Louis Savary, Sables émouvants, Editions Les Presses Littéraires, 100 pages, 3ème trimestre 2021, 15€.


Louis Savary propose une centaine d’aphorismes partagés en 10 sections. Les thèmes vont de l’introspection personnelle, du questionnement de l’écriture, de ce que lui apporte la lecture, l’expérience de la vie, du temps, à l’interrogation du statut de poète, de la poésie en passant par le questionnement du rêve, de la matière première que sont les mots pour terminer par le thème de la mort.

L’aphorisme a le charme de réduire à l’essentiel un système souvent complexe de pensées, d’idées, de saveurs, de tonalités, à séparer les mots sélectionnés d’un long et ennuyant contexte. Il offre ainsi au lecteur une belle liberté d’interprétation certes encadrée par les choix rigoureux de l’auteur.

Aux fils des sections toujours plus détachées et sans doute plus humoristiques, j’ai pris un certain plaisir à lire chacune des sentences comme autant de rébus. Chaque unité semble contribuer à la construction d’un paysage marqué par de nombreux contrastes, l’ensemble du livre nous ouvre les portes d’une vision critique du monde.

J’aime douter, j’aime le doute et l’axiome au coeur de l’aphorisme se pose en travers du chemin. La sentence soutient parfois une vérité au détriment d’une autre. Sans doute l’auteur en multipliant les constats, en cumulant les affirmations et les vérités, se rend-t-il compte lui-même de l’aspect kaléidoscopique de la réalité qu’il a contribué à construire. Vu qu’il multiplie aussi les points de vue, les points de départ et les points de fuite, peut-on se fier à chacune des phrases posées comme autant de cailloux sur notre chemin? Aucune phrase n’a de majuscule ou de ponctuation, les titres des sections fonctionnent elles aussi comme des aphorismes. 

Lire
lu et relu
mais jamais corrigé

autrefois chasseur de mots
aujourd’hui leur cible

a-t-on vraiment raison de croire
qu’il suffit d’aligner des mots
pour leur faire dire tout ce qu’on veut

ma vocation
prendre racines
dans des sables
émouvants

Voilà ici une des explications possibles du titre. Les sables émouvants étant l’écriture de poésies, le destin du poète étant de s’établir profondément dans l’émotion, d’y puiser une nourriture ?

je crois écrire comme un poète
ma poésie
est loin de le croire

Afin de respecter les volontés de l’auteur, je limiterai les citations à celles que vous avez pu lire et à celle qui viendra.

Je me méfie de ceux-là
qui reprenne mes mots
pour exprimer
leurs pensées sans issue 

Car à vrai dire, j’ignore si mes pensées ont une issue.

En savoir plus sur l’auteur et ses livres: ici


Claude Vancour, Au gré du Cotentin, Poèmes, In Octavo Éditions, 86 pages, septembre 2023, 15€


C’est avec une joie immense que je retrouve les poèmes de Claude Vancour, ici accompagnés de photographies exclusives de Nathalie et Denis Obitz.

Chaque poème, de par sa précision témoigne d’une réelle et juste affection pour la région que le poète habite depuis 2009, la Normandie, le Cotentin. Photographies et poèmes se répondent grâce à d’habiles correspondances qui dépassent la simple description minutieuse. 

En quelques mots bien choisis, en quelques strophes taillées à la mesure d’une nature omniprésente, les poèmes de Vancour, nous permettent d’accéder à une nature plus profonde, différente, universellement reconnaissable. Les tempêtes, les marées, le défilement du temps de secondes en secondes, de saisons en saisons, de siècles en éternités marquent les végétaux, les animaux mais aussi les hommes. L’esprit du lecteur, sa petite conscience sont confrontés à une interrogation juste sur l’errance qu’est peut-être la vie. 

La vision du poète appelle à en reconnaître d’autres. C’est l’humain tel qui est dans sa globalité, avec ses aspirations mais aussi ses défaillances, ses erreurs, ses choix déplorables qui semble occuper le coeur des messages délivrés.

