Serge Joncour, Chaleur humaine, Albin Michel, août 2023, (21,90 – 345 pages)

Les aficionados de Serge Joncour se souviennent certainement des propos que l’auteur avait confiés à Livres hebdo, à la sortie de Nature Humaine, en 2020.

Il se disait «  embêté pour la suite, car il avait prévu une catastrophe écologique » or l’actualité l’avait rattrapé. Et d’ajouter : « désormais je ne peux plus faire l’économie du réel. Moi qui voulais inventer une histoire cataclysmique, le réel m’en fournit une encore plus folle ! ». Cette assertion du romancier : « Le présent est toujours le sésame du passé. Le passé résonne dans le présent » s’avère on ne peut plus juste. C’est un autre scénario qui s’est invité ! Une période digne d’un thriller.

C’est donc avec d’autant plus d’impatience que l’on aborde la lecture. Que les nouveaux lecteurs soient rassurés, Serge Joncour a glissé dans son quinzième roman un chapitre flashback sur l’année 2000 qui permet de faire la passerelle ! 

Le titre Chaleur humaine est tout aussi judicieux que celui de Nature humaine, car sujet à diverses interprétations. D’où provient cette « chaleur humaine », quelle en est la source?

La tranche de vie relatée s’étale sur presque deux mois, de janvier à fin mars 2020, année d’un chamboulement abyssal dans nos vies.  Une façon de restituer un pan de mémoire collective. Le récit est daté comme un journal, on reconnaîtra les dates de vacances scolaires, la date du changement d’heure ( source de confusion pour le père) et surtout l’annonce du confinement due à la pandémie qui, après la sidération, va déclencher chez les urbains la ruée vers le vert.

Bienvenue aux Bertranges où vivent les parents Fabrier, leur fils «  sacrificiel »  Alexandre, agriculteur éleveur, resté ancré au terroir, attentif au devenir de la nature  soumise au réchauffement climatique.

Une famille toujours rivée au JT de 20 heures, « leur religion », d’autant plus que les annonces  du gouvernement se multiplient, se contredisent et génèrent un climat anxiogène.

Le roman débute de façon saisissante. Le cameraman Joncour convoque une impressionnante scène d’ouverture à la fois bucolique et panoramique!

Imaginez un travelling, sur la mise en herbe des bêtes. Serge Joncour, en peintre animalier, nous immerge comme un tableau de Rosa Bonheur. Les vaches folâtrent dans les prés, « tambourinent le sol », surprises par la liberté, ivres d’espace, de soleil et d’herbe. On devine le lien viscéral qui unit Alexandre à son troupeau et à  ses chiens.

Un bichon de deux ans!

C’est un retour à la terre-mère que les trois sœurs d’Alexandre choisissent. Pourtant brouillées depuis plus de 15 ans, « les trois lumineuses flammèches » décident de renouer avec leur frère, « au caractère souple », au calme olympien et de venir squatter la ferme de leur enfance. Elles s’assurent que le net fonctionne sans aller sous le tilleul ! Elles débarquent avec moult bagages ! Retrouvailles successives /en plusieurs temps. Assez cocasse le trajet en bétaillère pour convoyer Agathe, son mari et les rejetons ados ( dont un problématique). Il faut déjouer les contrôles. Bientôt les attestations de déplacement seront nécessaires.

Comment va se passer la promiscuité de la fratrie agrandie ?

On partage leur quotidien, leurs conversations animées ( ça s’écharpe, tensions) mais aussi leur isolement, la peur de contaminer leurs aînés, en prenant des repas avec eux. On entend leurs confidences ( couple, travail…).

On baigne dans l’euphorie le jour où l’on sort la grande table pour prendre un repas  ensemble, on contemple le ciel incendié au couchant. Vanessa, la photographe capture des instants d’harmonie. Caroline, «  madame le professeur », réclame le calme ! L’ado bricoleur répare une moto et explore les environs, espérant trouver des joints ! Agathe et Greg ont dû fermer leurs établissements.

On consulte les tutos pour fabriquer des masques ! Les effusions, les bises sont bannies, remplacées par les hugs ! On se suspecte au moindre éternuement, on mesure sa saturation d’oxygène… Une communauté sous cloche !

Chaleur humaine grouille de vie. Pléthore de personnages : le commis Fredo, le vétérinaire, la caissière du supermarché et les marginaux, ainsi que les scientifiques et ingénieurs à la Reviva…

Pléthore d’animaux : vaches, chiens, geais, faune sauvage dont les sangliers auxquels vient se greffer l’irruption non programmée de trois chiots. Les parents n’avaient-ils pas juré de ne plus adopter une bête ? N’en dévoilons pas plus … La présence de ces trois  « touffes  frisées » est auréolée de mystère. Toujours est-il que tout le monde s’attache à ces bichons intrépides, qui font des bêtises. Ils sont à la fois sources de situations comiques, d’angoisse quand ils tombent malades, de panique quand ils disparaissent . Ont-ils été kidnappés ? Se sont-ils échappés ? Le récit prend alors une allure de thriller, car on garde les fusils à proximité, puis on les charge de chevrotine ! Le lecteur est tenu en haleine, d’autant plus que la famille détient « un vrai arsenal » ! 

