Jamila Abitar, Chemin d’errance, poésie, Édtions Traversées, 55 pages, 25€, 2022.

Une chronique de Lieven Callant

Jamila Abitar, Chemin d’errance, poésie, Édtions Traversées, 55 pages, 25€, 2022.


Le cheminement poétique de Jamila Abitar est fait de lumière, est porteur d’images qui rendent les rêves plus tangibles. Le monde sensible semble à portée de main. C’est sur des notes profondément positives que s’ouvre ce recueil. Dans la noirceur ambiante, face à l’ironie désabusée de certains, ces brins de fraîcheur d’esprit et d’optimisme volontaire apportent un peu d’espoir mais surtout nous invitent à focaliser notre attention sur ce qui importe le plus pour chacun d’entre nous. 

La vie est une errance et pour réussir à en saisir l’ardente beauté, il nous faut passer par le poème. La quête du poète est spirituelle et outre-passe les frontières. Il ne s’agit pas d’une longue traversées du désert mais au contraire d’un voyage qui va d’oasis en oasis.

Jamila Abitar cherche « Un parfum d’éternité / Sur les lèvres du présent. » Il s’agit d’« Être dans et hors du temps/ dans le visible et l’invisible. » « Pour veiller /à la fragilité de l’imperceptible.» L’auteur est « Certaine qu’il existe en poésie / une saveur commune / à toutes les langues. » et veut « Restituer le poème /…/au plus proche de l’âme. »

Le poème est « Ce qui nous console de vivre, ce qui entre en harmonie avec nos vies. Pour voler vers le langage des fleurs avec ludisme. » « La halte du poème intarissable » est « la caresse venue de l’infini ».

Si l’on part à la recherche d’autres significations du titre, on trouve une belle réponse à la page 31, presqu’à mi-chemin du livre et que je ne peux m’empêcher de reprendre ici:

Marche exilée

De tout temps, j’ai porté des voiles pour assurer
à ma démarche, une part de féminité.

Je porte toujours l’habit qui rappelle
le dernier instant.

Une rencontre du corps et de l’esprit
sur une terre sans nom.

J’ai vu mes semblables courir après le vent,

trahir la lumière par la force,
ils sont entrés dans ma chambre.

J’ai vu mes cahiers d’écolière rompre
avec ma jeunesse.

Mon corps ne se souvient d’aucune rue,
je suis exilée à l’aube de l’éternité.

J’honore la surface de la terre

sans que l’ombre d’un missile
ne vienne défigurer ma pensée.

Je retrouve l’exquise dérive
qui ne mène à rien et sans doute à tout.

Sollicitée pour être,

une épouse,

une maîtresse exilée,

comme une femme,

comme un poète.

Ce texte, comme tous les autres, témoigne du travail patient de l’auteur pas seulement sur les mots avec les mots mais sur elle-même avec la vie. 

Accepter d’être c’est accepter l’errance, c’est aller sur le chemin qui ne nous offrira jamais de certitudes franches et définitives, pour aller au fond de nous, apprendre à habiter le monde sans se leurrer il faut passer par le poème, apprendre à déchiffrer le rêve, le désir, la solitude, l’amour et l’abandon.  

Le poème pourra peut-être devenir le lieu d’une expression de la colère et de la révolte. En lui on trouvera une « libération et la force de vaincre ». Le poème est ce qui nous permet de « Naître de l’épaisseur de la nuit. »

« Le rôle du poème est d’élever les consciences. »  «Le souffle du poème, c’est celui-là même qui ne s’écrit pas. Aimer à n’en plus vivre noyé dans le poème. Tu te réveilleras chaque matin comme une nouvelle note. »  

Avoir pour errance la poésie avec toutes les modalités et perspectives que cela implique et qui font de ce chemin à la fois une épreuve et une source de joies potentielles est le projet de vie que nous propose ici Jamila Abitar.

©Lieven Callant

Jeanne Champel Grenier, Tableaux D’une Exposition, Éditions France Libris, 2022, 78 pages

Une chronique de Nicole Hardouin

Jeanne Champel Grenier, Tableaux D’une Exposition, Éditions France Libris, 2022, 78 pages

                  

                     Toute création transforme le chaos en cosmos

Mircéa Éliade

La toile est un lieu de devenir qui demande qu’on lui fasse écho par une connivence de sensibilité, d’amour. C’est ce que réalise l’auteure qui entre de plain-pied dans ses tableaux favoris. Elle en fait son musée personnel, les pages blanches deviennent des cimaises où sont accrochés ses coups de cœur, en sa compagnie nous les contemplons.