Il est sans doute difficile de déterminer l’ingrédient magique qui transforme le texte ordinaire en poème et le poème en Poème ultime. Difficile de parler de cette quête, que semble ignorer tellement de poètes actuels. Cette démarche occupe pourtant une place prépondérante dans la poésie de Claude Vancour. 

En nous parlant de lieux, il nous parle aussi des hommes qui les hantent, les habitent, les traversent, les transforment. Au-delà des apparences même très finement repérées: tempêtes, marées, etc…, le poète nous invite à mesurer le temps, à questionner l’histoire pour accéder à une sorte de résilience, seule issue véritable. À quoi peuvent bien servir les évocations poétiques de Claude Vancour si ce n’est à ouvrir des portes, à nous permettre d’entrer dans les paysages que nous contemplons pour en tirer non pas une leçon de morale ou une injonction au respect de normes et de lois préconçues mais pour en recevoir une invitation au voyage, une exhortation à en attendre plus de la simple réalité ?

P13 D Day, chez nous

et la cigüe en fleur
raye les dates et le pourquoi, reste
la road pour qu’on ne se perde pas
et les bêtes, là, se couchent
dans le champs d’à côté.

Maison vide en Cotentin P14 « et laisse le vent te traverser la tête » Charles Juliet

La maison n’a plus d’yeux pour voir,
plus de vapeur à son souffle éteint
et son manteau troué laisse paraître
ses jambes nues et son coeur inutile.
Seule la chouette par son cri
aère ses alvéoles (…)

Aux qualités d’écriture des poèmes et des photographies répondent une qualité de l’impression, une mise en page soignée et un choix approprié de papiers: brillants et lisses pour les photographies, texturé, neigeux pour les poèmes.  

Patrick Hellin, Terres levées, poésies, Éditions Traversées, 67 pages, 20€


« Terres levées » pourrait être une allusion comme l’auteur nous le suggère p 29, à la pâte à pain qu’on fait lever avant de la reprendre, de la pétrir à nouveau et de l’enfourner. « Terres levées » matière mole, malléable de laquelle on tire poteries. « Terres levées » paysages qui se révoltent. 

Terres labourées, récoltes terminées, mort de toutes les saisons sauf de l’hiver. Les premiers quatrains en quatre mouvements seraient comme les quatre saisons mais l’on sent qu’à travers les vers de Patrick Hellin, le temps ne passe pas, l’été brille de quelques éclats, le printemps remue à peine l’espoir. L’automne pluvieux et l’hiver s’éternisent.

Seul vers la plaine nue
Les mots n’ont plus d’écorce
C’est un sel froid
D’une sève morte s’élève un chant

L’humeur humaine a ses saisons et je sais combien les champs bruineux, vidés, visités par les cris de quelques volatiles noirs peuvent révéler à l’homme sa solitude, sa finitude, l’absurdité de sa vie. Les terres levées bouchent l’horizon. La dépression cette folie inversée gagne par capillarité l’être entier. Pour s’en sortir, il faut accéder à la lucidité, s’agripper au réel. C’est ce à quoi nous invitent les textes de Patrick Hellin.

Tu observes sa fuite
Son échappée, la route
De tes pas, ton allure
Tu te cramponnes à ses ravins 

C’est un espace affranchi d’ombres et de lumières
Il y brûle des soleils factices
Un noeud de lisières, de rameaux et d’oranges
On y sème les sources qui avalent le ciel

On aura compris que le chemin sera difficile, jalonné d’obstacles qu’on contourne ou affronte avec obstination. 

Les saisons sont étroites
Celle où je vis
En équilibre sur le rétréci
Et l’éveil se vêt de sommeil

À quoi se rattacher?
Écoute le silence des mots
L’écho de l’instant

La poésie, l’écriture a-t-elle un rôle à jouer dans notre quête à être?

