’âge crée un malaise parmi les parents de la jeune fille et leur entourage.
Après trois mois de fréquentation, on se demande si le narrateur va réussir à percer la « zone opaque et mystérieuse » de celle à qui il invente même une double vie.
Pourtant une complicité s’est tissée. Lui l’aide, l’encourage dans ses études, la drape de bienveillance durant sa maladie. Réciproquement, elle l’assure de son soutien : « Ne t’inquiète pas, Coeur », « tu pourras compter sur moi ». Leur connivence engendre des situations cocasses, mâtinées d’humour. Emma sait jouer sur la polysémie du mot « examen », son évasion de l’hôpital est assez rocambolesque !
Toutefois, elle peut « redevenir un diable » capricieux.
Le rebondissement qui ouvre la deuxième partie, faisant suite aux aveux d’Emma bouscule, sidère et on imagine combien le narrateur doit tomber de haut.
Le lecteur en sort si estomaqué que son empathie va glisser subrepticement en faveur du « romancier in love » ! On subodore que celui-ci pourrait, comme Henri Calet, nous confier : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes », vu les états d’âme qu’il affiche. Comment va-t-il réagir d’autant que des failles sont mises en évidence ?
Auxquelles viennent s’ajouter la jalousie, les soupçons, des différends, la différence d’âge, source d’inquiétude pour les parents de Céline, ex Emma ?
Son amour pour son « Petit Hibou » sera-t-il assez fort pour lui pardonner ?
Dans cette partie, on découvre une autre facette de l’étudiante : « fille rebelle », qui n’a cessé de « bosser » pour décrocher l’agrégation. Parfois désagréable, boudeuse, facétieuse, privilégiant les moments avec ses amies. Elle, qui a rêvé d’être actrice, ne jouerait-elle pas une autre partition, à l’insu de son fiancé ?
Le romancier, lui, confronté à la froideur des relations, se retrouve en proie à des atermoiements, se livre à une profonde introspection. Il se remémore leurs escapades à Capri, Trouville. Il analyse leurs paroles, les silences, s’interroge.
Un vrai dilemme le taraude : quitter ou rester ? Suspense pour le lecteur.
Que ferait-il dans pareil cas ?
Le narrateur radiographie la courbe de leur désir, le sien « hospitalisé », « stérilisé », après toutes ces désillusions aboutissant au « charnier des amours ».Il constate que « le bonheur se nostalgise ». On est interpellé par le champ lexical autour du mot « triste », ainsi que celui autour du « jeu ». Qui abuse l’autre ? Qui fait souffrir l’autre ?
C’est alors que Philippe Vilain développe une réflexion sur la création, sur le pouvoir des mots (parfois cruels), sur l’autofiction. Il tient à préciser que ses histoires ne sont pas toujours vraies et ne cache pas son besoin d’indépendance.
N’est-il pas dangereux d’inclure dans ses romans des connaissances proches ?
A moins que raconter l’histoire du personnage forgé par Emma relève d’une catharsis pour le narrateur. Celui-ci n’a sûrement pas écrit son roman avec le stylo Mont Blanc offert par Emma, mais plutôt avec une plume d’ivoire qui a étoffé, touche par touche, le portrait complexe de son héroïne.
On reconnaît en filigrane quelques titres des romans de l’écrivain, qui connaissent un beau succès en Italie, dont celui qui a été adapté à l’écran (Pas son genre).(2)
Philippe Vilain poursuit, avec beaucoup d’acuité et de lucidité, l’exploration d’un amour intense qu’il sait « inconstant » en nous plongeant dans les méandres d’un couple atypique et ses « intermittences du coeur ». Il soulève de multiples questions : Comment sauver l’amour quand on sent l’éloignement ? Traverser le temps ? Tromper l’ennui ? Dépasser l’ordinaire et le manque de désir ? Sortir du mutisme ?
Il évoque la dépendance amoureuse, la morsure de l’absence après la séparation.
Les lieux, étant mémoire, convoquent une foison de souvenirs heureux en compagnie de Céline. Relire des textos, des lettres ravive les émotions.
Philippe Vilain offre le parcours intime d’une liaison « chaotique », inédite, ponctuée d’une cascade de rires et de pleurs, à l’unisson des états d’âme des protagonistes.
Le romancier s’avère un subtil entomologiste des coeurs et signe un roman profond, empathique qui bouscule et questionne, traversé par les thèmes de la jalousie, de la culpabilité, de la solitude de l’écrivain et son besoin de liberté, de la finalité de l’Écriture, ce « travail invisible » : « Je me laisse écrire, pénétrer par le monde, les événements et les situations ; je n’écris pas, je suis écrit », se demandant « parfois si ce n’est pas l’amour qui l’écrit ». Nos vies seraient-elles écrites ?
Le lecteur est rassuré, Philippe Vilain n’a pas perdu le goût de l’écriture, ni son style travaillé, élaboré. En voiture, hop, embarquez avec La fille à la voiture rouge !
Note :
Pour ceux qui ont lu Confession d’un timide, on y croise C., « l’étudiante de la Sorbonne, à la « silhouette longiligne » dans le chapitre : Douleur d’aborder une femme.