De par la réverbération de son âme d’artiste elle capte, transmue les souffles invisibles et les restitue dans toute la plénitude de leur composition. Jeanne Champel, au travers de ses textes poétiques, défroisse le réel, elle le transforme en un souffle vibrant et le temps s’arrête dans ses mots qui traduisent le moment pictural et son ressenti. Reflets des harmonies qui chantent dans des élans de lumière qui, souvent font remonter des souvenirs.

Si le moment de la création abolit le temps, le lecteur retrouve, dans ce recueil aux belles reproductions, l’heure immobile chère à Baudelaire. La force du dire, celle de l’émotion, l’élan du vivre apparaissent intensément et passent les frissons du premier vent, la trace de l’énigmatique arabesque de la plume qui s’envole dans un éclat de soleil et que le lecteur, ému, conserve en lui comme une sente méditative, une interrogation, une joie.

Là où manque les moyens d’expression ne bat que d’un acte la mémoire atrophiée, ce qui est bien loin d’être le cas de Jeanne, elle retrouve dans certaines toiles ce que l’oubli avait occulté dans l’urgence du moment de vie. Comme le souligne Michel Lagrange, le préfacier, le tableau devient autant fenêtre que miroir, l’âme de l’auteure le ressent pleinement. 

Poétiquement au travers d’un phrasé tendre, nostalgique, drôle, elle nous fait redécouvrir de nombreux peintres, ainsi Turner et sa tempête de neige en mer où le soleil diffuse de vibrantes lueurs/ Créant de doux effets de soieries en mer.

 Elle s’arrête sur « l’espace est silence » de Zao Wou Ki là, les moussons du rêve ont laissé des scories/restes d’ossature des nuits disparues/ éparpillement de plumes d’ibis ou de bambous.

La polémique liée à la toile de Millet :« les glaneuses », ne lui échappe pas : mais n’allons pas trop vite ; J.F.Millet lui-même, accusé d’avoir réalisé un sujet politique a dit qu’il avait peint, non pas le contraste entre nantis et pauvres mais la beauté du paysage agricole et la « mélancolie » qui s’en dégage.

Chagall et « ses vitraux bleus » la retiennent, une étrange vie y pulse, tous ces visages inconnus qui tourbillonnent, deviennent familiers avec des regards fulgurants/ perçants, non suppliants/ des regards délavés/ fanés jusqu’à l’iris.

Jeanne Champel traverse les portes du jour, conserve dans sa gorge une flambée de rosée pour accueillir Joaquim Sorolla qui « dans un jardin para pintar » qui fait remonter à sa mémoire le temps de son Espagne native : Sous les arcades de lumière évanescente/ « el gran pintor » Joaquim Sorella i Bastida / sifflote un rythme de sardane catalane/en regardant rosir le ventre des grenades. 

On sent frémir la poétesse, tout à fait prête à esquisser quelques pas de danse…qui la conduisent vers Picasso avec « the side of paradise », vers Matisse et « son nu bleu » il fait grand bleu /au livre d’heures.

Comme l’écrit, très justement, Michel Lagrange : tous les temps l’intéressent, tous les pays. Dès qu’un peintre apparaît, c’est tout un climat qui affleure, la Russie de Chagall, sa religion juive, ou le mysticisme vertical du Greco.

Nous laisserons au lecteur le plaisir de découvrir tous les autres peintres du musée imaginaire de Jeanne Champel Grenier, son âme de poète s’y épanouit en une source ardente, source à laquelle on se désaltère avec bonheur.

Dans l’éventail de son choix, les images tourbillonnent dans une reliure de rêves et de lettres d’or, la vue ne se brouille jamais aux sources des chemins aimés.

©Nicole Hardouin

Claude Luezior, Sur les franges de l’essentiel, suivi de Écriture, Éditions Traversée,ISBN 9782931077047, 126 pages, 2022, 25€.

Une chronique de Lieven Callant

Claude Luezior, Sur les franges de l’essentiel, suivi de Écriture, Éditions Traversée,ISBN 9782931077047, 126 pages, 2022, 25€.