Dans tes yeux qui s’affament d’oubli
Le geste du sourcier
Qui cherche le néant
Et ce qui en sa cendre lui survit

À cette « cendre » répond à la page suivante comme en un miroir le mot « pollen »

Ce sont des ombres ailées
Le pollen de demain
Et la poussière des choses

Valerius De Saedeleer- Vóór de lente-olieverf op doek-tussen 1905 en 1941

La poésie de Patrick Hellin fait grand usage des métaphores se rapportant à la nature, aux saisons, à la terre. Les tableaux proposés ressemblent à ceux qui ont bercés mon enfance. Je pense aux paysages hivernaux de Valerius De Saedeleer  ou ceux d’Albert Saverijs. Je regardais les tableaux sans trop comprendre ce qu’ils avaient de sombre et d’éclairant à la fois, ces paysages hivernaux, ces champs d’automne. Plus tard, j’ai compris comment cette grisaille, cette lumière de reflets et d’éclats de miroir caractérisent une position intermédiaire, faite de compromis, jalonnée de quêtes contre l’extrême noirceur. Position d’équilibre. Rien ne semble acquis pour toujours, il faut sans cesse vouloir reconstruire sans pour autant partir de rien.

Albert Saverys (1886-1964)
Paysage hivernal sur la Lys Huile sur toile Signée en bas à gauche H_63 cm L_78 cm

Sur la crête sombre
Figé à la limite
Des ombres et de la lumière
Ce solitaire est nu

L’immobilité tombe du ciel, étreint la terre
Le gel encore a saisi les labours
Un peu de givre accompagne
Leur houle

Dans le ciel mat, l’écho d’un oiseau noir
L’attente et le suspens se couvrent
De nuit. Une vague de terre court vers
Le ciel, ombres et lumières figées

Elle est solitude, monodie du temps
Ce qui parle en costume d’infini
Immobile aussi
Dans les cercles du soir

Où le ciel est un creux que les mots ne peuvent combler

Voilà  le poème que j’ai choisi comme étant le plus représentatif de ce très beau livre des éditions Traversées. En couverture, on admira l’illustration « Le messager » signée Jean Dutour. La mise en page raffinée due à Patrice Breno assure une belle lisibilité à l’ensemble des textes.


Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIème Reich, préface de Johann Chapoutot, Espaces Libres, Éditions Albin Michel, Histoire, 510 pages, septembre 2023


LTI: Lingua Tertii Imperii

Johann Chapoutot historien spécialiste de l’histoire contemporaine et du nazisme, dans sa préface, interroge : Que faire et comment réagir face à la violence?

Que pouvait donc entreprendre Victor Klemperer, « fils de rabbin, professeur de philologie et de littérature française avant d’être destitué en 1935 pour être affecté à un travail de manoeuvre dans une usine. »? Il échappe de peu à la déportation et au terrible bombardement de Dresde. Que pouvait-il entreprendre dans une Allemagne qui interdisait aux juifs tous droits en réduisant ces femmes et ces hommes à l’état de vermines et cadenassait de la même manière violente et  brutale chaque opposition?

La seule réponse qu’a pu imaginer Victor Klemperer a été en philologue de repérer et d’analyser, de dénoncer l’appauvrissement général de la langue allemande généré par le régime nazi. Comment le poison nazi a pu ainsi s’infiltrer partout, toucher toutes les structures de la société, toutes les tranches de la population. 

LTI est le titre énigmatique qu’il donne au journal qu’il tient entre 1933 et 1945 et dans lequel il consigne toutes ses découvertes sur le langage nazi. Il avouera aussi que c’est ce travail tenu secret qui lui a permis de tenir le coup. Oeuvre d’intelligence dans cette période funeste et particulièrement sombre de l’histoire contemporaine.

LTI équivaut à « la langue du IIIè Empire », Lingua Tertii Imperii. En utilisant ces trois lettres pour désigner la langue nazie, il parodie l’une de ses manies et dénonce par là-même les procédés mis en place par cette langue: dénaturer, déshumaniser, chosifier, réduire les rapports humains à leur unique fonction utilitaire. 

p47 : « Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. »

« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic: on les avale sans prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir. »

P48: « La langue nazie change la valeur des mots. (…) elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. »

P53: « La LTI est misérable. Sa pauvreté est une pauvreté de principe. » 

« Elle s’empara de tous les domaines de la vie privée et publique: de la politique, de la jurisprudence, de l’économie, de l’art, de la science, de l’école, du sport, de la famille, des jardins d’enfants et des chambres d’enfants. »