Dans Chien-Loup, l’auteur a déjà révélé une évidente connaissance des chiens ! Rappelons cette citation : «  Être maître d’un animal c’est devenir Dieu pour lui. » À nouveau, on sent qu’il les a côtoyés et a observé avec acuité leur comportement. 

Comment ne pas craquer pour ces petits animaux « aux toisons bouclées et cotonneuses », vibrionnants d’énergie, capables de chorégraphies endiablées. Ces bichons si attendrissants. Vrais pacificateurs. Ces peluches vivantes n’ont-elles pas réussi à réunifier le « cheptel » ? Ces petits fauves ne viennent-ils pas « peupler  la seule patrie qui vaille : l’instant », pour reprendre une formule de Sylvain Tesson ! (1)

On sera également suspendu aux messages SOS de Constanze, la compagne d’Alexandre, qui fait penser au « super plumber » de Repose-toi sur moi, prêt à voler au secours de celle qu’il a toujours aimée, même éloignée géographiquement. Tous deux restent « soudés par l’indéfectible lien » de ceux qui s’en tiennent à l’essentiel, « une fraternité d’âme qui les hissait au-delà de l’amour ».

L’auteur, à la fibre écolo, offre une bouffée d’air, une parenthèse verte de sérénité avec le personnage de Constanze, cette militante écologiste  qui vit  à la Reviva,  réserve biologique protégée, isolée, en Corrèze. Comme Erri de Luca, elle est attachée à toute forme de vie, au règne animal, si bien que tuer la moindre bestiole devient sacrilège. Pourtant Alexandre voudrait bien éradiquer un frelon asiatique. Ce sanctuaire végétal n’est pas à l’abri des virus, des maladies et on entend la tronçonneuse et les arbres tomber.

La belle blonde sportive s’avère une digne héritière du paysan Crayssac  à qui Alexandre rendait visite, conscient qu’il détenait une forme de sagesse. C’est d’ailleurs dans ce site naturel sauvage, fief de Constanze, que Serge Joncour réunit tout le clan pour le tableau final nocturne rassérénant ! Pas besoin de feu d’artifice, « la nuit tomba sur un brasier encore géant », incandescent. La Reviva leur offre une parenthèse inédite proche du nirvana, un havre de paix, d’apaisement.

Dans ce roman, Serge Joncour, en gardien de la mémoire, nous replonge dans les affres de la Covid ( premiers malades, quarantaine des rapatriés de Wuhan, fermeture du Louvre, du salon de l’agriculture, croiséristes confinés…),  un moment de l’histoire que chacun a vécu avec ses angoisses, ses colères, sa révolte ( le hashtag « on n’oubliera pas »)… et en distanciel.

L’auteur ne manque pas d’épingler le gouvernement  quant à la gestion de la crise sanitaire (le coup de poignard du 49,3), dénonce de façon cinglante tous les trolls de Twitter (pour qui le virus n’est qu’une grippette !) Il pointe le désert médical, ainsi que la pénurie de Doliprane. On recourt au véto  faute de toubib. 

Il ne cache pas ses préoccupations concernant la crise climatique, soulignant l’impact sur la gestion des bêtes. Bientôt, « au lieu de les rentrer l’hiver pour les protéger du froid, on les rentrerait l’été parce qu’il ferait trop chaud ». L’écrivain fait d’ailleurs remarquer la précocité de la nature :

« le printemps est en hiver ». « D’année en année, la nature était un peu plus en avance, les arbres se dépêchaient pour dresser leurs ombres ». 

Parmi les autres thèmes de prédilection développés: les maladies des arbres (scolytes) et des animaux, les éoliennes, son aversion pour les avions ! 

Serge Joncour nous immerge dans un huis clos rural avec des trouées sur la forêt, les pâturages, des plages de silence, qui contrastent avec les conversations animées de la fratrie, les pétarades de mobylette, le feulement des éoliennes, les aboiements, les glapissements…

Son écriture cinématographique indéniable fait défiler certaines scènes avec intensité et son talent pour décrire les paysages restitue, tel un peintre, l’éveil de la nature. On ne peut rester insensible aux fulgurances poétiques ! 

Chaleur humaine est un cocktail explosif, pétri d’adrénaline, de stress avec beaucoup de fraternité, de tendresse, d’amour et une pointe d’humour, au coeur d’une végétation étonnamment précoce. Un 15ème opus prenant, intergénérationnel (dans la même communion, on ne récolte plus le safran mais on plante les pommes de terre).