©Nadine Doyen


(1) Dans REPOSE-TOI SUR MOI de Serge Joncour
(2) Pas son genre, film de Lucas Delvaux, avec Emilie Dequenne, adapté du roman éponyme de Philippe Vilain.

Philippe Vilain ; La littérature sans idéal ; Grasset (158 pages – 16€)

Chronique de Nadine Doyen

414K6OQmSsL._SX195_

Philippe Vilain ; La littérature sans idéal ; Grasset (158 pages – 16€)


La fable choisie par Philippe Vilain pour introduire son sujet est inattendue mais atteint son objectif : nous alerter sur le déclin de la littérature. Il vient ainsi rejoindre André Blanchard, citant Léautaud qui présente Wilde, Van Gogh « comme des êtres en marge certes, sauf que c’en est une d’excellence, en dehors de la médiocrité de la vie courante » et « il ne faut pas se lasser de songer à eux et de les aimer ».

Philippe Vilain, lucide, dresse un état des lieux de la littérature peu optimiste.

Par « désenchantement », il entend l’indifférence face à « la paupérisation de l’écriture ». Il déplore que maints auteurs n’accordent pas leur priorité au style.

Il dénonce aussi « un fétichisme futile de la marchandise », visant ces page turners et best sellers à des fins mercantiles. Ce qu’il recherche c’est une voix singulière, qui le fasse vibrer. Parmi ses bonheurs de lecture, « ces réussites d’écritures, poétiques, stylistiques », on trouve des auteurs confirmés : Serge Joncour, Jérôme Garcin, Dany Laferrière, Emmanuel Carrère, Vincent Almendros.

Philippe Vilain s’offusque du formatage de l’écriture qui aboutit à « une parole industrielle, vulgarisée » en littérature contemporaine.

Dans le premier chapitre, il décrypte l’injonction relevée dans des revues : comment se débarrasser de Voltaire, Proust ? Il montre l’absurdité de « vouloir liquider les classiques », d’autant que dans les arts, au contraire, Renoir (le cinéaste), Monet (le peintre) restent des références.

Pour l’essayiste, ce sont les auteurs de la génération de Modiano, d’Annie Ernaux, qui n’hésitent pas à revendiquer l’héritage de leurs figures tutélaires.

Antoine Compagnon pointe justement cette carence de « maître spirituel ».

Par contre, on se cherche des modèles, « une fraternité d’écriture ». Ainsi Michel Houellebecq devient « le grantécrivain contemporain » dont il importe de trouver l’ascendance de son œuvre. Philippe Vilain montre comment des auteurs (P. Bergounioux, Lydie Salvayre, P.Michon) rendent certes un hommage à des figures illustres mais visent à « inscrire le moi dans l’histoire », à mettre la focale sur des « vies minuscules ». Ainsi leur « parentèle ne meurt plus », mise en lumière par leur « panthéon culturel ».

On assiste à la multiplication d’idoles, de « stars de proximités », issus de milieux variés (cinéma, sport, chanson, médias …) dans cette quête de la notoriété.

Le personnage du roman L’idole de Serge Joncour, devenu Superstar à l’écran, incarne « une image et des valeurs insignifiantes de la société ».

Philippe Vilain voit dans ce besoin de se forger « des modèles consommables » une sorte de « nihilisme littéraire », l’« abaissement des âmes ».

Dans le post-réalisme, l’oeil voyant devient « subjectivant », tout en se plaçant au coeur du réel, parfois « apocalyptique », étayant son propos avec le roman de F. Beigbeder sur le 11 septembre. Si la littérature post-réaliste reconnaît « sa soumission à l’image », les mots ne possédant pas « la puissance des images », l’auteur va « inventer d’autres images, va « recréer » l’événement « par son imaginaire ». Philippe Vilain souligne cette « fascination pour le déclin de l’homme, ses drames, ses malheurs », « le désenchantement du monde », à travers les romans de C. Angot, A. Ernaux, R. Jauffret, A. Bosc, P. Claudel, etc… Il y subodore « la crainte du silence et de l’enlisement », d’aboutir au « degré zéro de l’histoire ».

D’où ce besoin de « vérifier, à chaque instant, la vitalité de son histoire » en captant le moindre soubresaut, conflit, symptôme.

Philippe Vilain définit notre époque comme « égocentrée » et décline ce qui entre dans la « littérature focale du présent » : la biofiction, l’autofiction, le docufiction.

Il met en garde contre la littérature « post-réaliste » qui vise à « réinventer subjectivement » « des événements spectaculaires, des sujets sensationnels ».

