Une chronique de Marc Wetzel

Henri RODIER, Toute étourderie est un écart aussitôt détourné, illustrations de l’auteur, décembre 2024, 15€
« Le poème est un voyage aux sources de l’imagination. Une manière de prendre les mots de court, d’en revenir aux choses tues. À celles qui ont manqué l’étendue, se retrouvent au commencement. Prenant acte d’une absence de durée dans le fait que les choses durent, il réduit les phrases qui traînent en longueur à l’expression de leur défaillance. Il les amenuise afin d’en dégager les trous de souris, les surcroîts de chaleur que signale une ornière, les brèches, les trouées de vapeur. C’est un court-circuit des lignes qui ont réussi. Un raccourci pour fausser compagnie aux usages, secouer les formes jusqu’à la nuit noire de leur première cristallisation. Une manière de tendre une corde afin de tirer jusqu’au petit jour les délaissés d’une promenade, les orphelins privés de tartine, les étourdis qui ont oublié le jour du départ« .
J’ai lu et relu, bien sûr, avec perplexité, le titre étonnant de ce recueil : Toute étourderie est un écart aussitôt détourné. Je comprends bien cet « écart » : oui, l’étourderie s’est écartée d’une juste attention, comme un étourdissement s’écarte d’un état normal d’équilibre ou de sérénité, ou comme « étourdir » quelqu’un de bruits ou de sollicitations bouscule sa tranquillité ou harcèle sa disponibilité. Mais c’est le « détournement » de cet écart même qui reste mystérieux : est-ce l’étourdi qui comble lui-même l’incident, ou se fait-il reprendre du-dehors, ou bien encore est-ce la poésie qui vient en détournement sublimatoire transfigurer le trouble ainsi créé ? On ne sait pas. Mais comme ce petit livre de proses poétiques (auto-édité, et non-paginé !) est, malgré ses constantes énigmes, à la fois très maîtrisé et enchanteur (les illustrations de l’auteur contribuant à son austère grâce) -, quelques mots sur l’intention générale, peut-être, pour en proposer surtout quelques extraits.
Bien des choses restent foncièrement inavouables chez l’animal pensant qu’est l’être humain. Nos (éventuels) fantasmes pervers, bouffées délirantes, troubles de l’identité … on les garde volontiers pour soi, parce que (alors même que tous ces incidents intérieurs sont inconnus des bêtes), on craint, paradoxalement, de devoir, en les mentionnant, révéler une part bestiale, cinglée, en tout cas rebelle à l’auto-domestication, de nous-même. C’est que l’esprit humain est, pour lui-même, chose difficile à vivre : par principe, l’arbitraire ronge sa liberté; la culpabilité blesse sa conscience; et l’automatisme même (en tout cas l’impersonnalité) cerne sa rationalité. L’esprit, qui ne sait trop quoi faire de son infinité, à la fois jubile et se navre de sa propre complexité. Pour reprendre l’indication du titre, oui, la distraction menace l’étourdi, comme une addictive concentration, au rebours, affole celui qui s’étourdit. Et l’on étourdit quelqu’un de paroles autant pour l’endormir (l’hypnotiser) que pour l’égarer (et comme assommer son orientation spontanée). Si les animaux éprouvent, comme nous, (probablement) vertige, choc, ivresse, ils ignorent en tout cas notre vertige devant le néant, le choc de nos idées et hypothèses, l’ivresse de nos idéaux et illusions. Les honteuses ou fanfaronnes griseries de notre « vie intérieure » leur sont fardeau inconnu, inimaginable théâtre. Ils n’ont pas la moindre idée de la voracité même de nos idées, ni de la stupeur que nous éprouvons au contact de l’absolu, l’éternel, l’infini etc. qui hantent jusqu’à nos pires cauchemars et nos plus grotesques erreurs. L’équilibre mental d’un être parlant (et se parlant) est effroyablement délicat, ne serait-ce que parce que se payer de mots est au moins aussi dangereux que prétendre s’en passer tout à fait. C’est pourquoi peut-être la poésie ne peut remédier à l’étourdissement de la parole qu’en s’avouant elle-même parole tendant au moins autant de pièges qu’elle en prétend contourner ou dissiper. Par exemple :