L’écrivain, qui aime embrasser son époque, « drogué d’actualité », à la fois témoin et spectateur, s’impose par sa plume qui trempe à la fois dans le rural et l’urbain ainsi que dans les rumeurs du monde et des réseaux sociaux. Un univers mixte d’une riche variété : le nectar de la maturité ! À savourer avec les cinq sens, loin des masques, du gel hydroalcoolique et en « s’abreuvant du moindre répit, de la moindre paix ».

Laisser vous draper dans cette lénifiante chaleur humaine !

(1) Les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson

Yves Bichet, La beauté du geste, récits, Le Pommier, ( 17€- 186 pages)

Une chronique de Nadine Doyen

Yves Bichet, La beauté du geste, récits, Le Pommier, ( 17€- 186 pages)


La beauté  de ce recueil commence par la couverture signée Mélinda Fiant. L’ illustration qui préfigure le texte d’ouverture, intitulé « La confiture des rois », fait saliver. Yves Bichet met en valeur un savoir faire d’antan : celui des ouvrières de Bar-le-Duc, à la dextérité immémoriale pour délester les groseilles de leurs pépins, munies de rémiges d’oie pour obtenir «  Le caviar de Bar » !

Le texte 2  a été inspiré par une rencontre ( dans un train)  de l’auteur avec un aveugle accompagné de son Labrador. Il restitue des bribes de leur conversation ainsi que ses hésitations pour choisir les sujets à aborder au  colloque auquel il est invité. Il focalise notre attention sur les mains du non-voyant effleurant son arcade sourcilière: «  un geste simple et beau », puis sur les caresses qu’il prodigue à son chien. On est touché par la communion entre le chien et l’homme. «  Ces deux êtres vivaient l’un pour l’autre. » On perçoit  «  le gémissement de plaisir » de la bête, qui pose délicatement le museau sur les genoux de son maître.

 Le troisième texte Toucher l’écran s’avère une sorte de diatribe contre l’addiction aux écrans, aux portables, où ne s’inscrivent que des images et des sons. Yves Bichet invite à mieux utiliser notre odorat. Ceux que les sonneries intempestives insupportent ne peuvent qu’approuver. D’ailleurs dans un de ses récits flotte une  puissante fragrance de lavandin.

Dans l’une des nouvelles, Yves Bichet décline les multiples activités qu’il a exercées dont celle de maçon. Il met en lumière le geste de l’artisan. Ses mains ont troqué la truelle pour le stylo et le clavier, titillé par le besoin d’écrire. Il compare les deux activités au niveau des mains. L’artisan cherche le résultat, l’écrivain l’inspiration. Ce qui rappelle le geste d’écrire dont parle Stéphane Mallarmé.

Mais il a aussi travaillé à la ferme et «  griffonné au tracteur des hectares de lavandin ». Il sait que reculer avec un chargement de lavande demande de la dextérité. Il autopsie le geste de manoeuvrer une remorque en marche arrière. «  Recul délicat », car  « la remorque n’obéit pas aux intrus ». Si l’andaineuse lui a causé des frayeurs, elle a aussi été un déclic pour s’essayer à la poésie. Pour l’auteur, « la poésie pourrait ressembler à un geste, un premier mouvement  du corps, une rencontre fortuite des mots qui célèbrent le quotidien, des mots capables de stopper notre fuite en avant ».

Qui n’a pas été ému devant un bébé qui «  frotte ses paupières avec ses poings » ?

 Si la vie s’invite dans cette nouvelle, une suivante évoque les trépassés, la lecture de poésie au vieil homme défunt, et en particulier les derniers instants d’une mère.

Le narrateur partage « le cadeau rare, le privilège » d’avoir pu profiter du « restant de chaleur » en caressant son visage avant que le froid gagne, une scène qui prend à la gorge, avec une portée universelle.

Le narrateur sait transcender une nouvelle où la maladie a ruiné un couple par un moment d’illumination. Comment ne pas vibrer en imaginant cet enfant myopathe, la main levée, hypnotisé,  tout extasié, devant l’apparition de la lune. «  La beauté du monde se concentre parfois dans de tels surgissements de lumière nacrée, il faut s’arrêter, se taire.. ». Car ce geste qui lui a coûté tant d’efforts,  il n’a pas pu le refaire.

La vie est cocasse, lit-on dans une autre nouvelle. 

C’est la blague de Mounir que l’auteur nous relate qui fait se bidonner ses acolytes, qui  se « fendent la poire ». 