Certaines phrases de Klemperer résonnent avec pertinence lorsque je suis confrontée à la langue de bois de ceux qui nous gouvernent et d’une partie de la presse. La langue du néolibéralisme ressemble en bien des points par les mécanismes qu’elle copie, qu’elle reproduit à la LTI. Surtout lorsqu’il s’agit d’assoir des dogmes, de stigmatiser les opposants politiques ou certaines tranches de la population. Le capitalisme malade ressemble de plus en plus à un régime autoritaire, qui broie l’individu. Ruine la planète. Ceux qui la défendent et donc défendent l’intérêt de tous se font appeler « éco-terrosite », « éco-fanatique ». Une uniformisation est mise en place, un appauvrissement de la langue va de paire avec l’appauvrissement de la pensée. Il devient de plus en plus difficile de critiquer la parole officielle, de lui opposer une autre approche. 

P60: « La LTI est la langue du fanatisme de masse. »

P59: « La LTI s’efforce par tous les moyens de faire perdre à l’individu son essence individuelle, d’anesthésier sa personnalité, de le transformer en tête de bétail, sans pensée ni volonté, dans un troupeau mené dans une certaine direction et traqué, de faire de lui un atome dans un bloc de pierre qui roule. » 

La LTI se caractérise par une très grande pauvreté. On peut trouver une liste des mots de la LTI sur la page Wikipédia dédiée à la LTI. Pour chacun de ces mots Klemperer note son apparition, son utilisation. 

P93: le premier mot de la LTI: « Strafexpedition » expédition punitive

« Les expéditions punitives semi-privées et exécutées en amateur, furent immédiatement remplacées par l’action policière, régulière et officielle, et le ricin par les camps de concentration »

Staatsakt = cérémonie officielle

P95: « Une cérémonie officielle a une signification « historique » particulièrement solennelle. Et voilà le mot avec lequel, du début à la fin, le national-socialisme a fait preuve d’une prodigalité démesurée. Il se prend tellement au sérieux, il est tellement convaincu de la pérennité de ses institutions, ou veut tellement en convaincre les autres, que chaque vétille qui le concerne, tout ce à quoi il touche, acquiert une signification « historique ». Il prend pour « historique » chaque discours du Führer, et peu importe s’il répète cent fois la même chose. » 

N’a-t-on pas assisté à la même mise en scène des discours du président Macron ? 

P110 Renversement de valeur accordée aux mots ex: fanatisme

P119 « Jamais, avant le IIIè Reich, il ne serait venu à l’esprit de personne d’employer « fanatique » avec une valeur positive. » 

P143:  « La LTI utilise à satiété ce que j’appellerai les guillemets ironiques. (…) Les guillemets ironiques ne se bornent pas à citer d’une manière aussi neutre, il mettent en doute la vérité de ce qui est cité et, par eux-mêmes, qualifient de mensonge les paroles rapportées. (…) Dans la LTI, l’emploi ironique prédomine largement sur le neutre. Parce que la neutralité justement lui répugne, parce qu’il lui faut toujours un ennemi à déchirer. »

P151: « Le mot « Juif » dont les lettres sont imitées de l’alphabet hébraïque, joue le rôle d’un prénom qu’on portait sur la poitrine. (…) Quand on parle de moi officiellement, on dit toujours « le Juif Klemperer. »
« En cours de physique, on devait taire le nom d’Einstein, et même l’unité de fréquence. le « hertz », ne devait pas être désignée par ce nom juif. »

P160. « La LTI était une langue carcérale (celle des surveillants et des détenus) et une telle langue comporte inéluctablement (en manière de légitime défense) des mots secrets, des ambiguïtés fallacieuses, des falsification, etc…

La LTI fait un usage disproportionné de l’abréviation

P178 «  Aucun style de langage d’une époque antérieure ne fait un usage aussi exorbitant de ce procédé que l’allemand hitlérien. L’abréviation moderne s’instaure partout où l’on technicise et où l’on organise. Or conformément à son exigence de totalité, le nazisme technicise et organise justement tout. »