L’étoile la plus lointaine jamais détectée se situe à plus de 28 milliards d’années-lumière. Est-ce à ce niveau qu’il faut situer les franges de l’essentiel en sachant que l’étoile brillait déjà alors que notre univers n’était âgé que de 900 millions d’années et que pour nous parvenir la lumière de cette étoile a mis 12,9 milliards d’années. Il y a de quoi attraper le vertige pourtant, il faut l’admettre la poésie sous toutes ses formes agit souvent sur nous comme l’un de ces puissants télescopes. Elle transforme, bouscule nos appréhensions les plus diverses.  

D’une certaine manière, dans la première partie de ce livre, Claude Luezior tente de circonscrire le domaine de la poésie, de guider son lecteur tout en guidant aussi celui qui écrit, transcrit, laisse une trace et crée. Il est bien question de marquer le temps, de s’inscrire aussi en un lieu que le poète déterminera lui-même après bien des questionnements et la résolution ou pas de bien des énigmes. Une trace sur le point de devenir écriture, parole écrite, « Juste pour ne pas se diluer tout à fait dans les tombes: passer plus loin, prendre la barque de l’Éternel, se confronter à Osiris. »

Au-delà de la question de trace, se pose aussi celle de la mémoire, de l’intérêt semble-t-il pour les homo sapiens que nous sommes de marquer les lieux de notre présence, de laisser un message, de transmettre par delà les générations une histoire. 

« traduire comme un combat
aux heures carnassières
pour une conscience
au-delà de l’artificiel »

Plus loin, je lis:


« trajectoire au-delà du détail
au-delà du périssable »

Chez Luezior, je devine un attrait particulier pour la peinture, l’art pictural où l’artiste parvient à s’exprimer sans mot, simplement en les remplaçant par des couleurs, des formes sombres, obscures ou éclaboussées de lumière. Une grande partie de sa poésie s’attache à révéler ces liens d’amour entre ces diverses formes artistiques. Il insiste sur le plaisir matériel et charnelle de l’écriture. La poésie est aussi posée comme un acte. 

Cet aspect de la poésie devenue geste créateur implique souvent une prise de position claire. Le créateur ne peut semble-t-il ignorer ou feindre d’ignorer ce qui se passe sous son nez, il a à prendre parti, se prononcer impérativement. Peut-il encore choisir le retrait et s’abstenir de proférer un jugement immédiat sans voir sa poésie se faire ranger parmi les expressions désuètes, absurdes, d’un autre temps? Peut-il encore proposer une autre configuration du temps « dans un monde où règne désormais la nanoseconde en sa dictature subtile »

N’oublions pas non plus que la création poétique est un acte de résistance pour Luezior,

« Un refuge de mes délires, réceptacle pour naufragé à bout de houle (…) crique à mes égarements, ancrage qui vacille, caverne quand se figent les stalactites comme autant de points d’exclamation, voici mon refus d’être ce que vous attendiez de moi. »

« Le langage comme outil formidable de l’évolution » La créativité est « comme tatouée à l’âme, chevillée au corps ». Elle force la prise de conscience.

« Sur une route du sang, à défaut de soie, le grandissime Alexandre, Attila et Gengis Khan

Noire ou bubonique la peste s’est donnée du mal pour mieux faire. »

Écrire est aussi et surtout un acte de foi et d’amour, pour Claude Luezior. C’est ce que l’on découvre aussi dans la seconde partie de ce livre intitulée « Écritures ». Fait-il allusion par ce titre aux Saintes Écritures qui « dans le langage chrétien sont les paroles écrites et dites par les saints hommes de Dieu inspirés par le Saint-Esprit. »?

Je perçois plutôt ici un clin d’oeil humoristique de la part du poète qui ne se prend jamais pour un saint homme mais dont l’inspiration est d’ordre magique, fantastique. La poésie est jeux d’esprit, jeux de mots et manipulations joyeuses et amoureuses de la syntaxe. Elle est loin de s’adresser uniquement à quelques érudits, c’est le désir et la réussite de Claude Luezior. 

© Lieven Callant

Claude Luezior, ÉMEUTES, Vol au-dessus d’un nid de pavés, Cactus Inébranlable éditions, 78 pages, 2022

Une chronique de Nicole Hardouin

Claude Luezior, ÉMEUTES, Vol au-dessus d’un nid de pavés, Cactus Inébranlable éditions, 78 pages, 2022

Si l’auteur a une écriture aux multiples facettes, il n’avait pas encore exploré avec délice, humour et agilité la populace chère à Villon, masques et boucliers derechef alignent d’avides gourdins tandis que s’amassent manants et gueux en lamentable engeance.