Impossible de commenter chacun des récits , mais Yves Bichet offre une succession de variations autour de la beauté du geste,  de témoignages, en 22 textes de longueur inégale.  Si on s’extasie  sur les performances d’excellence d’un pianiste, d’un footballeur, l’auteur veut réparer l’injustice et célébrer les petits gestes du quotidien dont des gestes de tendresse, d’amour, de complicité. Pour cela, il nous convie à mieux observer ceux que l’on croise, à savoir lever les yeux.

L’écrivain, ancien maçon et agriculteur nous rappelle dans ce récit que, comme le disait Rimbaud, « La main à plume vaut la main à charrue« .  

© Nadine Doyen

Jean-François Létourneau, Le territoire sauvage de l’âme, éditions de l’aube ( 17,90€- 165 pages), janvier 2023

Une chronique de Nadine Doyen

Jean-François Létourneau, Le territoire sauvage de l’âme, éditions de l’aube ( 17,90€- 165 pages),  janvier 2023


Clément Bénech dans son roman Un vrai dépaysement convie son lecteur à l’installation d’un jeune professeur qui débarque en Auvergne alors qu’il avait pensé enseigner en Guyane, cette fois ce sont les tribulations de l’enseignant Guillaume, parachuté au Nunavik, que Jean-Pierre Létourneau relate en flashback.  Le glissement du  « tu », au « il »,  selon la temporalité, peut dérouter. Tantôt il s’adresse à celui qu’il était, tantôt à celui qu’il est.

L’auteur nous offre une immersion parmi les Inuits de Kuujjuaq , sur les berges de la rivière Koksoak.  Beaucoup de mots en italiques ou typiquement canadiens, ou termes de hockey,  parsèment le récit ( puck, bannique et confiture de chicoutés, un pays drette, drave, des uluit…) sans que cela fasse obstacle à la compréhension. On est juste dépaysé. 

Par exemple, on réchauffe les repas sur une truie ( petit poêle).

Une carte au début du livre permet de visualiser le trajet effectué en avion par le protagoniste, du Sud au Nord du Québec. 

Beaucoup d’Inuits sont  trilingues. Leur quotidien bégaie souvent en trois langues , mais lui, le professeur ne connaît ni leur langue maternelle, l’inuktitut, ni leurs coutumes.

Le dépaysement est immédiat : comment ne pas « massacrer »  le patronyme des élèves, en les prononçant?! Il  lui faut s’adapter, apprendre à  décrypter le langage de leurs yeux : ils disent oui en ouvrant les yeux et les ferment pour le non.

On sent le malaise du prof le jour de la rentrée devant sa classe, un groupe de douze ados, en capuchon, qui ressemblent plus à « un troupeau de bœufs musqués ». On devine sa frustration d’enseigner « dans le vide » et il devient source de risée auprès de ses élèves, n’ayant pas les codes des autochtones.

De même, l’ennui,  la solitude pèsent sur Guillaume qui aimerait boire une bière avec des potes : « mais où sont les hommes ? » s’interroge-t-il ?

La peur de se perdre dans la toundra le confine à son appartement, devant la télé. Mais  pratiquant le hockey, il se hasarde un jour à l’aréna, et ne manquant pas de talent, réussit à se faire adopter par les joueurs et  même à intégrer une équipe locale. Un membre de l’équipe, Thomassie, l’entraîne à la chasse au caribou.

L’auteur déroule l’expérience de ses trois années dans le Nord, son plaisir de coucher  dehors dans des « sleepings » qui sentent le bois,  ainsi que ses années d’étudiant consacrées au « planting ». Il joue sur les mots : « la momie a du millage » ! 

L’année sabbatique qu’il s’octroie va lui permettre de partager son vécu avec ses propres enfants. Ceux-ci vivent au contact avec la nature, font des sorties en raquettes, moto-neige, n’aiment pas entendre la nuit les hurlements de coyottes.

Ils sont biberonnés aux récits d’aventures, savent observer la faune ( loutres..), les oiseaux, les arbres. Ils questionnent  sans cesse, avides de savoir le sens des mots, comme par exemple  « sentimental » !

Le père se livre aux confidences telle sa rencontre avec leur mère dans le Nord : 

«  c’était ma voisine. Un soir, je suis allé lui porter un bol de bleuets cueilllis dans la toundra. Avec le sirop d’érable de grand-papa. Et vous voilà. »

Il se souvient du moment où sa femme Caroline attendait leur premier enfant qui porte le prénom de la mère défunte de Guillaume, comme dans la tradition des Inuits.

Il revit une chasse au dindon au cours de laquelle il n’a pas tué d’animal, mais est revenu les yeux éblouis par sa rencontre avec le piranga écarlate, aux plumes vermeilles.

Guillaume ressuscite également ses souvenirs avec son père, dresse son portrait pour ses enfants : « un ramassseux » et lui rend hommage au moment de vider la maison en bois typiquement canadienne. La lettre que son père lui a laissée est poignante.