P189: « À la place de la vérité une et universelle, censée exister pour une humanité universelle imaginaire, apparaît « la vérité organique » qui naît du sang d’une race et ne vaut que pour cette race. Cette vérité organique n’est pas pensée et développée par l’intellect, elle ne consiste pas dans un savoir rationnel, elle se trouve au « centre mystérieux de l’âme du peuple et de la race », elle est pour le Germain, donnée dès l’origine dans le sang nordique: « l’ultime « savoir » d’une race est déjà connu dans son premier mythe religieux »

P205: « « Comprendre », ça ne fait rien avancer du tout, il faut croire. Le Führer ne cède pas et le Führer ne peut être vaincu »

« La LTI doit être une langue de croyance, puisqu’elle vise au fanatisme (…) elle est proche du christianisme, ou plus exactement du catholicisme, alors que le national-socialisme a combattu le christianisme et justement l’Église catholique, tantôt en secret, tantôt en théorie, tantôt en pratique. 

P211 « De 1933 jusqu’en 1945, jusqu’au coeur de la catastrophe berlinoise, cette élévation du Führer au rang de Dieu, cette assimilation de sa personne et de sa conduite au Sauveur et à la Bible eurent lieu jour après jour et marchèrent toujours « comme sur des roulettes », et jamais on ne put la contredire le moins du monde. »

P219: « Le nazisme a été pris par des millions de gens pour l’Évangile, parce qu’il se servait de la langue de l’Évangile »

P247 : Et grâce au racisme scientifique ou plutôt pseudo-scientifique, on peut fonder et justifier tous les débordements et toutes les prétentions de l’orgueil nationaliste, chaque enquête, chaque tyrannie, chaque cruauté et chaque extermination de masse. »

Weltanschauung

P267 La LTI trouve dans le mot Weltanschauung la vision (Schau) du mystique, c-à-d la vue de l’oeil intérieur, l’intuition et la révélation de l’extase religieuse

(…) philosopher est une activité de la raison et de la pensée logique et le nazisme y est hostile comme à son pire ennemi.

La LTI n’hésite pas à utiliser des mots de langue étrangère même lorsque l’équivalent allemand existe.

P276 « Liquider est un mot de la langue commerciale et en tant que mot d’origine étrangère, encore un peu plus froid et objectif que les équivalents allemands »

« Quand es êtres humains sont « liquidés », c’est qu’ils sont « expédiés » ou « achevés » comme des choses matérielles. Dans la langue des camps de concentration, on disait qu’un groupe de personnes étaient « conduites à la solution finale » lorsqu’elles étaient tuées par balles ou envoyées dans les chambres à gaz. »

Führerprinzip : principe d’autorité

p279 « « Aveuglément » est l’un des maitres mots de la LTI, il désigne la disposition d’esprit idéale d’un nazi envers son Führer et son chef ad hoc (Unterführer).

« L’essence de toute éducation militaire consiste à faire en sorte que toute une série de gestes et activités soient automatisés, que chaque soldat, chaque groupe particulier, indépendamment d’impressions externes, de considérations internes, indépendamment de tout mouvement instinctif, obéisse exactement à l’ordre de son supérieur, comme une machine est mise en marche par la pression d’un bouton de démarrage. »

P280 «  chacun doit être un automate entre les mains de son supérieur et de son Führer. »

P283 « La mécanisation flagrante de la personne elle-même reste l’apanage de la LTI. »

« Gleichschalten – mettre au pas »

P289 : »Et rien ne nous conduit au plus près de l’âme d’un peuple que la langue… et pourtant, il y a « mettre au pas », tournure technique. La métaphore allemande désigne l’esclavage ». 

P319 « Petit Juif » et « peste noire », expression de l’ironie méprisante et expression de l’épouvante, de la peur panique: ce sont les deux formes stylistiques qu’on rencontrera toujours chez Hitler chaque fois qu’il parle des Juifs et, par conséquent, dans chacun de ses discours et chacune de ses allocutions. Il n’a jamais dépassé son attitude du début, à la fois enfantine et infantile, à l’égard des juifs. En elle réside une part essentielle de sa force, car elle le relie à la masse populaire la plus abrutie. »

