Chantal Couliou, Au bord du doute, éditions Les Lieux-dits, 2024, dessin de Laurent Grison. 7€, 39 pages.

Source photo ©Laurent Grison

Chantal Couliou est l’auteure d’une œuvre de poésie importante publiée aux éditions Gros Textes,  Éditions Sauvages, Unicité, Voix Tissées, Donner à Voir, éditions du Petit Pois, Les Carnets du dessert de Lune, Soc et Foc, Rafaël De Surtis éditions, Le Dé bleu, Encres vives.  Cette œuvre d’une quarantaine de recueils se nourrit de prédécesseurs, tels Abdellatif Laabi, Charles Juliet ou Joël Vernet. Elle a réalisé plusieurs recueils de haïkus, ayant fait un vrai travail approfondi d’abord autour des classiques du genre que sont Basho, Issa

Ce nouveau recueil publié aux éditions Les Lieux-dits à Strasbourg retrouve pleinement l’esprit du haïku. Chacun des 36 poèmes de forme courte qui composent le recueil se voit ponctué d’un haïku. Tel celui-ci :

Du bout du quai
observer
les facéties d’un cormoran.
Impromptu.

Le titre du recueil et l’exergue tiré du livre et recoudre le soleil de Gaëlle Josse donnent le ton. La thématique touche au péril au cœur de la vie et du vivant qui envahit toute la planète. Et met en lumière « L’équilibre du monde/ de plus en plus précaire ».

Centrée d’abord sur la ville abîmée par le fléau de la drogue (ville qui, sans être jamais nommée, ressemble fort à Brest où vit la poète), la focale s’élargit ensuite au monde et aux diverses pollutions qui soumettent le vivant à leur logique mortifère. D’abord donc, le cadre urbain, des tours, des immeubles, des guetteurs faisant la ronde, à quoi s’oppose, telle une respiration, le haïku des petites filles jouant à la marelle en bas de l’immeuble. C’est une poésie de l’instantané qui se joue avec ces fillettes sautillant en toute innocence « entre Enfer et Paradis ». 

Notre temps est bien sombre et désaccordé. L’engrenage de l’argent et de ces pollutions de l’esprit que sont les écrans, la surveillance numérique laisse peu de place au répit, au rêve.

Il y a de la révolte paisible mais opiniâtre chez Chantal Couliou qui est ici exprimée à merveille. La poète habituée à chanter le vent, la beauté des choses élargit la vision aux ravages de l’agent orange et autres défoliants, et aux forêts disparues. « Ne reste plus que le noir/qui ne cesse de gagner du terrain ». 

Même la mer est « meurtrie ».  C’est dire si le scandale a gagné tout l’univers. Et la poète dans la trame serrée de ces 36 stations se fait sentinelle vigilante. Elle qui médite devant le passé, devant ces « pierres levées tournées vers l’infini » qui interrogent :

Qu’auraient-elles à nous raconter
de l’histoire de l’humanité ? 

****

Ces géants de pierre
dérobés au regard
nous murmurent
la loi de l’univers et ses mystères.
Savons-nous les écouter ?

Comment ne pas être sensible à la délicatesse des impressions nichées au cœur de ces haïkus ? Telles, cette « sonate de Bach » entendue d’une fenêtre ouverte ou  cette « conversation entre un verdier et un rouge-gorge », qui, simplement, ouvrent à la vie, à ses sensations, ses odeurs, ses sons.  Ainsi se déploie le chant fait de souci de la terre et de profonde humanité. 

Le tragique du geste mortifère de ce que l’homme fait au vivant sous toutes ses formes est ici terriblement prégnant. Il débouche sur la volonté d’ « entrer en dissidence » par rapport « au vieux monde ».

C’est à la quête d’une vie qui fasse place à l’éveil de l’esprit que s’attache ici la poète.  Et avec le poème-conclusion qu’elle lance comme une « bouteille à la mer », elle tente de dépasser la tristesse, le « doute » au bord duquel elle se tient.  L’art est cet éclat de lumière qui peut illuminer cette vision de la négativité qui nous entoure et ouvrir à un rapport plus harmonieux et fraternel au monde. Telle est la portée de cette ouverture fragile et lucide d’Au bord du doute.

