Christian DUCOS, (Auto)portraits, accompagnés de trois oeuvres originales d’Agnès Charve, Le Pauvre Songe, 88 pages, avril 2023, 14€

Une chronique de Marc Wetzel


Christian DUCOS, (Auto)portraits, accompagnés de trois oeuvres originales d’Agnès Charve, Le Pauvre Songe, 88 pages, avril 2023, 14€


Le jeu du portrait « chinois » est connu : faire deviner quelqu’un par questions sur ses équivalents non-humains (« Et si c’était un oiseau ? un reptile ? un insecte ?… » / « Ce serait plutôt … »). On est ici à portraits renversés : le portraituré est connu (c’est l’auteur Ducos), et le jeu dit, page après page, ceci : si tel ou tel animal était Ducos, il ferait ( = se conduirait, se montrerait, s’échapperait, se résumerait … ainsi). On voit tout de suite le parti décapant, drôle et divers qu’un poète agile, sincère et fin peut tirer d’un jeu ainsi réglé.

Deux exemples suffiront à caractériser l’ambiance (de lucide fantaisie, d’inquiète justesse) de l’exercice de présence par procuration –  de l’auteur en coq (p. 14), puis en abeille (p.43) 

« Cet aigle de basse-cour/ n’a pas les ailes/ du haut-vol

sa puissance guerrière n’a d’autre fief/ qu’un maigre enclos/ pour sujets caquetants

et pourtant il sait/ – de la crête aux ergots -/ qu’il a pouvoir de faire lever le soleil« 

« Elle aurait pu naître reine/ là voilà servante/ à sa tache attachée

guerrière mais guère/ et si jamais elle danse/ c’est dans l’obscur de la ruche

pour ouvrir un chemin/ de l’invisible soleil/ au possible nectar » 

Ce passage par le portrait, et par l’animal, est doublement (et exclusivement) humain. C’est en effet sur elle-même, et non en-dehors, qu’une bête modifierait son apparence (dans le mimétisme, le leurre inter-spécifique, la parade nuptiale, le rictus de défense) : l’humain seul peut contracter une présence donnée en des aspects situés hors d’elle. « Portraire (= pour tirer) » dit en effet qu’on attire dehors, qu’on entraîne hors d’un être présent sa représentation, qu’on rassemble autrepart qu’en lui sa ressemblance. Un portrait réussit à soutirer une présence d’appoint à ce qu’il sollicite. De formidables questions, on le sait, viennent tout de suite : pourquoi faire intervenir une image ? comment la fixer ? au prix de quelle réalité l’estimer ? une apparence cohérente et complète compensera-t-elle assez son irréalité ? Bref : quelle leçon vraie tirer d’une pure et simple réplique ?

La première réponse sûre est négative. C’est celle-ci : l’animal ne questionne pas son être; mais l’homme peut illustrer, dans un rapprochement animal, son propre questionnement, parce que le fait qu’il ne soit pas seulement animal est la condition de son interrogation, et, en même temps, son animalité propre est cette part de la réponse qu’il ne peut pourtant jamais éluder ou nier. Donald Duck est, on le sait, humain trop humain, et pourtant c’est bien notre mesquine, bruyante et irascible animalité qui nous fait rire en lui :

« Sur l’invisible/ pédalo/ de ses palmes

immobile/ il/ nage

seigneur de rien/ mais roi/ de l’étang » (p.19)

Le deuxième élément est la (prudente ?) parenthèse présente dans le titre du recueil : (Auto)portraits. Car il s’agit bien de deviner le questionnement particulier d’une personne (ici, Ducos) … dont elle se charge elle-même. Notre poète veut comprendre celui qu’il ne peut pas s’empêcher d’être (voilà pourquoi la galerie est d’animaux, d’êtres ne pouvant s’extraire ni se distraire de soi par aucune oeuvre), mais en variant indéfiniment (en en multipliant humainement les versions !) les figures de cette paradoxale inertie. En formulant, en fabuliste, les innombrables façons qu’il a de ne pouvoir être autrement, le poète s’offre le luxueux loisir d’être autre à chaque redite. Je est un bestiaire d’autres. Et quels incomparables autres ! Porc, serpent, âne et taupe :