Non pas réquisitoire, mais peinture contrastée de la société, cet opuscule se lit avec amusement et délices.

Pourtant il fait doux ce matin- là, mais toute une machinerie s’ébroue et brise les restes de la nuit déshabillée de vent. Ombres et lumière craquent dans les vociférations d’insolentes oraisons, tumulte sur le pourtour de lèvres hargneuses. Une meute avance, recule, ne sait où elle va : c’est un bateau en perdition dans la tempête, un navire de haute marée qui s’abandonne et se reprend sans cesse.

Comédiens d’un certain non- sens, tous ne s’entendent pas ; ils vocifèrent,  assèchent leur intimité, une folie au coin des lèvres : la liberté ne se nourrit pas, elle est famine, dénuement sublime du désir ( P. Emmanuel)

La foi errante cherche son Savanarole, le bûcher, lui, est détrempé de sueur sale. Esméralda a raccourci sa jupe, sa chèvre a disparu, elle danse avec un gilet jaune au milieu d’une confrérie de brailleurs, à défaut des pleureuses qui sont en grève. Une meute éructe non pas des mots, des phrases, des syllabes mais des convulsions qu’éructe le fond des âges. Ce soir il y aura beaucoup de rouge qui tache tant les gorges seront sèchent. Pourtant, Luezior le pacifiste, le doux, le bienveillant montre une certaine sympathie pour l’engeance des petites mains.

Plus que jamais il pense au métro boulot dodo du cher P. Béarn, ses échevelés de mai 68 et leurs flamboyantes barricades qui ne semblent plus que rêves pour apprentis pyromanes.

Comme il faut bien s’occuper, des barricades se dressent, Gavroche s’approche, des barricades : ici, ce n’est qu’amas de grilles d’égouts entremêlées de mobilier urbain, avec des pavés en veux-tu en voilà, bancs cassés, arbres sciés. On lui avait pourtant expliqué que les écologistes voulaient surtout préserver la nature…

 Gavroche ne comprend rien : empli de joie triste, il décide de se sauver avec son ami Quasimodo effrayé, « viens, lui dit ce dernier, on va se cacher entre deux gargouilles car ici, c’est la confusion, chacun est contre mais ne sait pas vraiment contre quoi !

Passe une bande hurlante d’anti-vaccins. L’un d’eux tombe sur des plaques rouillées et s’entaille le bras ; hors texte et en catimini, son copain d’infortune lui fait : « dis donc, au moins, tu es vacciné contre le tétanos ! »

On évoque l’assaut du Parlement américain. Le I have a dream de Martin Luther King sur les mêmes marches, c’était beaucoup mieux. On croyait avoir tout vu, on a vu et c’était plutôt moche.

Marianne, Gavroche et Quasimodo se sont assoupis au bout de leur révolte. Gandhi, Luther King, Mandela ne dorment plus que d’un œil… On jette, on rejette. Le grand Palais n’est pas loin. Serait-ce un happening pour artistes un peu fous ? 

En ces temps où l’horizon est si sombre, où l’homme est une grande déchirure, ce petit recueil est un régal d’humour : histoire d’une émeute pour danse moderne. À lire et relire pour sourire dans le silence du soir et y enfouir ces graines où vacille la société, dont la qualité devrait se mesurer à l’aune de la solidarité envers les plus fragiles.

Luezior repense peut-être aux vers de Victor Hugo dans les Voix Intérieures : Paris, feu sombre ou pure étoile, est une Babel pour tous les hommes. Toujours Paris s’écrie et gronde. 

Nous ne saurions terminer cette recension sans rendre éloge au peintre Philippe Tréfois, pour son étonnant (et détonnant !) tableau en première de couverture .