Marie-Hélène Prouteau, La Petite plage, Suivi de Brest, rivage de l’ailleurs, Préface de Mona Ozouf, Éditions La Part Commune, 2024.  


Marie-Hélène Prouteau, La Petite plage, Suivi de Brest, rivage de l’ailleurs, Préface de Mona Ozouf, Éditions La Part Commune, 2024.  


Vingt-six tableaux autour d’un même lieu, « la petite plage ». Un lieu pour révéler tous les autres, ceux inscrits dans les rêves et les légendes, ceux inscrits dans la mémoire. Points de référence, points d’ancrage. « La petite plage » est la plage de Kerfissien située à Cléder commune du Finistère en région Bretonne. Ce littoral de sable blanc, de rochers majestueux, est très fragile et particulièrement sensible à l’érosion. 

« La petite plage », est pour Marie-Hélène Prouteau ce qu’est la madeleine trempée dans du thé pour Marcel Proust. J’entends par là que ce lieu focalise les émotions, creuse le temps, le rend élastique. La vigueur qu’en retire l’auteur lui permet d’asseoir un univers, son univers poétique et de rassembler en ce lieu oeuvres picturales, littéraires qui s’y réfèrent. 

La petite plage est l’épicentre naturel que je revisite indéfiniment. P93

Ce finis terrae, c’est la frontière où commencent les choses. P21

Ici même et autre part, c’est la vie qui résiste. P22

Dès le commencement du livre, la nature flamboie dans les vagues qu’orchestre le vent, les saveurs se marient à d’autres plongeant leurs racines dans les profondeurs du temps, remontant le long de souvenirs perpétuellement revivifiés.

Je suis celle qui apprend à lire la mer, à lire le vent. p20, nous dit Marie-Hélène Prouteau . Elle est celle qui nous apprend à admirer l’insurrection des vagues, Elle est celle qui nous fait passer du paysage qu’on admire à celui que l’on retrouve dans le regard d’un autre peintre célèbre ou écrivain connu: Paul Gauguin, Émile Bernard, Paul Sérusier, Charles Laval, Charles Filiger, Ernest de Chamaillard, Madeleine Bernard, He Yifu. D’un musicien ou d’un sculpteur: Hans Arp

« L’ici, maintenant » devient « l’ici, toujours », « l’ici, autrefois », on se rapproche de la vie au lieu de s’en écarter. On redécouvre tempêtes, gestes héroïques ou gestes quotidiens nécessaires à la survie, souffrances des luttes, victoires de la liberté et du courage, de la persévérance. 

Marie-Hélène Prouteau s’interroge et interpelle notre conscience comme par exemple dans L’enfant et le petit chien.  Sa lecture des lieux nous invite à revisiter notre vision des choses, à relire nos paysages mentaux, imaginaires ou réels. À rechercher des liens, à établir des connexions avec ce qui nous arrive et ce qui arrive au monde, aux autres. 

Mais comment poser une main sur sa douleur ? Comment lui dire : faire le mal est autre chose que faire du mal ? 

Ce petit chien dont le nom s’est perdu n’était pas mort d’un tir aveugle. Ce n’était pas un accident. C’était le mal à la dimension du scandale. La salissure de l’âme pouvait gagner la vie. P30

Un jour comme celui-ci, j’ai l’impression que ma plage de sable blanc est une estampe orientale. Il y a les vagues, le sable, les rochers. Et rien d’autre. P37

En quelques traits d’encre, le peintre esquisse le plein, la marée haute, avec la cavalcade des flots contre les rochers. P38

Elle s’évanouira, sans autre beauté que sa disparition. La mer bretonne parle du passage des heures, du passage des choses. Dans le grand remuement des marées. P76

Ce lieu et ce qu’il représente permettent à Marie-Hélène Prouteau  de déterminer ce qu’est la poésie :

Le ciel glissant dans la mer, la mer glissant dans le ciel. Là commence la poésie. 

Pas de lisières toutes faites, pas de direction verrouillée. Mais l’absolue nudité des choses qui met en joie. 

Jamais elle ne perd de vue la réalité ni n’oublie la fragilité d’une nature menacée aujourd’hui comme hier ( marées noires ), exploitée à outrance, meurtrie. 