« Du groin/ il fouit/ le foin boueux

et grogne/ sa guigne/ d’être gueux

si loin/ pourtant si proche/ son sang de sanglier » (p.28)

« souple/ et/ sinueux

comme un argumentaire/ de/ sophiste

aurait-il autre chose à prouver/ que l’évidence/ de sa rampante fatalité » (p.39)

« Ni mulet ni bardot/ baudet peut-être/ qu’importe

il est à l’aise dans ses oreilles d’âne/ son poil long et rude/ sa queue de vache

qu’on le raille ou qu’on le bâte/ reste son obstinée nonchalance/ à s’en moquer éperdument » (p.40)

« Infiltrée sous terre/ dans un dédale/ de galeries

ne travaillant qu’à son compte/ on ne sait qui elle espionne/ c’est une histoire

à dormir debout/ comme elle dans son terrier/ la tête entre les pattes » (p.61)

En se représentant en porc, en serpent, en âne, en taupe, d’ailleurs, il est à peu près impossible de se flatter : premier signe d’authenticité. Et, redevenu animal, forcé en quelque sorte, à chaque fois, de repartir d’une bête ou bestiole pour revenir à soi, on ne peut que s’améliorer, et devoir donc mériter de se parfaire : deuxième authenticité. Et puis, l’auto-flatterie échouerait par principe (comment pourrait-on se satisfaire d’avoir dû s’embellir ?!). Au mieux, on peut tirer beau parti de rendre sa laideur. L’autoportrait littéraire est de toute façon, comme le pictural, composé ou rien; et une composition « flatte » l’accord entre les parties de l’oeuvre, non la concordance de l’image à son auteur. Dans les autoportraits de peintres, même quand le génie grimace ou prend la pose (même Dürer joue parfois au dandy hiératique, ou Poussin exhibe un visage capable, justement, de s’en reproduire un, ou Rembrandt épuise complaisamment sa propre apparence, fatigue ses visibilités successives en inquiet, en curieux, en bougon, en impérieux, en quémandeur …),   les tensions entre le commanditaire et l’auteur se réduisent à rien, puisqu’ils ne forment qu’un. Le vil besoin de se faire valoir fait place à la noble espérance de se faire signifier, et c’est ce qu’on devine, émus, dans les autoportraits de Christian Ducos en (tragique) mouton, ou en (comique) vache : 

« Son être/ est de tondre/ avant de l’être

sa douceur/ est/ sa noblesse

qu’on le soigne/ ou/ qu’on le saigne » (p. 16)

« Elle est au pré/ auprès d’elle-même/ et s’y vautre

son monde/ est d’herbe/ de rots et de pets

sa panse étant le tout/ de ses pensées/ elle rumine sa viandeur » (p.12)   

Reste les quelques images d’Agnès Charve (fines et précieuses) qui ponctuent, par contraste heureux, le recueil. On n’y verra donc pas du tout illustrations du texte (la peintre, par fonction, illustre ce que sait faire la lumière, nous met à même distance des parties d’une scène « à plat », nous permet d’inspecter l’entre-voisinage des formes et l’entreposition des objets ou éléments – ce qu’aucune parole ne peut ni ne doit réussir !), mais (comme l’indique Christian Ducos lui-même) ce sont là « pauses » bienvenues, « brèches » utiles, natures mortes parce qu’elles n’ont justement pas, elles, à se comprendre vivre, ni à cultiver leur image ! La plus belle frondaison du monde n’aura jamais le moindre usage d’un miroir que notre seule perplexe identité se tend à elle-même.

