Monica Sabolo, La vie clandestine, Gallimard  (318 pages- 21 €)

Une chronique de Nadine Doyen


Monica Sabolo, La vie clandestine
, Gallimard  (318 pages- 21 €)


Rentrée  littéraire 2022 – Juin 2022


Au début du roman, le lecteur est accueilli par une buse, achat compulsif de la narratrice, peut-on supposer. Mais celle-ci ne serait-elle pas source de malheurs ? 

En effet les catastrophes matérielles se multiplient pour l’écrivaine qui craint de devoir s’installer dans une roulotte avec ses enfants (des trombes d’eau ont envahi son appartement, « la moquette est spongieuse comme un tapis d’herbes aquatiques »).

Les mots récurrents «  clandestine » et « secret » ponctuent le récit, impliquant un certain mystère.

La narratrice, « ignorant tout de sa vraie identité », veut percer l’énigme, comprendre le sens de son acte de naissance qu’elle a débusqué fortuitement à 15 ans, et sur lequel elle a lu la mention: «  di padre ignoto ». Secret que sa mère consent seulement à aborder quand l’auteure a 27 ans.

Deux pères, dont elle brosse les portraits, occupent donc ses pensées. 

Le premier Alessandro F., s’est volatilisé au printemps 1971, abandonnant la mère de l’écrivaine de vingt ans, enceinte de  six mois.

Le second : Yves S , diplomate, ce métier lui paraît mystérieux surtout quand il part pour l’Afrique pour des affaires occultes. Il était franc-maçon, lui confie-t-il, un jour.

Ce père, que quelqu’un lui décrit comme « un porteur de valises ».

Ses phrases assassines (insultes), ses gestes, les scènes de disputes, de violence (bagarre, coups) ; le départ de la fille au pair ( qu’il a dû violer) ; le défilé des huissiers… ; le tout est gravé à jamais et le traumatisme indicible la taraude de façon obsessionnelle.

L‘écrivaine questionne sa mémoire, mène une double vie : diurne et nocturne, habitée par des fantômes. Elle se demande au fil du récit si ses souvenirs sont fiables, surtout quand elle procède à des flashbacks : « Nos souvenirs sont des souvenirs de souvenirs ».

Elle revient sur ses origines italiennes, Milan où elle a vécu ses premières années, entre 1971 et 1974, avant que ses parents s’installent en Suisse. C’est là qu’elle  «  débute sa vie clandestine », oublie l’italien au profit du français !

Puis de son enfance à Genève entre 1974 et 1977, elle garde peu de souvenirs, aucun de ses parents, seuls des détails sur des photos lui confirment sa présence à leurs côtés. Avec sa thérapeute, elle décrypte tous les albums photos, tentant ainsi de reconstituer son passé, de combler le vide.

Elle a traversé un période chaotique à l’adolescence, ses flirts provoquent la colère du père, «  qui détient le pouvoir ». L’amour devient « un lieu clandestin ».

Lors de ses études supérieures, l’étudiante doit faire elle-même les démarches pour espérer bénéficier d’une bourse, le père étant parti à Lisbonne retrouver sa nouvelle femme. Avec humour, elle se remémore la scène avec le responsable des bourses qui, impuissant devant « son chagrin tellurique », lui remet un rouleau de papier hygiénique qu’elle déroule indéfinitivement ! Alterner des passages légers, drôles et des chapitres graves, c’est indispensable pour Monica Sabolo.

Celle-ci  revisite les divers lieux où elle a vécu, ses relations avec ses parents, au train de vie fastueux ,(souvent absents et qui la laissaient devant la télé avec son frère).

Elle évoque le moment où tout déraille jusqu’à leur séparation.

Elle convoque les instants seule avec son père à contempler l’aquarium et se souvient s’être plainte à sa mère des visites matinales du père, sous-entendant sa main baladeuse. Cette mère qu’elle retrouve (en fin d’ouvrage) à Morges pour les 100 ans de la grand-mère et qui l’étreint, l’embrasse avec fougue et implore le pardon. Alors qu’elle appréhendait cette confrontation.