 ©Nicole Hardouin

Éric SAUTOU, Aux Aresquiers, Editions Unes, 2022, 48 pages, 15€

Une note de lecture de Marc Wetzel


Éric SAUTOU, Aux Aresquiers, Editions Unes, 2022, 48 pages, 15€


« les oiseaux

des grandes profondeurs

sont eux aussi une forme

de la réalité  » (XIV)

 Éric Sautou (né à Montpellier en 1962) a ouvert avec Une infinie précaution (Flammarion, 2016) un cycle du deuil autour de la figure de la mère, qui rassemble À son défunt, Les Jours viendront (Faï fioc, 2017 et 2019), La Véranda (Unes, 2018), Beaupré* (Flammarion, 2021). Cette série vient se clore ici :

« c’est vrai tu as raison

comme tout s’est défait depuis il ne faudrait pas

en écrire

beaucoup plus tu as raison » (IX)

  Ce n’est plus ici un livre de déploration : l’auteur n’imagine plus de faits et gestes posthumes de ses morts; on cesse de leur construire une après-vie humaine de fantaisie. Ceux dont on porte le deuil ne sont plus pouvant faire ceci, se tenir là, préciser telle ou telle chose. La vie a cessé en eux son inertie imaginaire. On a désormais froissé leur état de fantôme, chiffonné leurs complaisants draps de spectre, et notre surplus rêvé de leur existence finit à la corbeille. Ils ne font plus semblant, en nous, de faire, ni même de subir, quelque chose. Ils n’ont plus besoin de vivre – même irréellement – pour être. Ils sont, point final.  Mais que sont-ils, noyés dans le temps ?

« notre père notre mère notre enfant

il pleut il manque de tout  – ça ne lui fait plus rien

choses passées défaites

et le vent sur la mer est la divine chose » (XXIII)

 Ils ne sont plus, même inhumés, surtout inhumés, quelque chose de terrestre. Ils sont d’un élément fluide (air ou eau). Ils ne se pèsent plus, ou différemment en tout cas : l’ancienne pesanteur ne les régit plus. Et c’est pourquoi l’apesanteur de la présence écrite les y rejoint, faite de cette même fluidité, qui sait (en poisson) s’appuyer sur la seule consistance des courants, ou (en oiseau) fermement planer sur une substance impalpable. Comme eux, un écrit ne se pèse rien. Comme dit extraordinairement l’auteur, « je ne suis pas là non plus, c’est vrai/alors je peux l’écrire » (II).

« toujours

cette chose d’écrire me prend

la pièce est vide où j’écris

poésie

est chose de l’air je suis chose de l’air

dans la pièce

vide où j’écris » (XII)

 Mais alors, dans le monde fluide d’écrire (« je descends au bord de l’eau d’écrire« , dit la strophe XXXII), il faut accepter d’être arrivé dans « les jours où vivre n’est plus rien » (XXVIII). Le répertoire vrai d’existence qui subsiste n’est plus vivant : embrasser, aider, soulager, accompagner, et  même crier, ou prier, ou simplement saluer – tout cela est d’avant. On en a, dit l’auteur « passé le pont » (XVIII). Comme un enfant ne sait que « pleurer et chanter » (XXVII), celui qui déplorerait les morts ferait, par rapport à eux, l’enfant. L’école vraie de la présence doit nous faire quitter sa cour de récréation. Pour quelle salle d’études ? Celle, semble-t-il, de la réciprocité impersonnelle. Ou, plus nettement dit : l’exigence d’assurer la rencontre des vides (le leur, le nôtre). Se hanter mutuellement, dit fortement la strophe XV (le poème dit de la mort), et « paisiblement », de sorte qu’il puisse, de part et d’autre, faire « beau temps désormais/ sur tout le vide de soi » (XXIV).  

« et les poissons

qui ont de calmes

ressemblances

et les noyés descendent et plus rien ne les blesse » (XXIX)

 Éric Sautou, s’il tente bien ce qu’on décrit ici, ne peut pas savoir ce qu’il fait.  Son écriture, partageant l’apesanteur des morts, s’éloigne de lui à proportion (« ce que j’écris m’éloigne de plus en plus/ne prend plus soin de moi ce que j’écris/m’abandonne » V). Il laisse son art aller là où celui-ci cesse de pouvoir saisir son objet, et l’en affermir en retour. Devient cauchemar un rêve au moment où il ne peut définitivement plus rien pour nous; mais – que l’on pardonne cette formule un peu obscure – on ne cesse de faire la guerre qu’en la devenant. Le relais qu’on passe au néant, logiquement, par là-même on le lâche; mais celui qu’on passe au Tout, il ne nous lâche plus. La nostalgie n’est finie qu’en laissant les morts ressusciter les morts. C’est l’effort sublimement sobre d’Éric Sautou. 

« bientôt il n’y a plus eu

la seule chose de l’amour » (XXXIII)

                                                       ——-

* Note parue sur poezibao

©Marc Wetzel

D’autres chroniques de Marc Wetzel concernant les livres d’Éric Sautou: ici