Comme le dit malicieusement l’auteur, le perroquet réel fait bien d’être demeuré animal (« heureusement/ que perroquet il est resté/ eut-il été humain/ quel redoutable politicien/ il aurait fait« , p.76); mais Ducos, lui, a eu raison (et grâce) de parcourir sa sorte de bestiaire transmigratoire ou métempsycose à l’essai. Qui s’est figuré en vautour assez virtuosement et souplement pour nous faire sentir chez nous, à notre tour, dans les tripes élastiques de ses proies comme dans l’éclat muet des airs, ne se sera pas peint pour rien :

« Le voilà ici-bas/ tirant arrachant s’acharnant/ le bec plongé dans d’anonymes entrailles

mais à l’aise aussi bien/ dans l’ouvert silencieux/ de son vol sous les cieux

son savoir est sans prix/ un battement d’ailes suffit/ pour passer de la mort à la vie   » (p.79)  

©Marc Wetzel

Violaine BONEU – La louange et l’adieu – préface de Jean-Pierre Lemaire, Le Taillis Pré, 2022, 102 pages, 14€ 

Une chronique de Marc Wetzel

Violaine BONEU – La louange et l’adieu – préface de Jean-Pierre Lemaire, Le Taillis Pré, 2022, 102 pages, 14€ 


«  J’ai goût de cette eau-là

de l’attention nouvelle

la courbe d’une assiette

une odeur de lessive

le reflet de ta voix

sur mon sein qui se tend

j’ai goût de cette eau-là

du temps qui nous effleure

et des mots qui nous viennent

comme une délivrance » (p.72)

   Une poète qui prie ? Si sa prière échoue, n’est-ce pas parce que la poésie même prie mal, n’est tout simplement pas faite pour prier ? En ce cas, son échec la grandit. La poésie semble pouvoir être oraison parce qu’elle est vocale, d’abord et toujours; ensuite, parce que, comme toute demande un peu ardente, elle est un élan cherchant accès, une sorte d’appel à l’aide résolu et résolutoire. Enfin, dans son souhait de se diffuser lui-même, l’élan poétique veut rayonner de son propre bien, mû, comme toute prière, par un désir de charité – de partage d’un Bien qui ne vaut que pour tous, ou rien. Marie Noël, Claudel, Jean-Louis Chrétien, le préfacier Lemaire : qu’un poète chrétien s’agenouille et supplie, « loue » et dise « adieu » (en tout cas, prenne congé de ses fautes, chasse ses oublis, congédie ses troubles illusions), paraît normal. Mais prière et poésie se résistent l’une à l’autre : d’abord une prière a un noble départ, mais elle peut connaître fatigue, ennui, distraction sans pourtant démériter, ni aussitôt faillir – elle n’a pas besoin, dit franchement Thomas d’Aquin, d’être toujours attentive pour rester méritoire; mais la poésie, si : un poète qui, un instant, n’habiterait plus son chant, ne serait ni ne conduirait plus nulle part. Et puis la prière est, par principe, humble (elle supplie là où le vouloir avoue renoncer) et reconnaissante (les bienfaits déjà reçus la guident, là où ses purs manques la perdraient). La poésie, au contraire, n’avance que fière de sa voix, et réclamant non de rendre déjà et recevoir encore, mais de se prendre au nouveau et donner autrement. La Muse n’aurait honnêtement que faire d’une action de grâces. Ce n’est donc pas d’abord comme poète que Violiane Boneu prie, mais elle l’est pour chanter ce qu’elle prie.
   Dans la prière normale, prosaïque, le tout-venant du recueillement qui implore et avoue, l’esprit ne joue pas de lui-même : dans l’oraison, on livre littéralement à Dieu son esprit, justement parce que l’esprit se sait trop fragile pour demeurer en présence de ce qui le dépasse. Il se confie à ce qui l’englobe, et se fie à ce qui le juge. Notre poète, bien sûr, non. Quand elle écrit « nous ne sommes pas deux » (p.47), c’est moins son immersion fusionnelle en Dieu qu’elle acte, que l’attrait réciproque du Verbe (du « Seigneur ») pour le sien qu’elle tente. Elle propose une sorte de complément de Révélation, à moyens du bord, disponible dans son propre discours. Écrire : « je n’ai d’autre chemin que Toi » veut d’abord dire : Tu es ma marche, Tu participes à elle, Tu deviens une part d’elle.

