Une chronique de François Degrande
Claude Donnay, Ozane, roman, MEO, 2024, 256 pages.
Je viens de terminer la lecture d’Ozane de Claude Donnay. Le texte renoue avec la puissance de L’été immobile, deuxième roman de l’auteur, qui lui avait valu le Prix Mon’s Livre en son temps. Signalons que Ozane s’est hissé parmi les cinq finalistes du prix Marcel Thiry 2024.
Tout est dit dans la première de couverture où l’on a l’apparition d’un contour « blanchi » autour du prénom « Ozane ». Et c’est de cela dont il est question dans ce roman passionnant. D’un estompement des lignes identitaires d’une jeune femme, Blanche, suite au traumatisme concentrationnaire. Le texte amène son lot de questions fortes sur l’amnésie et le traumatisme.
La prise de risque est belle dans ce nouveau roman. L’auteur s’ouvre à des périodes historiques jusqu’ici jamais abordées dans sa production romanesque. La géographie suit le cours de l’histoire, sur ce point : l’auteur sort de sa zone de confort. Dans La route des cendres (2017), Claude Donnay avait poussé une pointe au Pays-Bas, tout en restant majoritairement en France. Un été immobile (2018) prenait sa source du côté d’Ambleteuse avant de s’ancrer plus bas en France, au détour de quelques va-et-vient savoureusement caustiques vers le Brabant Wallon… On ne coupe pas les ailes aux anges (2020) se situait au cœur de la Belgique. L’heure des olives (2021), même si certaines pages se centraient sur un périple vers les maisons d’éditions parisiennes, nous était assez proche. Dans Ozane, L’auteur dinantais s’aventure dans des contrées qui ne sont plus limitrophes puisque, par le hasard de la vie, une partie de ses personnages vont se glisser dans le sillage de l’univers de Sylvain Tesson, un des intertextes puissants de Ozane étant Dans les forêts de Sibérie. Bien au-delà de la vallée mosane, l’ouverture des paysages s’étend désormais, pour la première fois dans les romans de l’auteur, à l’horreur concentrationnaire de l’Allemagne nazie autant qu’à la nature enchanteresse du lac Baikal en Sibérie. Ce paysage narratif plus étendu,- et plus profond, à l’image du lac sibérien – devrait, à mon avis, étendre également le lectorat de l’auteur dinantais. Souhaitons-lui une traduction pour ce dernier roman ; ce ne serait pas du vol.
Grâce à un art de l’analepse, l’auteur nous replonge dans le passé d’Ozane Sorokin. Cette femme d’une septantaine d’année va se retrouver devant un ours, en 2000, alors qu’elle se promène dans la taïga. Après avoir perdu connaissance, elle finira par revenir à elle et c’est à ce moment précis de l’histoire qu’une jeune figure féminine de la résistance dans la vallée mosane va naître dans le récit. On va revivre les horreurs subies par Blanche, séquestrée et violée dans les bureaux de la Gestapo. Nous sommes en 1944.
Les lieux choisis par l’auteur sont à la fois fidèles et infidèles à l’histoire qu’il voulait raconter. En réalité, l’histoire de Blanche/ Ozane Sorokin, c’est en partie l’histoire de la tante de l’épouse du romancier, une certaine Eliane Gillet, évoquée dans la note de l’auteur en fin d’ouvrage (251-252). Quand Claude Donnay apprend l’histoire de la tante de son épouse, il est poussé par une intuition artistique autant par les encouragements de ses proches qui voient dans cette tragédie familiale un point d’accroche non négligeable avec son lectorat : « La tante de mon épouse était impliquée dans la résistance de la région… ça me tenait à cœur d’évoquer son histoire. J’ai utilisé certaines ressources disponibles grâce à certains groupes, notamment « Territoire de la mémoire ». Ça m’a permis de me reconnecter à un savoir qui m’avait été transmis sur la résistance. Ma grand-mère paternelle était une bonne conteuse. Elle m’avait raconté ce qu’avait été l’époque de la guerre à Ciney. Elle en connaissait un rayon sur les maquis. Par ailleurs, j’ai retrouvé, sans jamais remettre la main sur le texte, des bribes dans ma mémoire qui venaient d’un livre que j’avais lu quand j’avais une trentaine d’années… Un ouvrage signé Maurice Jadot sur la guerre dans l’entité de Ciney. J’y avais trouvé beaucoup de renseignements sur le siège de la Gestapo à Dinant. Ces sources-là, combinées à des témoignages issus de sites, dont je prenais soin de vérifier la fiabilité, m’ont aidé à écrire de façon précise ».