Une autre lettre tourneboule le protagoniste, c’est son vibrant message d’adieu  destiné à ses élèves ( lettre qu’il n’a jamais postée),  elle émeut doublement le lecteur en raison du dénouement. On éprouve de l’empathie pour cette famille qui a vu partir en fumée cette «  tente prospecteur » (1) qui a nourri tant de rêves et a abrité tant de moments privilégiés.

L’écrivain restitue, au point de nous transir de froid, la vie d’antan durant les hivers rigoureux: le travail des femmes, l’esprit de fête dans la communauté immobilisée par la période de neige, de gel.

Il montre comment le paysage subit le déboisement pour faire arriver une autoroute, troublant la sérénité des lieux pour ses enfants. Guillaume commente le reportage d’un journaliste qui évoque la tragédie Inuite : « tout ce qui est écrit est terriblement vrai, exact », «  la beauté d’un jour d’hiver se dépose en eux comme un flocon sur la langue. » Les splendeurs du ciel émerveillent : «  aurores vertes et rouges ».

Ce premier roman convoque celui de Claudie Hunzinger pour cette proximité, cette osmose sensuelle avec la nature. Tous deux savent la décrire avec des phrases merveilleuses. 

La poésie s’invite amplement dans les descriptions des lieux où les aurores boréales sont fréquentes : « le vent fait danser les cristaux de glace entre les branches. »

Ce roman  s’inscrit dans la lignée de l’écrivain , « nature writer », Rick Bass,(2) auteur que Jean-François Létourneau lit et cite en début de l’ouvrage. Comme lui, il a tenu un journal dont il partage des pages. On ressent l’ensauvagement du décor dans  « la prucheraie ». 

Le lecteur sensible à la « perfusion » des paysages qu’offre cet ouvrage sera comblé.

© Nadine Doyen


(1)  Tente  construite des mains du protagoniste, qui  lui a permis de vivre davantage en osmose avec la nature.

« A l’origine, la tente prospecteur était utilisée par les indiens montagnais prospecteurs des contrées nord-amérindiennes puis par les chercheurs d’or. Nouvelle tendance du tourisme de plein air et véritable art de vivre, cet hébergement atypique réconcilie la nature, le confort et l’authenticité. »

(2) Le journal des cinq saisons de Rick Bass.

Juliette Nothomb, Éloge du cheval, Albin Michel, ( 14€- 199 pages), Septembre 2022

Une chronique de Nadine Doyen

Juliette Nothomb, Éloge du cheval, Albin Michel, ( 14€- 199 pages), Septembre 2022


Juliette Nothomb revisite son enfance et son rapport aux animaux en particulier.

Même si toute jeune enfant, elle a connu les genoux des adultes chantant «  à dada… », le coup de foudre de l’auteure avec les chevaux a lieu au Japon, à l’âge de huit ans. L’écrivaine en a certes croisé auparavant, lors des voyages avec sa famille au Canada, mais de loin. Précisons que son père, diplomate, a occupé plusieurs postes à l’étranger et que la famille a vécu aux quatre coins du monde et engrangé des valises de souvenirs.

Le cheval, quand on est enfant, on commence par le contempler en photos ou en vrai. D’où cette réflexion : « Dans la mémoire et le vécu de chacun d’entre nous, il y a au moins un événement, une histoire qui nous relient à cet animal exceptionnel ».

Les canassons qui ont d’abord fasciné l’enfançonne, sont ceux observés dans un manège. L’envie d’en monter ne tarde pas à se manifester. Un gène familial ?

Sa grand-mère maternelle, admiratrice des chevaux, l’encourage instantanément et voilà Juliette, gamine, le pied à l’étrier. C’est alors qu’elle ressent pour la première fois « une onde électrique » traversant son corps, « à l’unisson avec le frémissement et la chaleur de l’échine » et découvre le parfum équin. La fillette égocentrique devient emphatique et audacieuse au contact de son animal préféré. 

Elle confie qu’enfant, il lui a fallu un doudou en peluche, un poney nommé Poly,  également vénéré par sa sœur Amélie.

Mais durant son séjour en Chine, Juliette, petite fille, a connu la frustration. Plus de chevauchées fantastiques. En Chine, l’équitation est bannie, « jugée contre-révolutionnaire »,  « sport d’aristocrates ». Les seuls cavaliers croisés étaient des vieillards ou des enfants. Tentée d’explorer la campagne à vélo avec sa famille, elle souligne  avec une pointe d’humour, que cette activité pratiquée uniquement par les ressortissants des pays capitalistes paraissait louche ! D’où la présence d’un pseudo-berger en faction.