  Bien sûr, la louange n’est pas pour autant captatrice; simplement, la poète cherche à formuler et renouveler, autant qu’il dépend d’elle, le mérite de l’Absolu (à quoi bon simplement féliciter la Source de toute félicité, ou ne pas tarir d’éloges à l’égard du Principe pour la sottise de s’en faire Juge ?). Mais son inspiration, vaillante et se voulant utile, est là pour attirer ce qu’elle prie sur son terrain à elle, pour faire vivre Dieu ici-même, en mini-suite d’une Incarnation qu’il ne découvre pas, et lui est fidèle. On le sent quand elle convoque, pour le célébrer aussi (p.29), le Dieu des « niet » (des colères, des chagrins, des silences, des tristesses, du doute …) pour lui offrir (p.30), en Dépositaire connaissant ces choses, ses propres colères, erreurs, ténèbres …, sa négativité d’âme. Elle lui dicte quelque chose de Sa conduite quand sa poésie dit, trois fois : « voici mon âme, je te la rends« . Elle choisit de restituer prématurément son âme plutôt que continuer à la garder sans mérite; et renoncer impérieusement à son âme justement parce qu’on croit n’avoir pas su mener à bien son sacrifice, ni accomplir son plein renoncement à elle-même, c’est se dire spirituellement adieu. 

« Il a plu ce matin

la lumière est défaite

nous allons sur la rive

plus commune est la nuit » (p.75)

    Un passage sublime est (pages 65-66) sa ré-écriture poétique du Notre Père (de la prière dominicale). Prière, bien sûr, parce qu’elle liste des demandes (que le Nom divin reste saint, que son Royaume ait droit de cité, que son universelle volonté structure et protège l’univers, que le bien nourrisse ceux qui s’en rendent dignes, que le Mal recule devant nous à proportion de son recul en nous etc.), mais la poète, elle, ajoute de venir louer tout Dieu (situé aussi dans les « ravins » et les « creux », restant aussi l’innommé, le Sans-Fond anonyme, assumant aussi les ambigues oeuvres de ses créatures etc.), et de Lui apprendre, non certes à Se dire adieu, mais à se résigner à ne pas pouvoir dire Lui-même Sa propre poésie. L’intimité universelle a trouvé sa porte-voix. Dieu peut renaître.

« Matin

l’aube est louange

et la pierre

et le cri

tout est là, simple

comme au berceau » (p.23)

© Marc Wetzel

Sophie Divry, Cinq mains coupées, Éditions du Seuil, Paris octobre 2020, 121 pages, 14€

Une chronique de Lieven Callant

Sophie Divry, Cinq mains coupées, Éditions du Seuil, Paris octobre 2020, 121 pages, 14€


Allô Place Beauveau du journaliste et documentaliste David Dufresne recense depuis novembre 2018 toutes les violences d’état commises par la police lors des manifestations des Gilets jaunes. 

Les armes incriminées sont :

  • La grenade lacrymogène instantanée GLI F4 responsable des mutilations dont il est question dans le livre.
  • Le lanceur de balles de défense LBD40
  • La grenade de désencerclement GMD

Il y a eu 992 signalements, 4 décès, 353 blessures à la tête, 30 éborgnés, 6 mains arrachées.

La France est le seul pays d’Europe à utiliser ce type d’armement sur sa population. Ces armes de guerre provoquent de sévères lésions pourtant le ministère de l’intérieur a renouvelé son stock en passant une nouvelle commande massive de ces armes.