Ses recherches lui font croiser des membres d’Action directe pour lesquels elle nourrit une étrange fascination. Peut-être parce qu’elle a décelé un dénominateur  commun avec eux : «  le secret, le silence et l’écho de la violence ». Toutefois, elle réalise qu’elle s’est fourvoyée dans « un sacré guêpier » à vouloir déchiffrer les arcanes de ce mouvement d’extrême gauche. Sa ville natale, Milan, est alors secouée par les attentats commis par les Brigades rouges. La France connaît aussi une série de drames dont l’assassinat de Georges Besse.

Monica Sabolo fait revivre de façon explosive, les années noires du terrorisme d’Action directe, pages  richement étayées par les nombreuses sources compulsées. 

Ces années 80 auxquelles Serge Joncour a également sensibilisé son lecteur dans son roman Nature Humaine.

La romancière nous surprend par son opiniâtreté à cerner le profil des protagonistes, à se plonger dans une tonne de documents afin de mieux les comprendre.

Encore plus étonnante, la façon de s’infiltrer dans leur milieu au «  Jargon libre » (librairie anarchiste), et de se forger une nouvelle famille avec Claude, Hellyette ( l’« appui logistique »),

La Galère et bien d’autres. Encore plus audacieuse de parvenir à rencontrer Nathalie Ménigon et ceux qui l’hébergèrent pendant un an. De quoi noircir son carnet de notes. Inattendu pour la narratrice investigatrice de loger dans la chambre qu’occupa Nathalie. Une quête époustouflante !

Et de confier «  qu’il est plus facile de rendre visite à un ancien combattant de lutte armée qu’à n’importe qui de sa propre famille ».

On suit l’enquêtrice dans tous ses trajets, en bus, en train, ( « un lieu refuge, comme « une cabane  entre deux tempêtes »). Lors de ses visites à Hellyette, à Claude…jusqu’au voyage ultime vers son père mourant, celui dont elle a ignoré presque tout. 

Ce qui intrigue et frappe le lecteur, c’est l’omniprésence de l’eau dans ce roman, à commencer par « l’obscurité marécageuse «  de son appartement, rappelant l’univers aquatique de Summer. Elle a connu « un univers aqueux », vécu « un épisode lacustre » dans cette villa à Bellevue, sur les rives du lac Léman. Quand l’émotion la submerge, elle sent « une poche s’épancher en elle », « une digue céder et tout se déverser ». Par exemple, à sept ans, elle a connu un état second et « la sensation d’être constituée d’eau tiède, qui se vidait à ses pieds ».

Monica Sabolo finit par voir dans l’aquarium de sa chambre, en Suisse, la représentation de « sa famille en miniature : un milieu trouble , à l’abandon ».

Elle a le don d’adopter une efficace écriture cinématographique : ainsi le lecteur voit les séquences se dérouler sous ses yeux, comme cet au revoir de Claude regardant le train s’éloigner. Attitude qui rappelle un terme japonais «  l’o-miokuri qui « consiste à raccompagner la personne qui s’en va » jusqu’à ce qu’on ne la voie plus. (1)

Tout aussi émouvante la scène d’adieu de Monica Sabolo à son père adoptif, Yves S., dans un cimetière de Colombes, déposant une rose de Noël sur la tombe « où volette le baiser de son frère », juste au moment où « une volée de pigeons s’éparpillent dans le ciel ». 

Elle a envie de lui pardonner malgré «  les choses horribles » qu’elle a subies.

 Le lecteur est également happé par le contraste entre ce passé tumultueux et les moments de quiétude que Monica Sabolo partage avec Hellyette à observer, non pas les poissons, mais les oiseaux, « les yeux levés vers le ciel, en silence » ou dans le refuge d’une forêt.