« La race comme concept scientifique et pseudo scientifique n’existe que depuis le milieu du XVIII siècle. Mais, comme sentiment de répulsion instinctive envers l’étranger, d’hostilité de sang envers lui, la conscience de race appartient à l’échelon le plus bas de l’humanité, échelon qui sera dépassé à mesure que chaque horde humaine apprendra à ne plus voir dans la horde voisine une horde d’animaux d’une autre espèce. »

P321 Hitler sait qu’il n’a pas de fidélité à attendre que de ceux qui sont aussi primaires que lui; et le moyen le plus simple et le plus sûr pour les y maintenir, c’est d’entretenir, de légitimer et pour ainsi dire de magnifier la haine instinctive du Juif. »

Ausrotten – exterminer

P391 « La surenchère dans l’hyperbolisme, mais aussi par sa malveillance consciente car partout, il  (l’emploi des chiffres dans la LTI) vise sans scrupule l’imposture et l’engourdissement des esprits. (…) Ce qu’il y avait d’étonnant ici, c’était l’impudente grossièreté de ces mensonges, qui transparaissait dans les chiffres; la conviction que la masse ne pense pas et qu’on peut parfaitement l’abrutir est à la base de la doctrine nazie. »

P401 « Tout ce que je sais sur la duperie, toute mon attention critique ne me sont, à un moment donné, d’aucun secours. À chaque instant, le mensonge imprimé peut me terasser, s’il m’environne de toutes parts et si, dans mon entourage, de moins en moins de gens y résistent en lui opposant le doute.» 

P408  « guerre de défense mobile » remplace l’expression « front de position » contraire au principe du III Reich.

Les mots « défaite » et « retraite », sans parler de « fuite » ne furent jamais prononcés. Pour défaite, on disait « revers », cela sonne moins définitif; au lieu de fuir, on « se repliait devant l’ennemi »; celui-ci ne réussisait jamais des percées (Durchbüche), mais toujours des «irruptions »

P478 « Comment a-t-il été possible que des hommes cultivés commettent une telle trahison envers la culture, la civilisation, toute l’humanité » s’interroge Klemperer sans pouvoir répondre.

Je m’interroge aussi : « Comment et pourquoi accepte-t-on si docilement le mensonge? »

La LTI se met au service d’un seul but: broyer toute réflexion, altérer la réalité, créer le culte d’une seule vérité que nul ne peut contester. 

Ce qui disparait sous les yeux de Kemplerer, c’est la subtilité, la faculté qu’offre une (sa) langue de raisonner, de penser, de rêver, d’y glisser une allusion, un sentiment, de l’humour ou de la dérision.

« Pour des mots » simplement les dire ou les penser, on peut être arrêté, torturé, emprisonné, tué. « Pour des mots » Klemperer s’est attaqué à cette difficile tâche de les défendre, de leur rendre un pouvoir salvateur.

Si j’ai repris tellement de passages du livre dans cette chronique, c’est parce qu’on ressent une certaine urgence dans les notes du journal reprises ensuite après la guerre par l’auteur lui-même. Il y a la sagesse du recul dans le temps, un regard qui permet d’étoffer les recherches. Le choix de la traductrice, Élisabeth Guillot, joue sans doute un rôle et n’est pas étrangé au plaisir que j’ai eu de reprendre le texte, ne pouvant lui apporter plus de clarté. Dans une note au lecteur elle prévient: « mon but n’est pas de traduire les expressions de la LTI par des expressions françaises associées à l’époque de Vichy, mais de montrer la spécificité de cette langue en établissant une concordance entre l’économie du texte de Klemperer et ma traduction. » Les notes en bas de page s’avèrent souvent utiles, apportent des nuances, signalent un contexte ou des références.

Alors que je lisais ce fabuleux livre d’analyse sur un régime autoritaire comme le nazisme, j’ai relevé dans la presse que nos dirigeants voulaient justifier l’interdiction du VPN sur internet parce que selon eux il y avait un risque « d’abus de la liberté d’expression ». Mais les déclarations de ce type sont hélas devenues trop nombreuses, si nombreuses que certains appellent à faire en sorte que « 1984 » de Georges Orwell redevienne une fiction.