« Cinq mains coupées » n’est pas un livre ordinaire d’abord parce qu’aucune des phrases n’a été écrites par l’auteur. Sophie Divry a recueilli les témoignages des cinq personnes qui ont eu la main arrachée lors des manifestations des gilets jaunes. Elle a repris mot pour mot, phrase après phrase ne modifiant que la ponctuation et la juxtaposition des propos. Le texte obtenu respecte ainsi aussi bien l’intégrité du témoignage que celle de la personne. On s’écarte du voyeurisme, de la dramatisation ou au contraire de la banalisation opérée par les « grands » médias. Les victimes parlent en choeur, on devine que ce qui a bouleversé leur vie aurait pu arrivé à chacun d’entre nous. 

Les histoires racontées dans ce livre se ressemblent, des Français un jour décident de sortir de chez eux, de se joindre au mouvement de contestation qui dénonce les difficultés que rencontrent de plus en plus de gens à vivre correctement et dignement de leur salaire. Les fins de mois sont de plus en plus difficiles. Beaucoup aussi se sentent concernés par la situation écologique de la planète et exigent de nos gouvernants qu’ils prennent les mesures politiques nécessaires. 

Un jour leur vie bascule et ne sera plus jamais la même. 

Les souffrances sont multiples et diverses. Les blessures sont graves et conduisent toutes à l’amputation de la main droite . La plupart des victimes ignorait totalement ce qu’était une grenade de désencerclement, n’avait pas d’expérience violente en manifestation. Aucune n’a ramassé la grenade en vue de la relancer vers les forces de l’ordre, comme cela a été affirmé par les forces de l’ordre et le ministre de l’intérieur de l’époque. Toutes les victimes se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. Aucune n’était violente ou susceptible de commettre une violence. L’usage de la force s’est abattue sur ces personnes d’une manière totalement disproportionnée.

Pourtant pour les cinq personnes qui ont perdu leur main et pour leur famille, l’incompréhension ne se transforme jamais en haine revancharde. Les questions sont nombreuses et restent sans réponse. Pourquoi une telle violence a-t-elle été utilisée contre eux?  Qu’avaient-ils fait pour mériter un tel traitement aussi violent et arbitraire? La police n’est-elle pas censée protéger la population même quand elle manifeste? 

« Cinq mains coupées », ce titre me fait tristement penser aux châtiments divers et multiples infligés à une population qu’on veut réprimer et asservir. La punition la plus courante du système répressif brutal et sauvage mis en place par l’administration belge au Congo était justement de couper la main à ceux qu’on réduisait à l’esclavage et qui osaient se rebeller. Ce châtiment est malheureusement encore utilisé par les dictatures et les régimes sanguinaires. On devine le message que le gouvernement veut envoyer à la population: S’opposer au régime est un crime. Que ou qui cherche-t-on à protéger? A-t-on encore l’opportunité de manifester ou de se mettre en grève sans risquer une répression brutale et sauvage de la part de ceux qui sont censés nous protéger?

Heureusement, le livre de Sophie Divry n’est pas un pamphlet et se garde soigneusement de sombrer dans la mise en garde politique. Ce qu’on entend ce sont des êtres humains, celle qui répercute ces voix est une personne sensible et sans apriori. Il est tout simplement nécessaire d’entendre ceux et celles qui sont blessés dans leur chair sans les juger, sans les condamner. 

Ce livre comme bien d’autres m’interpelle sur la notion de liberté, ce qu’elle implique, ce qu’elle réclame et revendique. Naturellement, cette notion se travaille, se réfléchit. On la nourrit aussi par l’expérience, la vigilance personnelle à l’égard des autres, de tous les autres.