Comme ersatz, les parents Nothomb offrent des livres équestres. Quant aux deux sœurs, Amélie et Juliette, elles ne manquent pas d’imagination pour s’inventer des destriers, à partir d’échasses. La connivence entre elles est déjà exceptionnelle dans leurs jeunes années. Est-ce pour cela qu’Augustin Trapenard ose parler de «  livre- soeur » ? Les aficionados de la baronne belge vont d’ailleurs la retrouver ici en «  chroniqueuse, journaliste sportive » !

 La journaliste rappelle que l’agriculture chinoise était encore rudimentaire dans les années 1970. Le cheval ou autre bête de somme devaient aider le paysan au transport  de marchandises au moyen de charrettes. Situation qui n’est pas sans rappeler les images du film «  Le retour des hirondelles » de Li Ruijun montrant une Chine rurale.

Le départ ( en 1975)  de la fratrie Nothomb pour les États-Unis s’avère donc un grand choc : passer de la dictature au monde ultralibéral! Juliette entre en sixième au lycée  sélect de New-York et rêve d’endosser la tenue traditionnelle de cavalière : « jodhpurs, bottes et bombe à mentonnière en velours noir » !

Elle a connu le graal dans Central Park , grâce à l’invitation d’une amie.

Elle découvre l’engouement des Américains pour les parades.

 Bonheur d’être au pays des cow-boys, des Indiens, de Lucky Luke et son cheval Jolly Jumper, prête pour la conquête de l’Ouest américain ! 

L’écrivaine n’élude pas le fait que le cheval est source de clivages sociaux,  « symbole de richesse et de pouvoir ». Elle se souvient avoir été méprisée, tout comme sa sœur,  deux « jeunes plouquettes belges » réduites à monter des chevaux de manège !

Dans ce livre, la philologue s’intéresse à l’étymologie du mot « cheval » : «equus »,  « caballus, «  kaballes »… et décline maintes métaphores et expressions courantes : « faire cavalier seul », « œuf à cheval, «  avoir une fièvre de cheval » …

 L’art du dressage n’a plus de secret pour elle (dompter un cheval est une gageure). Elle passe en revue tout le vocable équin ( on apprend un autre sens du mot « pouliche »), elle détaille les façons de monter l’animal «  à l’anglaise ou western, à cru », en amazone (comme sa grand-mère paternelle), les tenues vestimentaires. 

Au Wyoming, on enfile les « chaps », culottes de cuir à franges.

La journaliste souligne le caractère ombrageux du cheval. Au contact de cet animal, elle éprouve « un sentiment débordant et paradoxal de soumission et de puissance », d’ivresse, de griserie et de liberté. Elle se remémore son histoire d’amour à 13 ans pour Charlie, « merveilleuse monture », avec qui elle a participé au Horse Show annuel du club. Avec humour, elle prévient que «  faire du cheval » ne dote pas d’une silhouette de sylphide ! 

Elle émaille son récit d’anecdotes dont l’incroyable baignade avec Charlie dans un lac. Moment surprenant et déconcertant, avec cet « état proche de l’apesanteur »,   batifolages, jeux, «  tous deux aussi légers que deux truites ». Après cette acmé, on comprend d’autant mieux son chagrin incommensurable quand il lui faut quitter le pays de son champion, Charlie, pour le Bangladesh, en 1970.

Dans cet essai, la cavalière aguerrie remonte très loin dans le temps, le cheval étant un être culturel. Elle énumère toutes les utilisations du quadrupède au cours des époques, son rôle dans les guerres. ( ce qui convoque le roman Chien-Loup de Serge Joncour). Et déplore le lourd « tribut de morts au combat au cours de l’Histoire », le cheval étant «  sacrifié sur l’autel des conflits ». L’écrivaine n’élude pas la maltraitance et misères chevalines, consciente des travaux forcés auxquels sont condamnés les équins, esclaves malmenés pour les labeurs agricoles et industriels. Ainsi que du sort des chevaux de courses vieillissants.

Elle aborde maints sujets dont l’alimentation des chevaux , la façon de les monter, et la baisse de l’hippophagie (fermeture de la dernière boucherie à Bruxelles en 1980).

L’écuyère émérite évoque les grandes stars ( Ourasi, Jappeloup) qui se sont fait un nom dans le domaine de l’équitation et témoigne de sa reconnaissance envers les chevaux qui ont compté pour elle. Elle se souvient de randonnées au coeur de la forêt de Soignes  ainsi que dans l’Ardenne belge. L’intrépide Juliette nous fait revivre une expérience périlleuse mais grisante, en mer, sur la croupe d’un cheval de race ibérique au Portugal ! Sa devise : « Cavalière un jour, cavalière toujours » !