« La langue me fait défaut. J’ai un défaut de langue. Peut-être que l’invention de l’écriture a été faite pour les enfants qui n’arrivent pas à parler. Pour qu’ils n’oublient pas, se rappellent l’odeur que prennent dans l’herbe les manques et les craquements. Parfois j’écoute des conversations. Les réponses fusent. Elles font mouche. On dirait un assaut de fleuret. Moi, je n’ai aucun sens de la répartie …«
Oui, le prosaïque « défaut de langue » aura peut-être ciselé, par contraste, la qualité de chant du poète, mais celui-ci ne semble guère croire au prodige de sa résilience :
« Je fus ce garçon pauvre en vocabulaire qui apprit à parler en commettant des fautes de goût. Solaire en ce sens qu’il vécut torse nu. Entra à onze ans pensionnaire au lycée Joffre à Montpellier. Il y étudia, sans trop comprendre, les mathématiques et l’anglais qu’il ne sut jamais prononcer. Je fus cet enfant, aussi mal dégrossi qu’un lapin de garenne, n’ayant jamais quitté de près ni de loin son terrier, qui courait la garrigue à la poursuite des cailloux. Il lut son premier livre en classe de seconde, perdit l’odorat presque instantanément. Il avait un défaut de langue qui l’empêchait de prononcer les ch – comme dans un chasseur qui chassait fit sécher ses chaussettes sur une souche sèche – et faisait rire les autres lycéens, ses amis«
On cache à l’enfant pourquoi il grandit : la croissance est en effet là pour rendre apte à se reproduire. C’est la maturité sexuelle, et bien sûr pas la socio-culturelle, qui est d’abord ce à quoi en vient l’âge qui passe. Et aucun enfant ne trouverait horizon inspiré en ceux qu’il aura : devenir un « grand » comme les autres n’est la clé d’aucun paradis. L’enfant se gorge, non d’avenir, mais de présence – et c’est le malentendu fondateur : « étourdir », en effet, vient d’exturdire – ex-turdus : la grive (turdus) sort de (ex) son état normal en se gavant de raisin, agit follement dans son ivre replétion -, et la griserie enfantine est, au contraire de la grisaille adulte (mécontente, elle, de devenir le jouet du monde), heureux ébahissement d’être soi-même partie prenante du jeu du monde. L’ivresse d’une harmonieuse et disponible immensité est la santé même d’enfance : se sentant soi-même pièce du miracle, on n’y « touche » pas !
« Des nuits entières sur le toit de la source de Font Mosson. L’eau du bassin coule dans un fossé rempli de têtards. Entre le chemin et les vignes une dalle permet aux chevaux de traverser. Entourant la source, un pré bordé de trois grands chênes verts. Des patriarches humant le thym ou attendant, esprits solitaires, qu’une bande d’adolescents vienne égayer leur ombre, puiser dans les branchages la force d’un futur incertain. Un muret entrelace les troncs. Il est écroulé par endroits. Cette altération est à l’origine de l’idée que je me fais des lieux voués à disparaître. La végétation repousse entre les pierres. Elle soulève sans prévenir des ruines dont rien ne prouve qu’il y eut juste là des limites, quelque chose comme l’intention de créer un enclos. Le toit en pente de la source me sert d’appui-tête. La nuit envahit les alentours. Elle me serre dans sa pénombre, accepte de me fondre sous réserve que je ne touche à rien« .