N’est-il pas trop tard? Le poison d’une langue qui magnifie le langage guerrier, déshumanise les adversaires, fait de l’autre un potentiel ennemi, évite tout débat en criminalisant de simples citoyens, ce poison ne laisse-t-il pas déjà remarquer ses effets? 

Philippe Jaffeux, De l’abeille au zèbre, Atelier de l’agneau, 26 pages, 14€


De l’abeille au zèbre anime la présentation de 499 noms d’animaux sur 26 pages.

Pas de numérotation des pages, pas de ponctuation mais à la place des espaces blancs suivis de majuscule pour rythmer le texte ou signaler la fin d’une phrase. Pas de paragraphes, le texte en un seul bloc occupe les pages impaires. Le nom de l’animal présenté est en gras.

On retrouve en ce livre, plusieurs éléments et références que l’auteur affectionne et interroge différemment malgré des contraintes fixées à l’avance comme les règles d’un jeu. Ces éléments sont les lettres comme plus petits éléments visibles de la construction de la phrase, particules inébranlables du système, noyaux du mot. On les ordonne comme les éléments chimiques dans le tableau de Mendelïev. Derrière la place que la lettre occupe, il y a un nombre non pas atomique mais celui qui correspond à sa position par rapport à celle qu’on lui a attribué de manière arbitraire sans doute dans l’alphabet. 

À ce rangement des lettres, correspond un agencement des mots et par extension celui des noms et des choses aux quelles ils se réfèrent.

L’abécédaire pour nous apprendre à lire et donc aussi à déchiffrer le monde assure une présence dans les livres que nous propose Philippe Jaffeux. Il y est volontiers fait allusion à l’apprentissage d’une langue, au décryptage de celle-ci, à ses traductions possibles, à ses miroitements.

À côté de cela et puisqu’il est question d’animaux, on songera aussi aux bestiaires du Moyen-Âge où l’animal passe souvent pour être inférieur à l’homme et porte en lui une symbolique au service de la foi chrétienne. Naturellement, De L’abeille au Zèbre donne un coup de pied dans la fourmilière.

« En littérature, un bestiaire désigne un manuscrit du Moyen Âge regroupant des fables et des moralités sur les « bêtes », animaux réels ou imaginaires. 1 « 

En écrivant ce mot « fourmilière » et en songeant aux bouleversements qu’introduit le livre de Jaffeux, me revient cette réflexion de Yukio Mishima dans « le soleil et l’acier » lue il y a plus de dix ans mais qui me marque encore toujours profondément lorsqu’il est question d’écriture:

« D’habitude, vient en premier le pilier de bois cru, puis les fourmis blanches qui s’en nourrissent. Mais en ce qui me concerne, les fourmis blanches étaient dès les commencements et le pilier de bois cru apparut sur le tard, déjà à demi rongé.

Que le lecteur ne m’en veuille pas de comparer mon métier à la fourmi blanche. En soi, tout art qui repose sur des mots utilise leur pouvoir de ronger – leur capacité corrosive – tout comme l’eau-forte dépend du pouvoir corosif de l’acide nitrique. Encore cette image n’est-elle pas tout à fait juste ; car le cuivre et l’acide nitrique qu’on emploie dans l’eau-forte sont à égalité, l’un et l’autre tirés de la nature, tandis que le rapport des mots à la réalité n’est pas celui de l’acide à la plaque. Ces mots sont le moyen de réduire la réalité en abstraction afin de la transmettre à notre raison, et leur pouvoir d’attaquer la réalité dissimule inéluctablement le danger latent que les mots soient eux aussi attaqués.« 

Divers abécédaires typiques : à gauche, un ancien, au milieu, un hornbook anglais plus tardif ; à droite un battledore en carton – Public domain, via Wikimedia Commons

Que dit Jaffeux? Quelque chose de similaire…

« Une fourmilière labyrinthique enterre l’agitation d’une ville désorientée Une colonie de fourmis ouvrières libère une terre occupée par des exploiteurs

plus loin

« Des termites administrent l’essence du bois avec la matière d’une destruction »

Les phrases présentent presque toujours une structure simple, les informations qu’elles portent en elles semblent univoques et accessibles. Les 499 phrases se rapportent chacune à un animal parfois imaginaire ou mythologique comme par exemple le chupacabra, le garuda, le griffon, éteint comme le dodo ou le diplodocus

L’animal est parfois une représentation de nous-même, de nos peurs, de nos comportements. Qu’est-ce qui distingue l’hominidé du primate? Ici aussi, l’auteur semble plaider pour une porosité des frontières. 