Claude Donnay a donc cherché à faire revivre la mémoire d’Eliane Gillet et lui a donné un parcours romanesque de haut vol. Les lieux romanesques obéissent autant à des impératifs historiques qu’à la nécessité de laisser parler la fiction. Le traumatisme d’Ozane Sorokin l’amènera à se remémorer le camp de concentration de Ravensbrück où elle a été déportée alors qu’elle avait une vingtaine d’années. La Sibérie, c’est de la pure invention, et ça tient à l’adoration du livre de Tesson, lu et relu par l’auteur. Au final, il s’agit ici d’un roman qui aura nécessité deux années de travail à Claude Donnay: « Les recherches ont duré une année. J’ai effectué une première recherche sur Google, tout d’abord. J’y ai trouvé pas mal de témoignages de première main. Des personnes rescapées du camp de Ravensbrück qui avaient témoigné aux alentours de 1970. Certaines sont décédées peu de temps après avoir livré leur récit de vie. Je suis tombé sur des témoignages des surveillantes du camp. Des personnages sombres de Ravensbrück, dont Dorothea Binz, sont évoqués avec rigueur historique. J’ai relu les archives du procès. Je me suis concentré sur les témoignages du chef du camp, des médecins impliqués, etc. »
Voici un passage évoquant Ravensbrück, extrait d’Ozane,: « Une prisonnière a pu avoir des nouvelles de sa jeune sœur emmenée alors qu’elle n’était pas plus malade que la plupart d’entre nous. La pauvre est clouée sur un lit. Opérée à une jambe, sans raison, elle souffre atrocement. Selon la Blockova, il semblerait que Herr Doktor Gebhardt et son assistante, la Obserheuser, s’adonnent à des recherches sur les plaies infectées. Ils incisent la peau et les muscles de prisonnières saines pour y glisser divers débris, morceaux de verre, de bois, de métal rouillé, et de la terre, de la poussière… pour recréer les conditions rencontrées par les médecins sur le Front. Ensuite, ils enferment la jambe dans un plâtre et la laissent pourrir le temps nécessaire à l’expérimentation de nouveaux traitements aux sulfamides. » (117)
S’agissant de Ravensbrück, Claude Donnay précise que : « Tout ce qui est dit au niveau historique est réel. Les noms sont les vrais noms des gardiennes des camps, le nom du chien… » L’auteur a évidemment eu le tact de changer l’identité des gens de la région dont le rôle historique dans la collaboration était avéré, ceci afin de ne pas nuire à la réputation des descendants de personnes qui étaient durant la seconde guerre mondiale du mauvais côté de l’histoire. Sans rien divulguer d’Ozane, disons simplement, que le travestissement identitaire opéré par l’auteur dans ses choix onomastiques, entre dans la composition de ses personnages principaux…
Par une alternance entre les époques bien orchestrée, l’auteur fait de la nature enchanteresse du lac Baikal un contrepoids naturellement crédible à l’univers concentrationnaire, grâce à un important travail de documentation également sur les us et coutumes de Sibérie. Certaines métaphores de ce roman, qui suit d’ailleurs l’eau et les poissons en son sein de très près, donnent à penser à l’importance de briser la glace pour faire émerger la vie. On se rappellera que pour illustrer le fonctionnement de l’inconscient, une des métaphores les plus utilisées en son temps était celle de l’iceberg… Entre celle qui évolue à la surface (Ozane Sorokin, aux abords d’un lac superficiel s’il en est et qui sert de prétexte géographique pour sonder les profondeurs de l’histoire…) et ce qui se trouve enfoui en elle (Blanche et le traumatisme), on a la nécessité d’une griffe assez définitive dans le vif du sujet, et c’est là, toute la force de frappe de la patte de l’ours dans l’histoire. La patte de l’auteur, elle, est là dans le mélange entre réalité historique et fiction. Claude Donnay est pourtant tout l’opposé de Sylvain Tesson. S’il fait voyager son lectorat, il n’est pas voyageur pour un sou et revendique même un côté casanier…
Les connaisseurs de l’œuvre de Claude Donnay retrouveront certains thèmes déjà abordés par l’auteur dans ses précédents textes. La violence qui avait pu choquer certains lecteurs dans On ne coupe pas les ailes aux anges, on la retrouve dans Ozane, mais avec un maniement de l’ellipse digne d’intérêt, qui m’a parfois fait songer au texte de Jean Cayrol lu par Michel Bouquet dans Nuit et brouillard. L’inclination naturelle à la poésie, et plus généralement à l’écriture, qu’ont certains personnages d’Ozane, et que on l’appréciait déjà dans La route des cendres, ainsi que dans L’heure des olives ravira les lecteurs des recueils poétiques de l’auteur…