Et puis, bien sûr, le plus hardi, le plus jubilatoire, le plus délicat : les amours enfantines, qui ignorent de quel sexe elles seront :
« Ma teinturière dit : fais-moi du rouge sur le téton de mes seins, et moi je la peinture. Elle dit : fais-moi des coquelicots sur les cils, des violettes dans les cheveux, fais-moi belle comme une mygale, je ne te piquerai pas avant que tu sois endormi. Et moi je la clignote afin que chaque fois que je la regarde ce soit son ombre qui la multiplie. Elle dit de me taire, qu’elle soit sans mots superflus. Je m’accroche au ballon de ses yeux. Elle dit qu’en versant de l’eau sur les lèvres je pourrai boire à toutes les rivières qui partant de son cou rejoignent la broussaille de son troupeau. Je bois le lait de ses tresses. »
Car ce qu’il faudrait, c’est qu’une déclaration d’amour au monde puisse avoir un jour la simple et franche intensité d’une déclaration d’admiration d’un enfant à ce qui le troublera toujours – oui, celle de deux « coeurs volés » s’étourdissant l’un l’autre :
« Je vous prête mon corps, mon âme n’est pas prête. Veuillez je vous prie l’accepter tel qu’il vient vers vous. Ne le rejetez pas. L’enfance est en lui sous l’intrigue. Ne le maltraitez pas. Il pourrait regretter de s’agenouiller devant vous. Son voeu serait que vous vous présentiez vêtue d’une simple étoffe. Veuillez je vous prie l’accepter par la grâce qui vous a été donnée d’avoir un jour reçu la vie … »
Partout, dans cette fidèle et implorante poésie, le silence, comme « organe oublié » se rappelle à la parole adulte – et plaint d’autant le silence, lui traqué et sans remèdes, des bêtes :
« Mais à quoi un poème peut-il bien servir si les animaux continuent de souffrir ? Animaux de bouche, animaux de compagnie, animaux domestiques, apprivoisés, captifs. Cobayes de laboratoire. Moineaux de la République populaire de Chine exterminés sur ordre de Mao. Poulets en batterie. Près de Rosière en Haute-Loire, des corvidés se cognent contre les barreaux. Léon Trotski préconisait des usines à vaches. À quoi un poème peut-il servir si les animaux continuent de souffrir ? »
Avec cette demande : comprenons ce qui nous étourdit, usons-en mieux. L’acuité des yeux du langage est indéfiniment modulable, entre nos mains : « L’indistinct me bouleverse. Le flou me réserve des surprises auxquelles aucune forme ne m’aurait permis d’accéder (…) L’eau qui coule est la pierre percée d’un secret« .
Je ne sais, enfin, ce qu’il en est ici du Dieu chrétien, qui a étourdi (mais guidé) l’enfance de l’auteur. Mais voici une Trinité bien humaine, celle de l’amour réel, pas du tout suicidaire, mais moins encore immortelle :
« Saint-Clair, Saint-Loup, Saint-Guiral, trois chevaliers amoureux de la même Dame s’étaient résolus à partir à la guerre en espérant qu’un seul d’entre eux en reviendrait. Ils revinrent tous les trois et se firent ermites. Chaque année, à la date de son anniversaire, ils allumaient un feu afin de savoir lequel était encore en vie. Saint-Clair, Saint-Loup, Saint-Guiral. Au fil des ans, les feux s’éteignirent un à un jusqu’au jour où il n’en resta plus un seul. Il ne resta que l’histoire des trois chevaliers qui sur le mont Saint-Clair, le pic Saint-Loup, le mont Saint-Guiral, aimèrent la même femme et moururent, chacun son tour, dans l’ermitage où ils avaient choisi de vivre, pour que vive à jamais leur amour »
©Marc Wetzel
- Le recueil « Toute étourderie est un écart aussitôt détourné » est disponible à la vente chez l’auteur, qui peut être contacté sur son site : poesiedhenrirodier.com, ou sur sa messagerie : henri.rodier@gmail.com.
On lira de lui, sur son site, une récente et précise interview, éclairant l’intention et le contenu de son oeuvre.