« Une veillée funèbre réunit des geais autour du cadavre d’un de leur semblable »

« La trace d’un hominidé conserve la nudité d’un primate dans un aveu de la neige »

Les textes qu’obtient Jaffeux grâce à une mystérieuse alchimie sont toujours à la limite des genres non seulement littéraires (poésie, aphorisme, axiome, adage) mais aussi artistiques comme si finalement, il ne s’agissait que d’une accumulation de signes, d’hiéroglyphes, le bloc texte devient une image et face à cette image s’impose le silence d’une page blanche. Comment faut-il lire? Que faut-il regarder de plus près?

La répétition des rythmes, la prolifération de repères qu’impose la liste des règles du jeu de l’écriture produit un effet presque hypnotique. Les phrases ne sont guère liées entre elles par une histoire, une seule, à raconter. Le texte est-il simplement une succession de propositions?

La lecture comme une mécanique qui reproduirait des évidences, qui impliquerait des allusions automatiques devient au contraire un un acte de conscience. Le lecteur se doit de participer activement sous peine de se laisser hypnotiser par la succession des phrases. Lire et écrire se rejoignent dans un jeu de reflets, deux miroirs se font face et se renvoient leurs images dans un espace qui se restreint tout en se reproduisant à l’infini. 

Face à l’arbitraire d’un monde normé, celui de l’écriture-lecture, Philippe Jaffeux oppose un autre monde tout aussi normé et en apparence tout aussi austère et calculé mais qui en réalité instaure failles et fissures. C’est dans ces décalages mesurés que se glisse l’impromptu. Le hasard magique de la poésie, celui de l’art. Finalement, je découvre que les livres de Jaffeux sont des manuels de liberté, Quelles que soient les restrictions que la vie nous impose, aussi dures et arbitraires soient-elles, on peut parfois trouver une parade et s’en libérer. 

Voici quelques unes des phrases du livre où incessamment les mots multiplient les sens imagés tout en référant strictement à l’aspect matériel, à la réalité tangible. Les mots comme petits cailloux blancs nous guidant au coeur des phrases, au coeur d’un creux.  On remarquera l’absence de pronoms personnels et allusion faite au Dadaïsme. 

« Philippe bride son étymologie avec un dada dompté par un cheval avant-gardiste »

 » Dada connaît notamment une rapide diffusion internationale. Il met en avant un esprit mutin et caustique, un jeu avec les convenances et les conventions, son rejet de la raison et de la logique, et il marque, avec son extravagance notoire, sa dérision pour les traditions et son art très engagé. » (…) « Les artistes Dada cherchaient à atteindre la plus grande liberté d’expression, en utilisant tout matériau et support possible. Ils avaient pour but de provoquer et d’amener le spectateur à réfléchir sur les fondements de la société.  «  1

Il y a dans les phrases de Jaffeux comme un goût de ready made. Elles semblent êtres des objets manufacturés derrière lesquels se cache l’artiste, sa volonté, sa puissante pensée contestataire.

« Le vide se retire d’une coquille choisie par la discrétion d’un bernard l’hermite »

« Un boa s’enroule autour d’un cou étouffé par une comparaison frivole »

« La voie lactée guide une constellation de bousiers qui nettoie une planète perdue »

« Le corps d’un cafard communie avec les idées noires de la sorcellerie »

« L’innocence divine d’une coccinelle métamorphose le bon dieu en une bête »

« La disparition d’un cougar augure celle d’une humanité dégénérée »

« Une menace flottante attache le noeud d’un tronc d’arbre à l’oeil d’un crocodile »

« L’élégance d’un signe joue avec une danse qui rend grâce au chant d’un cygne »

« Le dragon de Komodo terrasse chaque démon avec se véracité monstrueuse »

« Les bois d’un élan cachent les arbres emportés par le lieu d’une homonymie »