Demeurer, c’est habiter un lieu et habiter un temps. Un temps qui n’est pas uniquement le présent. Un lieu qui n’est pas uniquement un espace. P93

François Cheng parle de « sentiment-paysage » pour dire la connivence entre l’esprit humain et l’esprit du monde. P93

La petite plage, c’est la clairière des métamorphoses. P94

Elle m’est un contrepoint lumineux quand je songe qu’il pèse sur le monde une atmosphère d’opéra en feu : de sombres drapeaux s’agitent, si prompts à déclencher des lapidations de femmes, des pendaisons, des attentats-suicides. P95

Dans BREST, RIVAGE DE L’AILLEURS, on revisite aussi le passé d’un lieu : « les nefs immenses des Ateliers des Capucins tout récemment réhabilités. » l’Imposante carcasse de fonte, de verre et d’aluminium. Dans la grande nef, les rayonnages de livres bruissent d’autres rumeurs. Celles des mots, des phrases et de leurs mystères. Prodigieuse matière volatile. » 

L’écriture, la poésie de Marie-Hélène Proutou est construite autour d’un lieu, le lieu où elle ne cesse de renaître à elle-même, autour duquel gravitent souvenirs personnels, émotions, sentiments qui nourrissent sa soif de connaissances, son amour de l’art. Ce livre nous invite à nous inscrire dans une recherche des valeurs vraies, justes, simplement humaines.  

Marilyne Bertoncini, Ghislaine Lejard, À FLEUR DE BITUME, ITINERAIRES URBAINS, Préface de Jacques Robinet, Photographies de Marilyne Bertoncini, Editions Les Lieux-Dits, collection Duo, 20€


Voici un choral à deux voix féminines, celle de Marilyne Bertoncini et celle de Ghislaine Lejard. Deux poètes, complices à la fois par une passion commune pour l’écriture poétique et par un vif attrait pour l’art visuel, la photographie que pratique Marilyne Bertoncini, le collage qui est l’autre talent de Ghislaine Lejard qui expose en France et à l’étranger.

Le recueil se présente comme un cheminement buissonnier dans la ville. De quelle ville s’agit-il ? Nous n’en saurons rien. Des photographies de Marilyne Bertoncini sont le point de source de la rêverie des deux poètes. Car c’est bien d’une rêverie urbaine qu’il s’agit. Elle emprunte autant à Bachelard et à ses matériaux de l’imagination, l’air, le mouvement, la forêt, le ciel qu’à Walter Benjamin, le philosophe de la pensée urbaine qui se demande si l’on peut s’égarer dans une ville comme dans une forêt. 

Bitume et béton, des matériaux pas vraiment propices à faire rêver, pensera-t-on. Et pourtant, si ! Cette déambulation des deux poètes s’arrime aux éléments du monde urbain qui se voient merveilleusement transfigurés par les clichés. Avec leurs couleurs fondues, les jeux sur des formes non figuratives ou, parfois, un incertain clair-obscur, ces photographies ont la beauté de véritables toiles peintes. Il faut saluer ici le travail remarquable de l’éditeur Germain Rœsz. Il est peintre lui-même et conjugue cette pratique de plasticien avec celle de poète et de chercheur, en particulier à l’Université Marc Bloch de Strasbourg où il fut élu directeur de l’UFR des arts. 

Le rêve d’une ville qui se joue dans les poèmes de l’une et de l’autre ouvre puissamment à un monde analogique où se déploient des associations et des variations oniriques. Mouvance de l’air, tressaillements d’eau, éclats de pays inconnus dessinent une errance dans le labyrinthe urbain. Le ciment se fait ciel, la pluie sur le trottoir dessine des « larmes de mémoire » ; sous le lichen se voient des « visages en anamorphoses », écrit Marilyne Bertoncini. Pareillement sous l’ombre des ailes d’oiseau Ghislaine Lejard entraperçoit « nos fragilités, nos craquelures », plus loin, des taches sur le bitume se font taches d’encre sur le papier, « comme un dessin de Hugo ». 

Ces signes dans la ville, furtifs, périssables, captés là, sous nos pas, par la photographie peuvent donner libre cours à l’imaginaire. Ils se déploient dans le poème en « d’étranges palimpsestes », dit, dans sa très belle préface, Jacques Robinet, poète lui-même qui ajoute que le propre des artistes est d’être ces voyants capables d’en « capter les signes mystérieux ». 