 Au fil du récit, l’écrivaine concède craindre la réaction de sa mère et de son frère à la sortie du roman. Elle a conscience d’avoir « confectionné un engin sophistiqué, composé de papier, de nitroglycérine et d’une mèche à combustion lente, qui finira par tout faire sauter ». N’a-t-elle pas écrit sur leur histoire, ayant décidé de ne plus se taire ? Et si elle les avait trahis? Toutefois la narratrice ne considère pas agir en « traître», elle voit plutôt dans ce livre le message de la réconciliation. Tant d’années « pour déchirer la paroi de papier qui la séparait d’Yves S » !

A noter que Monica Sabolo a dédié ce septième roman à ses enfants, à l’instar de son père qui lui avait dédié son livre sur l’art précolombien. 

Ce récit, à la veine autobiographique, détone par son incroyable sincérité et secoue doublement avec cette plongée dans les noirceurs des êtres proches ou non, cette confrontation inédite et audacieuse entre : d’une part le passé douloureux de la narratrice et d’autre part celui des militants d’Action directe. Monica Sabolo s’interroge sur la notion de culpabilité, fait la lumière sur le mécanisme de la « dissociation », propre aux êtres blessés, (« la réalité et le vécu sont inhibés, de manière temporaire ou durable ») , aborde la question du mal et du bien et celle du pardon. 

Ce livre coup de poing, aura-t-il permis de réparer la mystérieuse blessure ? 

© Nadine Doyen

(1) Nagori de   Ryoko Sekiguchi 

Summer, Monica Sabolo, roman ; JC Lattès, Août 2017 (19€ – 316 pages)

Chronique de Nadine Doyen

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Summer, Monica Sabolo, roman ; JC Lattès, Août 2017 (19€ – 316 pages)


Summer, un titre synonyme de farniente, d’insouciance, d’été. Summer, comme une antienne.

Mais ici c’est le prénom d’une jeune fille qui s’est « évaporée » après une sortie pique-nique au bord du lac Léman, il y a déjà vingt-quatre ans et treize jours. Disparue mais omniprésente dans ce roman, car elle habite, hante ceux qui restent. Chacun de se perdre en conjectures : noyade ? Kidnapping ? Fugue ? Escapade amoureuse ?

Monica Sabolo se glisse avec souplesse, fluidité dans la peau d’un adolescent, secoué de tics, expérimentant les acides qui le conduisent à la violence, dévasté par le vide, par la morsure de l’absence de cette sœur adorée, une vraie « reine de beauté », « au sourire franc ».

Elle sonde les confins de la mémoire, « énorme méduse,qui s’échappe en une reptation glauque, dès qu’on croit la tenir », affirme Alain Bosquet. Car comment expliquer cette béance, cette cécité volontaire dont fut victime le personnage principal ?

Le narrateur, Benjamin, le frère de la disparue, âgé de 38 ans maintenant, souffre d’un mal être qui s’aggrave depuis son bureau de Genève. Il y a eu « ces années blêmes » durant lesquelles maints spécialistes n’ont pas réussi à le sortir de l’eau. C’est avec confiance, aidé par le docteur Traub, qu’il tente à présent de réunir « tout ce qui reste de son passage dans leurs vies ». Il s’interroge sur l’omerta qui a entouré cette disparition, drame qui lui cause des cauchemars récurrents du lac. D’où sa prise de psychotropes.

Avec délicatesse, le récit va remonter aux circonstances de cette  tragédie et nous plonger dans la vie d’une famille pourtant modèle, éprouvée, éplorée. C’est dans un aller retour entre l’avant et l’après de  cet été fatidique que le narrateur nous immisce dans sa famille.Des parents aimant recevoir, faire couler le champagne, s’absentant le week-end, laissant leur progéniture avec un baby sitter. Un monde où « le vernis social et de politesse étouffe les émotions… ». En somme, une famille attachée au paraître qui rappelle celle qu’Amélie Nothomb met en scène dans le crime du comte Neville, où les invités sont considérés comme les élus.