©Lieven Callant

François Folscheid, Gravir le silence, Avec cinq illustrations de Thibauld Mazire, peintures sur laque, détails, Éditions L’Atelier Du Grand Tétras, 88 pages,  novembre 2021, ISBN: 978-2-37531-079-3, 14€

Une chronique de Lieven Callant

François Folscheid, Gravir le silence, Avec cinq illustrations de Thibauld Mazire, peintures sur laque, détails, Éditions L’Atelier Du Grand Tétras, 88 pages,  novembre 2021, ISBN: 978-2-37531-079-3, 14€


Sur la couverture, des taches sombres comme absorbées par le papier suggèrent une montagne, son versant baigné dans le ciel. La prose de François Folscheid nous parle depuis cet endroit du langage où les frontières arbitraires entre les différentes formes artistiques sont floues et poreuses. Ce recueil de 88 pages comporte quatre parties, quatre étapes, cycles de vies. Chacune est accompagnée d’une peinture ou d’un détail peint par Thibauld Mazire.

Dans la première partie, « Lunes d’avant« , l’auteur interpelle le lecteur par un « nous » rassembleur. Jadis, le poète faisait partie d’une communauté d’êtres vivants semblables à lui, prêts à partager les mêmes révoltes, les mêmes espoirs. L’illustration de Thibauld Mazire nous invite à voir comme un arc de lumière unissant les deux parties noires d’un chemin imaginaire. Une lumière naît de ces deux questionnements portés par le poète et le peintre.

« Le temps infiniment lent bleuissait le suspens qui immobilisait notre barque d’errance. »

« Nous tenions dans nos mains la fleur de révolte, pâle muguet brandi à la face du réel. »

Dans la deuxième partie, « Glaise » , le poète s’attèle à retracer le lien, «  l’alphabet translucide qui relie le poète au cri de l’origine. » Le poète comme le potier, a à pétrir le matériau du poème: le langage pour y découvrir ou plus exactement faire naître sa propre expression poétique. Le geste poétique est avant tout un acte créateur, un acte de vie qui implique un travail en profondeur.

« Fouiller le ventre de la terre pour remonter jusqu’à la source invisible d’ici-bas. Remonter jusqu’au grain, jusqu’au noyau- jusqu’à l’éclair caché dans la matière ».

« Une force lente irradie » {…}« Me voici entre terre et feu, tenant dans mes mains grésées la flamme apaisée du désir. »

Ce deuxième cycle se conclut  par une peinture où les deux parties d’un même continent de couleurs sombres, de roches froides et de laves en fusion sont creusés par un entonnoir de lumière, un puits de pluies diluviennes. 

Dans « Creusement » il est aussi question de déception, de découragement: étapes inévitables de toute quête artistique qui envisage de s’inscrire et de donner un sens à la vie .

« Ce chemin de pluie si dense, si profond: on y plonge d’enfance lointaine, y résonne de bois clair et l’odeur de l’herbe nous emporte. »

« On avance alors à tâtons, à contre-image sur le nerf des syntaxes et l’épine de l’abstraction. {….} entre le silence et le cri. »

Le poète ne s’éloigne jamais de l’idée qu’il faut chercher la juste mesure, l’expression la plus pure. 

« Être aussi nu que le blanc, respirer aussi grand que le bleu et mourrir aussi dense que le noir, pour porter loin au-dedans le rebond de lumière.

La démarche poétique de François Folschield s’apparente à celle d’un peintre, d’un artiste et pas seulement d’un manipulateur de mots, de sons, de vers. Il ne fait pas que « creuser le poème« .

« La voie est étroite entre les battements du coeur et le glissement du temps.

« Advenir » Au bout du tunnel, au bout des épreuves, quand advient le poème, voilà ce qu’explore cette dernière partie du recueil. Aucune réponse toute faite ne nous attend et ce que nous atteignons, nous appartient de manière temporaire. Cela advient et c’est à cet instant qu’il faut choisir de contempler en silence le chemin parcouru. Toute recherche artistique, poétique ou personnelle exige de nous de nous hisser au-delà des mots, des signes, du langage.  