C’est cette ferveur du regard qui frappe chez Marilyne Bertoncini et Ghislaine Lejard. « Il pleut sur le trottoir des larmes de mémoire / Il pleut sur la mémoire des souvenirs sans fin », écrit Marilyne Bertoncini. Ghislaine Lejard laisse monter un chant plus soucieux de l’invisible : 

« Le minéral figé dans l’attente

la pierre au bord du chemin

perçoit le moindre signe de vie

sait la tendresse de l’herbe

la fraîcheur de l’eau

au loin un rayon de lumière irradie

le ciel appelle. » 

Des états émotionnels de tonalité légèrement différente semblent se répondre de l’une à l’autre, comme autant de moments d’une fugue. Pour le grand bonheur du lecteur qui se fait voyageur emmené selon la mystérieuse fantaisie de cette géographie rêveuse.

Nathalie Fréour (Dessins), Gilles Baudry (Poèmes), Cette enfance à venir, éditions L’enfance des arbres, 2023.

Nathalie Fréour, Gilles Baudry, Cette enfance à venir, éditions L’enfance des arbres, 2023.


Le poème de Landévennec. Tel m’apparaît le recueil Cette enfance à venir de Nathalie Fréour et de Gilles Baudry. C’est le souffle de ce lieu de retirement de l’esprit, l’abbaye finistérienne où vit le poète Gilles Baudry, lieu à la nudité somptueuse, qui s’offre dans ces pages et ces dessins. À qui croit au ciel et à qui, comme moi, n’y croit pas. 

29 poèmes, 28 dessins de Nathalie Fréour, dénuement et beauté du simple sont convoqués pour une communion avec l’essentiel. Gilles Baudry fait parler l’arbre, le feuillage, la sève, l’hortensia ou la dune et la grève en une brève notation qui dévoile la vibration d’un commencement. Chaque arbre, chaque infime fragment semble recréer le matin de la vie, accueillir « l’inaudible pulsation du monde ». Rien de figuratif, tout est intériorisé.  Et dans ce duo, autant artistique que spirituel avec la peintre Nathalie Fréour, passe un même élan :

« Voici le terme / où tout commence ».

L’enfance devient ainsi l’aventure d’un regard neuf sur le monde. Une nouvelle naissance comme la vie sait parfois en initier. Un horizon d’attente vers un futur suggéré par le titre paradoxal d’« enfance à venir ». C’est dire qu’il s’agit d’un moment d’être, venu d’un lieu qui serait une sorte de monastère intérieur, de solitude habitée. Habitée par des « yeux pleins d’oiseaux de passage » ou, en creux, par des « Villages-paysages /semblables à ces tableaux de maîtres » ou de la « rémanence / de marée à l’étale ».

Nous nous tenons dans l’amitié des voix convoquées par ces noms, Leopardi, Schubert, François Cheng. Quelques vers de François Cheng, notamment, accompagnent ce recueil et sont en parfaite résonnance : « Toujours l’arbre déploie ses branches / Toujours la pie vient y percher, / Toujours le temps joue à l’enfance ; / Pour faire durer le bref été. »

 En cette part de silence, en rupture avec notre usage ordinaire du monde, nous sommes le « Wanderer » du magnifique poème, « Tel un qui va / dans ses pensées/à haute voix/sur un sentier / au pied des arbres ». 

Et de cet autre poème autour de cette figure du Vagabond, de l’Errant :

« Chemin dissout

dans le brouillard

le Wanderer

profil perdu

va sans savoir

ce qui l’attend

la nuit sans voix

le beau tourment

le dénuement

sans autre éclat

que son effacement

                                                           Écrit en marchant, en hommage à Franz Schubert »

Cette longue rêverie lave ainsi notre regard saturé par les angoisses et les laideurs humaines. Il semble que l’on soit sur une autre planète, étrangement autre. Est-ce celle du poème « Portrait du vieux poète au grand coeur » ?