Ne risque-t-elle pas « de concurrencer le journalisme », « de bégayer une actualité déjà hypermédiatisée » ?

L’autofiction, que Philippe Vilain appelle la « selfication des esprits », d’autant plus répandue que l’époque se veut « soucieuse de reconnaissance » permet « de refonder sa mythologie personnelle » tout en s’autorisant à « romancer à la première personne ». On retrouve C. Angot, N. Bouraoui, M. Nimier, etc…

A ce sujet Dominique Noguez déplore le fait qu’une goutte de fiction, véridique, rende le tout fictif d’où le mot roman mentionné sur la couverture.

Il est à noter que notre imaginaire est « lié à la mémoire affective et à la capacité à ressourcer les souvenirs », ou « ressusciter des voix », comme chez A. Wiazemesky (Une année studieuse), J. Garcin (La chute de cheval, Olivier) ou C. Laurens.

Toutefois, nous savons notre mémoire « capricieuse » ou « défaillante », ce qui conduit à « esthétiser sa mémoire, à s’inventer ».

Philippe Vilain s’étonne de l’engouement pour les adaptations cinématographiques de la littérature. Y aurait-il « faillite des mots par rapport à l’image » ? Il suffit parfois qu’ un best seller, comme La délicatesse de David Foenkinos, devienne le coup de cœur d’un réalisateur pour devenir un film.

Dans le chapitre final, l’auteur dresse un aperçu des conséquences de « la mutation culturelle ». On relève en particulier la « spectacularisation de l’écrivain pour tous », « la standardisation des textes pour un lectorat de masse », « l’assujettissement de la littérature à la culture de divertissement ». Mais le plus alarmant, n’est-ce pas cette loi du marché, misant sur la « best-sellérisation » au détriment de la valeur intrinsèque ?

Philippe Vilain sous-entend que les « littéraires », « avec l’ambition de faire œuvre » existent mais restent minoritaires et met en parallèle cette invasion d’écrivains auto édités, lancés par le net, qui contribue à « la médiocrité de la production », à son nivellement. Il analyse sur quoi se construisent la notoriété et la reconnaissance d’un écrivain, la visibilité sur les réseaux sociaux étant un atout.

Pour exemple, A. Martin-Lugand et son « succès mondial ».

Qu’en est-il du statut d’écrivain ? Fait-il encore rêver ? Les ateliers d’écriture font florès, répondant à ce « fantasme social attractif et prestigieux de devenir écrivain ».

Philippe Vilain fait remarquer que « l’écrivain du dimanche » n’est pas prêt à s’investir quotidiennement, sur des années. Il fustige « le principe d’indifférenciation des écrivains » qui conduit à « une dissolution de son statut ».

Il décortique la relation triangulaire : auteur/lecteur/critique, insistant sur le rôle prépondérant du lecteur, « un roi tyrannique » qui s’arroge le droit de critiquer.

Il nous invite à réfléchir sur notre façon de lire afin de ne pas réduire la lecture à une passive « pratique familière de consommation ».

L’interrogation de Philippe Vilain « Pourquoi lire ? » fait écho au recueil éponyme de Charles Dantzig. Ne lit-on pas un livre « pour danser avec son auteur » ? Si la lecture a encore des beaux jours, l’auteur est quelque peu hérissé devant la pléthore de critiques émanant de non professionnels, sur le net ? Il fustige les abus (bashing, diffamations) dont peuvent être victimes des écrivains, émanant souvent d’anonymes.

L’auteur émet des réserves quant à la « surmédiatisation » d’un roman ou d’un auteur, soumis à la « dictature de l’opinion », « du buzz », constatant dans ce cas « une baisse de la confiance des lecteurs ». D’où cette idée avancée, relevant de l’utopie, de classer « selon la valeur littéraire estimée », puisque

« toute valeur a un prix »

Même si cet essai n’ a pas « d’ambition exhaustive », Philippe Vilain témoigne d’une connaissance approfondie des œuvres citées et donne un ample panorama de la littérature contemporaine, destiné à prouver que « la littérature a troqué son idéal littéraire contre un idéal marchand », comme il le confie dans des interviews.

Espérons que ce percutant plaidoyer pour le style fasse des émules. A noter que le Prix du Style a récompensé M.H Lafon, C. Minard, O. Rolin, S. Chalandon.

Tel un lanceur d’alerte, Philippe Vilain livre un essai à charge dans le but de sauvegarder une qualité à la littérature. Au lecteur de bien choisir ses lectures.

Pour l’auteur , « Lire est une nourriture essentielle, spirituelle, existentielle » qui suppose de la curiosité pour comparer, de la patience pour approfondir » afin de combiner « plaisir intellectuel » et « enrichissement » personnel.

©Nadine Doyen

Enregistrer