« Toujours nous reviendrons au cercle, car il est dit que mesure du temps appelle le temps, que le coeur tourne sur sur ses aiguilles pour chercher son axe – parce que tout est contenu dans la lentille d’eau du regard: le toi et le moi, l’avant et l’après, l’amour et son retrait. » 

Pour « Gravir le silence », on devine qu’il faut toute une vie marquée par l’espoir, la révolte, la défaite, la perte de sens, le doute. Les forces s’alternent en intensités. La démarche du poète est celle d’un être profondément humain, qui certes hésite, se renie, se perd, se retrouve et découvre les liens parfois féroces qui le rattache à la vie, à la mort.

Le lecteur s’aperçoit qu’il existe tout au long du recueil, sous-jacente et omniprésente une force qui s’apparente en bien des points à celle qui régit la survenue de l’aube. Une force de vie et de mort, invisible, à l’instar de celles qui sous-tendent les irruptions volcaniques.

Dans la dernière illustration, l’aurore explose de lumière . Le soleil surgit des profondeurs d’une terre, du fond de l’espace, au bout de chacune de nos tentatives.. L’éternité est à refaire chaque jour.

©Lieven Callant

Ishikawa Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement précédé de Fumées, traduit du japonais par Alain Gouvret, Pascal Hervieu, Yasuko Kudaka et Gérard Pfister, Afuyen, 2017 pour la traduction, 90 pages, 14€.

Une chronique de Lieven Callant

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Ishikawa Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement précédé de Fumées, traduit du japonais par Alain Gouvret, Pascal Hervieu, Yasuko Kudaka et Gérard Pfister, Afuyen, 2017 pour la traduction, 90 pages, 14€.


Ce qui ravit dès l’instant où l’on feuillette le livre, c’est la présence des vers en japonais à côté de la traduction française. Suspendus à la manière des branches stylisées d’un saule, les filaments calligraphiés dispensent une beauté végétale à la page. 

Entre les deux écritures s’installe un espace frais, fragile qu’aucune traduction ne peut dire ni même effleurer. Les vers deviennent ces fleurs épiphytes qui se suspendent à la brume sans véritablement s’en nourrir mais comme pour attester d’une présence, le souffle poétique. 

La principale beauté d’une oeuvre se situe dans cet écart, cette zone de murmures, cette zone de peut-être qu’on nomme parfois saveur. L’art japonais est dans le renversement des valeurs, dans ce qui apparait dans l’ombre à la faveur d’une lumière pure, presque crue. La joie de la poésie est dans ce passage de la forme, du corps à sa version en miroir, en contre-jour, comme inversée. 

« Le vert tendre des saules
en amont de la rivière
je le vois comme à travers des larmes »

 

« J’étais parti chasser les lucioles
au bord de la rivière
– on m’a conduit sur les sentiers de montagne »

 

« La pluie tombe sur la ville
je me souviens des gouttes
sur les fleurs violettes des pommes de terre »

 

« La nostalgie
brille en mon coeur comme de l’or
comme une eau pure y pénètre »

Ces quelques tankas repris au hasard des pages témoignent à mon sens de manière évidente ce que je tente de rapporter ici.

Une précision folle, une maîtrise sans rigueur pointe une parcelle de la réalité dans la réalité avec le moins de signes possible, le plus directement et de la manière la plus claire, la plus pure. À cette relative maigreur, à cet énoncé épuré s’ajoute toujours un vide comblé, un lieu en suspension. Lire revient alors à voyager de cet endroit à un autre. D’un extérieur à un intérieur, de l’intime secret qui nous touche de près à ce qui justement se partage ou est partagé. Lire, c’est rêver, libérer l’imagination de ses habitudes. Lire c’est s’ouvrir, se flétrir, se voir renaître. Lire devient un procédé pour méditer l’écriture, pour apprivoiser une nouvelle fois le langage afin de tenter l’union possible du geste, de l’action à ce qu’on a souhaité qu’il rapporte de notre voyage, le voyage de notre âme. 