Pour sa part, Nathalie Fréour a travaillé sur papier noir Fabriano. Cela lui permet de réaliser ces dessins éclatants, en blanc sur noir. Effet saisissant : cette absence de couleurs produit une sorte de lumière surréelle. Entre l’éclat du jour et l’ombre de la nuit, en étroite communion avec les vers de Gilles Baudry. C’est en ce promenoir singulier que nous emmènent ces vers et ces dessins à haute teneur spirituelle. 

Marie Alloy, Jean Pierre Vidal, Ainsi parlait Eugène Delacroix, « Dits et maximes de vie », Éditions Arfuyen, 170p, 14€, octobre 2023.


Heureuse et stimulante initiative que la publication de ce florilège, « Dits et maximes de vie » d’Eugène Delacroix que nous présentent Marie Alloy et Jean Pierre Vidal, dans la collection « Ainsi parlait » des éditions Arfuyen. 

Eugène Delacroix est un des plus grands artistes français du XIXe siècle, à la création artistique riche et multiple. Figure de la génération romantique des années 1820, il incarne puissamment par ses succès teintés de scandale le renouveau de la peinture. Il est aussi un artiste qui, toute sa vie, a pratiqué l’écriture. N’a-t-il pas rêvé dans sa jeunesse d’être écrivain ? On a d’ailleurs récemment exhumé de courtes nouvelles de sa composition. Le « peintre-poète », comme l’appelait Baudelaire, est de ces artistes dont le génie offre de multiples facettes. Marie Alloy et Jean Pierre Vidal nous proposent ici une approche particulière de Delacroix, écrivent-ils, à travers la sélection de maximes, [qui]veulent rendre compte de la vision du monde et de l’homme qu’il s’est forgée au cours de ses 65 années de son existence ». Ce choix implique une orientation, une sélection dont il faut mesurer, derrière le résultat final si maîtrisé, le travail imposant et l’extrême sensibilité aux profondeurs de ce grand esprit. C’est en effet un Delacroix, analyste moral d’une grande acuité, qu’ils donnent à découvrir au lecteur dans cette somme de 420 fragments qui ont l’avantage de fixer la pensée et nous font accéder à la grandeur, impersonnelle souvent, de sa méditation.

Le matériau ne manque pas. Entre le Journal, les lettres aux amis, les écrits sur l’art, notamment des articles dans La Revue des Deux-Mondes, sources surabondantes, l’on découvre que Delacroix s’astreint quotidiennement à l’écriture. Nulla dies sine linea, pourrait être sa devise fervente. L’introduction réalisée par les deux auteurs remet bien en perspective sa vision tragique du monde, ses relations à Baudelaire, à son amie George Sand, sa relation éminemment complexe au romantisme et à ses représentants. 

L’ouvrage permet ainsi de comprendre comment la dualité est au cœur de cet homme et de cet artiste si peu commun. Delacroix, tout à la fois, le peintre de la violence et la brutalité splendides et le plus courtois des mondains. Le républicain et le romantique, peignant La Liberté guidant le Peuple mais fustigeant les « désordres » des barricades (101), qui, lors de l’enterrement du général Lamarque, inspireront à Hugo le moment emblématique des Misérables. Comment ce romantique, en prise avec son siècle sans jamais, cependant, être militant, se double-t-il d’un héritier des moralistes classiques et des Lumières ? Il y a des contradictions exposées ici qui sont savoureuses, tant elles se chargent de densité et de complexité des idées. C’est ainsi que Delacroix apparaît critique vis-à-vis de l’emphase romantique : « Le romantisme chez Lamartine, et en général chez les modernes, est une livrée qu’ils endossent » (238). 

Le lecteur passionné qu’est Delacroix, lisant les modernes Goethe, Byron, Poe qui inspirent parfois sa peinture, n’en est pas moins féru de tradition classique, y puisant le goût des formes fragmentaires, essais, maximes, pensées qu’il trouve chez Marc-Aurèle (143), Montaigne (125 et son éloge du mouvant), Pascal (377), Saint-Simon (373). Jusque dans les termes qu’il utilise, les « misères », « l’amour-propre », « l’esprit ferme », les « malins penchants », Delacroix semble imprégné de la grande pensée classique. Ainsi en est-il lorsqu’il livre son pessimisme devant le progrès de ce 19è au matérialisme triomphant, tant critiqué par les écrivains et les artistes romantiques – songeons à l’ironie de Stendhal, à l’époque, escomptant quelques lecteurs, happy few, vers 1880. « L’homme fait des progrès en tous sens : il commande à la matière, c’est incontestable, mais il n’apprend pas à se commander soi-même » (250). Vieil idéal de sagesse antique de « maîtrise » de soi, quand le monde s’écroule et va en désordre. 