Le portrait de Summer se tisse de façon chorale, mais aussi celui du narrateur.

Summer, c’était « leur enfant la plus prometteuse, brillante, sportive ».

C’est maintenant pour Benjamin, tantôt une « Ophélie », une sirène dont il entend la voix envoûtante, dont les cheveux vont bientôt tisser une toile comme l’épeire qui va capturer le lecteur et ce frère inconsolable, déboussolé. Tantôt « elle se réincarne en cygne », « biche » ou en « oiseau ». Il la devine « dans les roseaux », dans le ciel. Il l’imagine ondulant comme une raie.

A ces portraits s’ajoute celui du Docteur Traub que Benjamin observe avec une acuité exacerbée par leur huis clos, non dénuée d’humour.

A travers les flashbacks que le narrateur se remémore, le lecteur découvre les relations de la fratrie, et celles entre parents/enfants et du couple. Il revisite son enfance, des instantanés de vie (l’épisode du châle, la séance de spiritisme,  leur addiction aux joints, la tache rouge sur le canapé), et tente de déceler la cause du dérèglement dans leurs vies.

Quand la rentrée sonne pour Benjamin, elle se fera sans Summer, qui n’est pas réapparue « comme des fleurs ». Mais peut-on « faire son deuil » quand on ne retrouve ni corps, ni trace ? L’espoir s’est amenuisé et la situation devient intenable.

Les rires fusent à profusion. De multiples odeurs (parfums, effluves, relents) traversent le récit.

A l’approche du dénouement, coup de théâtre, le lecteur est confronté à la même révélation que le narrateur qui, sidéré,découvre un secret de famille, divulgué par Marina, une amie des Wassner. En même temps on lui distille une information concernant Summer. Une double claque ! Un vrai séisme intérieur. La confusion totale pour Ben. Puis suivront les confidences de la mère.

Monica Sabolo livre un secret trop longtemps nimbé de non-dits, et souligne les dégâts collatéraux susceptibles de détruire l’individu à qui on a menti. Peut-on retrouver la confiance en ses parents, leur pardonner, après ? Avec brio, l’écrivaine dissèque le tsunami intérieur qui s’est emparé de Benjamin une fois la vérité connue (douleur , chagrin, solitude, incompréhension, colère).

Le roman navigue entre deux rives, avec le lac, « sauvage », « à la beauté inquiétante », en personnage central, peuplé de monstres terrifiants prêts à nous aspirer, nous gober ou d’algues semblables à des tentacules capables de nous engloutir, nous engluer. Ses eaux arborent maintes facettes. Parfois « un couloir de lumière scintillant » en surface, ou le halo de la lune, contrastant avec les abysses troubles, sombres, ce monde visqueux, de vase et de boue.

L’auteure brocarde la presse, les médias qui font choux gras de la détresse d’une famille, à l’occasion de son passage à la télévision, un an après.

En campant son intrigue en Suisse, elle souligne avec une pointe d’ironie cette « motivation névrotique à éradiquer la saleté qui anime ce pays » et ne manque pas de faire partager la fête nationale (1er août) et son feu d’artifice.

Monica Sabolo, en jouant avec les codes du thriller, signe un roman obsédant, prégnant, plein de suspense, à la fois aérien et aquatique traversé d’odeurs.

Le pouvoir de son écriture chatoyante, poétique, précise, nourrie par les métaphores, est impressionnant. Elle sait nous communiquer l’angoisse, la sensation de suffocation que ressent Benjamin, le narrateur. L’auteure aborde avec justesse la période de l’adolescence décrivant avec réalisme ses désirs, ses transgressions, et les relations difficiles, parfois conflictuelles avec les parents. La romancière souligne les affres des parents, rongés par la culpabilité,quand un des leurs s’évanouit dans la nature. Laissez-vous immerger dans « le délire aquatique » de Monica Sabolo.

S comme Summer :

Sombre et Scintillant, Suspense, Surprenant l’épilogue, Stupéfiant ce roman !

©Nadine Doyen