La littérature, la peinture ( Georges Stubbs, Delvaux, Magritte) et le cinéma  ( Hair, Ben-Hur., Crin-Blanc…) s’invitent copieusement  dans ce livre. Passionnantes les pages consacrées à la peinture chevaline, à laquelle elle fut initiée par son grand-père maternel. Sont cités Marguerite Yourcenar, Dumas et «  Les trois mousquetaires » ainsi qu’un des romans d’Amélie Nothomb : «  Le sabotage amoureux »  où « elle fantasme un vélo en cheval ». Parmi la pléthore de livres qui ont marqué et nourri la lectrice Juliette Nothomb, celui de George Orwell qui met en scène « Boxer, un solide cheval de labour », Don Quichotte de Cervantès, Homère et le cheval de Troie.

La musique, apprend-on, est venue combler ( au Japon) « le désert culturel ». Certains airs célèbres pouvant être associés aux pas du cheval ! Musique  et équitation renvoient aux spectacles de Zingaro, aux ballets de l’École espagnole de Vienne, aux performances des écuyères dans les cirques. Ou au Cadre Noir de Saumur.

A New York, la télévision était remplacée par la danse, les chorégraphies modernes et les comédies musicales de Broadway ( West Side Story).

Dans le dernier chapitre, la journaliste culinaire prodigue divers conseils pour gratifier « son équin au bec sucré » : éviter le sucre, préférer une pomme, une carotte et livre une réflexion sur l’évolution de l’alimentation dans les centres équestres.

C’est avec émotion que l’on referme cet ouvrage (illustré par une photo touchante)  dans lequel en filigrane apparaissent les parents bienveillants Nothomb ainsi que sa sœur cadette qui a aimé remplir l’album familial des rubans gagnés par son aînée. 

Dans cet opus érudit, dense, l’écrivaine décline l’historique du cheval de façon très documentée, fouille son passé, ce qui apporte beaucoup d’intérêt au lecteur. 

Juliette Nothomb y adjoint un côté plus intime où elle livre ses souvenirs de cavalière, perchée sur « la plus noble conquête de l’homme » , selon Buffon, et ceux de ses voyages en famille. Pèlerinage en Irlande, lié au prénom de son père, Patrick !  Randonnées en Inde, Birmanie, Népal, Jordanie, où « seul le cheval pouvait offrir l’extase ». Tout se déroule comme si le lecteur, de simple spectateur, devient partie prenante du récit, grâce à une écriture captivante, pétrie d’humour, enrichie de  comparaisons inattendues et suggestives. Elle confie que le séjour pékinois l’a « fait grandir et lui a ouvert les yeux sur l’étrangeté et la diversité du monde ».

Avec générosité, elle partage son amour inconditionnel pour « cet animal singulier, multiple et si extraordinaire », qui impose le respect. La cavalière ne tarit pas d’éloge sur le cheval «  doté d’une sensibilité et d’une intelligence hors du commun », «  cet animal singulier multiple et si extraordinaire », « indispensable à l’humanité ». Un essai enrichissant, à la fois documentaire et autobiographique.

Alors , en selle pour une chevauchée inédite et instructive, sans danger !

Et décernons une «  rosette » à celle qui nous a fait voyager autrement.

© Nadine Doyen

Fréderic Vitoux de l’Académie française, L’Assiette du chat, Un souvenir, Grasset  ( 18€ -172 p), mars 2023.

Une chronique de Nadine Doyen

Fréderic Vitoux de l’Académie française, L’Assiette du chat, Un souvenir, Grasset  ( 18€ -172 p), mars 2023.


Frédéric Vitoux, l’auteur du Dictionnaire amoureux des chats, dédie cet opus à la regrettée Zelda. Baptisée  Zelda, comme un clin d’oeil à l’épouse de Francis Scott Fitzgerald, apprend-on à l’entrée intitulée : Les chats de ma vie. 

Le titre intrigue.  Quel mystère entoure cette assiette du chat, « une soucoupe de faïence » avec décor hollandais. ? À qui appartenait-elle ? Pourquoi déclenchait-elle des hostilités parmi sa fratrie au moment de la mise du couvert? Personne ne voulait manger dans cette assiette ! Quelqu’un se dévouait.

L’ académicien brosse le portrait de son père, déjà familier à ceux qui ont lu ses livres. Par exemple dans le  Grand Hôtel Nelson il est question des clichés pornographiques du grand-père Vitoux auxquels il est fait allusion dans ce livre.

Il se souvient d’une chatte Fagonette et subodore que sa grand-mère lui aura trouvé un autre toit, sous prétexte de l’asthme de son fils, (père du narrateur). Un père «  vieux comme le monde ou incompréhensible comme le monde. » Un homme taciturne qui a caché son enfance, qui a verrouillé ce qui le concernait. 

Dans ce livre, le romancier revisite sa propre enfance, évoque celle de son père en alternance . Il convoque également sa mère, sa fratrie et ses grand-parents. Une famille de taiseux, où on ne parlait pas.