Nous suivons Delacroix dans le questionnement d’une pensée complexe, vivante qui met en mouvement quelques grandes catégories existentielles, la vie, l’amitié, la création, la mort, l’amour. « Tous les hommes ont besoin d’être distraits et veulent l’être continuellement […] Ce sont des prisonniers qui charment les heures de la prison par les imaginations d’un état qui les met hors de l’état présent, c’est-à-dire qui les arrache à la contemplation de soi-même » (361). Cette page du Journal, écrite dans une tonalité pascalienne, est fort éclairante sur le scepticisme tragique du monde qui est le sien et l’ambiguïté de l’imagination à ses yeux. Négative, ici, pour l’homme ordinaire, dans son usage de « divertissement », l’imagination est aussi pour Delacroix la faculté essentielle à la création, notamment en peinture. 

Delacroix revient à plusieurs reprises dans sa correspondance sur ce qu’il nomme « le commerce des lettres » (9), la causerie avec ses amis, souvent des amis d’enfance. Cela participe de ce qu’il appelle « la vie de l’esprit » (111), tant dans l’écriture à l’ami ou dans celle à visée interne du Journal. Delacroix se pose des questions sur ce qu’il a ressenti, vu, lu. La peinture n’a pas cette vertu de questionnement intérieur. Ces pensées et maximes, idéal de mise en ordre qui jugule ce qui échappe, s’opposent à la saillie baroque de la peinture. 

La scansion du temps traverse ces dits et maximes, sélectionnés par Marie Alloy et Jean Pierre Vidal depuis le Delacroix âgé de 17 ans en 1815 jusqu’à ses 64 ans, l’année de sa mort. Et le mérite de ces auteurs est de nous donner à saisir une telle approche transversale, quasi synchrone que la simple lecture du Journal ou de la Correspondance ne permet pas. Les variations, les contradictions se laissent percevoir – ainsi en est-il des éloges mondains et de sa « gloire » que Delacroix célèbre dans le fragment 60, daté de 1824, tandis qu’en 1860, il aspire à son exact contraire : « Je vis seul à Paris comme si j’étais au fond de la Sibérie ; je ne vois personne ; ni soirée, ni dîners, ni visites » (406).

On le voit s’enchanter à Tanger, lors de son voyage en 1832, de la lumière, de la beauté : « C’est un lieu tout pour les peintres […] le beau y abonde » » (93). Dans un renversement caractéristique des Lumières sur qui est le vrai barbare, toujours plein de sa curiosité insatiable, il écrit, visant ceux qui manifestent alors à Paris : « Allez en Barbarie apprendre la patience et la philosophie » (100).

 D’une manière générale, Delacroix aborde sa réflexion sur l’art davantage du point de vue de l’expérience intérieure que du point de vue de l’esthéticien qu’il n’est pas vraiment. « C’est ce terrible l’art qui est la cause de toutes nos souffrances », écrit-il à son amie George Sand en 1851, (209). Il revient souvent dans ses lettres sur cette comparaison entre les arts (28), peinture, littérature et musique – on sait son lien à Chopin : « La peinture, c’est la vie […] La musique est vague. La poésie est vague. La sculpture veut la convention. Mais la peinture, surtout en paysage, est la chose même », écrit-il à un ami. Pour Delacroix, l’artiste se distingue par une singulière et extrême sensibilité qui est à la fois sa force et son fardeau car cela le rend vulnérable, « le plus ordinairement persécuté » (191) par ceux qui l’envient et le jugent. 

Le grand mérite de cet ouvrage est de mettre en lumière, dans ses vérités multiples et ambivalentes, la polyphonie intérieure propre à ce grand artiste qu’est Delacroix. Il faut saluer, dans ce qui s’apparente à un art de lire, l’empathie remarquablement pénétrante du regard de la peintre Marie Alloy, poète elle-même et de l’écrivain proche des peintres, Jean Pierre Vidal.