Si une place belle et heureuse est laissée à la brume, dans la brume c’est aussi pour nous rappeler que nous ne sommes que fumées, poussières en suspension et que le pouvoir que nous nous attribuons en pensée par des mots pour des mots ne vaut que pour un instant aussi bref que bien défini.  

Quelque chose dans la machine bien rodée vient rompre un équilibre forcément précaire, perturbe l’harmonie. Quelque chose suggère la faille, la faim, la désunion et un besoin urgent de rétablir cet état de quintessence. La brièveté des tankas s’oppose aux longues heures de songes, de souvenirs, de reconquête du passé. La brièveté nous fait à jamais habiter l’instant, nous accorde ou tente de le faire au présent, à la nature exacte des choses. 

J’aimerais pouvoir affirmer que de telles préoccupations occupent la plupart des poètes actuels pourtant hélas quelques uns sans doute beaucoup trop semblent se désintéresser de cette double voie (voix), de la possibilité magique d’évoquer sans affirmer, d’entrainer le lecteur dans l’entre-deux monde du poème où les mots se laissent dépasser par les sens, où déborde ce que la langue, le langage ne peuvent définir si ce n’est peut-être en se servant d’un langage dans le langage, codé, secret, magique, rêveur et rêvé. Beaucoup trop de poètes se servent des mots comme on se sert de ses poings, sans nuances, se revêtent d’un habit neuf sans comprendre que s’il brille c’est parce qu’il est usé. Fatigué. 

Revenir aux tankas, aller vers les grandes âmes poétiques me permettent d’apprécier ce qui toujours manque aux autres pour franchir le mur du temps. « Certes le tanka mourra. Je ne veux pas faire de la théorie, il s’effondrera de l’intérieur. mais il ne mourra pas d’ici longtemps encore. » écrit Takuboku.

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lshikawa Takuboku © Arfuyen

Une notice biographique nous informe de ce que fut la brève vie de ce poète japonais né en 1886 et qui meurt en 1912 d’une péritonite chronique liée à la tuberculose. Beaucoup des tankas repris dans cette édition datent d’une période de production intense en 1908 pendant laquelle Takuboku écrit toute la nuit, par vagues de 141 tankas en quelques heures. Les tankas paraissent une première fois en 1910.  L’oeuvre complète de Takubotu comporte huit volumes rassemblant tankas, poèmes, récits et nouvelles mais aussi des extraits de son journal et divers documents critiques sur la vie et l’oeuvre de l’auteur.

En janvier 1911, il écrit à un ami: « Cela ne me gêne pas si pendant quelques jours ou des mois je n’ai pas envie d’écrire des tankas. Cela me laisse indifférent. Mais, parce que je suis obligé de mener une vie quotidienne insatisfaisante, il devient souvent impératif de chercher la preuve de mon existence en devenant conscient de moi à chaque instant. C’est à ces moments-là que j’écris des tankas. Je me console un peu moi-même en changeant le moi en mots et en les lisant (….) Tu vois, même si j’écris maintenant des tankas, je souhaite devenir un homme qui n’a pas besoin d’en écrire ».

Enfin Takuboku relève ici l’effet thérapeutique de la poésie d’une manière qui m’interroge. Qui voudrait ne pas avoir à écrire des tankas, de la poésie, si ce n’est ceux à qui elle offre certes d’exister, d’en avoir une preuve écrite si je puis ainsi m’exprimer mais qui leur confère par la même occasion une lucidité peu commune d’eux-mêmes, de la vie qu’ils mènent, du monde qui aura toujours ce besoin brûlant de poésie pour être quelque peu vivable?   

©Lieven Callant