Frédéric Vitoux a donc été «  élevé dans  « un désert de chat » ! Ceux qu’il croisait , c’étaient ceux qui déambulaient le long des quais,  dans le quartier de l’île Saint-Louis. Peu de ses amis d’enfance avaient un animal, alors les chiens de ses camarades de classe le fascinaient.

Enfant ,  c’est surtout par la littérature qu’il a connu les animaux , la nature, la forêt. Il se remémore les jeux en famille à table, autour de Tintin. Il décrypte leur rapport  père/fils .

Il évoque son parcours scolaire, (l’aide aux devoirs),  les espérances des parents : le voir embrasser une carrière d’officier de marine . Ces attentes deviennent  «  un fardeau » pour l’adolescent. Toutefois il a bénéficié  finalement d’une grande liberté au moment de ses orientations et de ses engagements. Lui dont les opinions étaient à l’opposé de son père, « homme de droite », aux positions conservatrices.

Puis, il retrace sa carrière, ses débuts à la revue Positif avant son entrée  à la rédaction du Nouvel Observateur. Il s’interroge  sur le silence qui a régné quai d’Anjou et tente de percer les énigmes.

En même temps, il ressuscite la dynastie des chats qu’il a connue , rappelle les circonstances de leur adoption successive. ( Mouchette,  Papageno, Zelda) et quelques anecdotes. C’est son épouse Nicole qui lui a transmis cet amour et cette passion pour les félins, au point de vivre en leur compagnie et de leur consacrer des dictionnaires et l’ouvrage Les chats du LouvreC’est le coeur serré que l’on assiste à la piqûre létale de Zelda, cette chatte que la famille Vitoux avait sauvée un soir de décembre 2008 puis recueillie. Et définitivement adoptée.

L’auteur nous émeut également quand il relate la maladie de son père et les confusions qu’elle provoque. 

 En lisant les carnets de souvenirs consignés par son paternel, l’auteur  n’a pas réussi à comprendre pourquoi il y a tant de pans de vie occultés. « Les lambeaux de  souvenirs de nos  enfances ne sont jamais factuels. » Pas de trace de la chatte Fagounette, animal redouté du père. De même Clarisse semble avoir été reléguée de sa mémoire.  Pourtant cette femme  a joué  un rôle primordial dans l’éducation de l’auteur, à la fois nounou, tante. Il lui a d’ailleurs rendu hommage dans une biographie.(1)

Mais pouvait-elle être responsable de la mésentente, de la désunion de ses grands-parents ? Cependant ausculter l’intimité conjugale a des limites. «  Il y a un seuil qu’aucun étranger ne parvient à franchir ».

Le romancier biographe sonde sa mémoire, et se retrouve confronté à une pléthore d’interrogations qui tournent à l’obsession. Une phrase traumatisante, entendue à cinq ans l’a hanté : « On aimerait te manger à la croque-au-sel » !

Parmi les non-dits, on retiendra les points suivants :

L’orientation sexuelle du  couple formé par son cousin Jojo et son compagnon Monsieur Félipe, chez qui l’auteur, alors âgé de treize ans, a séjourné à Marseille après un camp de scouts. Dans la famille Vitoux la tolérance et le silence prévalaient. 

L’amour inconditionnel de Clarisse pour Henriette Rouyer/Vitoux, son professeur  de français et d’anglais avait « quelque chose d’insensé ». Auraient-elles partagé une forme d’amour saphique ? Cette ferveur, cette adoration hors normes ont fait naître chez Clarisse la vocation d’enseigner à son tour.

La  filiation d’Odette Lévêque, fille de la domestique des grands parents, présentée comme la sœur de lait. Mais ne serait-elle pas plutôt le fruit d’amours ancillaires au sixième étage  du quai d’Anjou ? Donc une demi-sœur. Un secret bien gardé. Exilée aux USA., Odette aimait retrouver le quai d’Anjou. Elle reste une comète qui « a laissé  un sillage lumineux, tant sa présence avait été phosphorescente et joyeuse ».

On devine la frustration de l’enquêteur qui n’a plus de témoins potentiels à questionner,  qui ne dispose que de cassettes d’interviews inaudibles. 

« Les bandes magnétiques s’effacent, les sons deviennent une bouillie sonore ».

 Il se reproche son incuriosité. Pas de courriers à consulter, aucun objet palpable, juste des albums photos que son épouse Nicole se plaît à compulser.

Espère-t-elle y débusquer des indices ?

L’écrivain signe un récit à la veine autobiographique, pétri de sincérité, teinté de regrets, qui incite à lire ses romans précédents. Le chapelet de souvenirs fait revivre les fantômes qui ont taraudé l’auteur. «  Le souvenir, c’est la présence invisible » selon Hugo. «  Le passé est un trou noir à la formidable puissance d’attraction ».

( 1) Clarisse de Frédéric Vitoux

© Nadine Doyen