Henri RAYNAL – Ruggero Pazzi, Tourné vers l’Origine – Le Silence qui roule, septembre 2022, 48 pages, 11€

Une chronique de Marc Wetzel


Henri RAYNAL – Ruggero Pazzi, Tourné vers l’Origine – Le Silence qui roule, septembre 2022, 48 pages, 11€


La pensée du formidable (et méconnu) Henri Raynal (93 ans), essayiste et poète, pourrait familièrement se ramener à une triple attitude à l’égard de l’Univers (du Tout du réel), qui dirait à celui-ci : bravo ! (pour l’harmonie du monde, qui est celle même dont notre organisme use pour assurer la sienne – donc une bonne partie de la nôtre), merci ! (pour la prodigalité du monde, « la générosité du Dehors », qui nous a fait naître en lui et de lui, dans un degré d’endettement dont il nous laisse par ailleurs – suprême élégance  – libre juge), et enfin : chic ! (pour l’inventivité d’un monde, qui nous offre de la relayer, dans un accueil qui nous fait bénéficier de la créativité dont il fut capable, nous inventant inventeurs jusqu’à – mansuétude supérieure – nous laisser parfois être saboteurs, parasites ou même distingués calomniateurs de son exubérance). Or, dire : bravo, merci et chic ! au monde naturel n’est pas si commun, puisque les religions préfèrent réserver à Dieu les trois exclamations, et que la technoscience, de son côté, l’apostropherait plutôt ainsi : haro, hue et chiche ! Raynal est comme ça : « l’étoffe infinie des circonstances » ne lui fait pas peur, le narcissisme de la désillusion (à la Cioran, à l’Onfray) ne le tente pas; et le désenchantement même lui paraît un malentendu (car même si la lumière rationnelle que nous braquons sur l’Univers nous révèle parfois ses malfaçons, son entropie et son douteux bricolage, n’oublions jamais que, littéralement, dit notre auteur, c’est lui – l’univers – qui l’a – cette lumière – allumée) !

 L’essentiel de ce petit livre nous parle d’un Ruggero Pazzi (1927-2010) sculpteur, non parce qu’il serait purement sculpteur (il dessinait et gravait à même profondeur, montre Raynal), mais parce qu’il fait de la sculpture « pure », non-figurative, militante exclusive de la minéralité par et pour elle-même. Ici, donc, pas de modèle (donc rien, hors de l’oeuvre, d’indépassable qui la circonscrive ou l’intimide, mais rien non plus qui puisse guider son dépassement); aucune forme organique ou biomorphe (l’esprit semble couler directement dans la pierre, sans passer par la vie, les gestes mêmes par lesquels il dépasse ou domine cette pierre). Enfin des volumes stables et d’un seul tenant, mais qui semblent se dédoubler, vouloir jouer avec leur propre unité, en une sorte d’acrobatie morphologique, un contact nécessaire sans tact possible, un combat amoureux entre leurs parties, que leur fusionnalité même déséquilibre.

« Rare intimité avec la pierre. Il (= R.Pazzi) lui devait de transformer le moins possible de chair minérale en chutes, en déchets; aussi jugeait-il sévèrement les oeuvres obtenues au prix d’ablations excessives, si bien que leur volume était par trop inférieur à celui du bloc travaillé. Lui s’efforçait de satisfaire de façon optimale les suggestions de la pierre » (p.12)

 Une étonnante photo, prise par son épouse, montre Pazzi chevauchant littéralement un bloc à deux mètres de hauteur, burinant et buriné, c’est à dire lui-même aussi sec, intelligemment érodé et ardemment imperturbable que la pierre qu’il travaille. Seul à seul avec Tout.

« En 1994, s’est ouverte une autre période pour la sculpture de Pazzi : il a voulu opérer au plus près de la pierre, de son intimité, dans une complicité accrue; mieux reconnaître encore ses élans immobilisés, afin de les délivrer de leur réclusion. Aux mariages de volumes, diversement emboîtés (invention ayant pour effet de rendre plus évidente la force amassée dans le minéral, plus intense sa présence) succèdent alors des oeuvres pour lesquelles je choisirai l’appellation de stèles. Il s’agit cette fois, en effet, de masses verticales. Leur surface, non plus lisse, mais rugueuse, abonde en irrégularités qui en font l’intérêt. Irrégularités tantôt choisies, élues par l’artiste et conservées, tantôt pressenties, habilement dégagées, amenées au jour avec discernement, sensibilité. Une fine orogénie en résulte » (p.34)

Sur ce choix singulier, par le sculpteur, des matières, des motifs et des gestes de taille, Henri Raynal offre trois remarques spéculatives et poétiques, qui à la fois troublent notre regard et renouvellent notre jugement. D’abord, il voit là un geste de complicité libératrice avec les forces de la matière, souhaitant les redresser d’elles-mêmes, les acheminer vers une certaine forme pour les faire s’accomplir autrement. Un peu comme, dit Alain, « les ruines sont belles parce que la pesanteur s’y est essayée« , le bloc travaillé est beau parce que les forces qu’il fait émerger s’y épuisaient, s’entre-neutralisaient dans leur nuit minérale. Ensuite, « ces volumes que leur auteur a voulu d’une belle évidence, en leur noble concision, leur netteté » (et que Raynal, plaisamment, propose de nommer pazziles) sont exactement taillés pour la confidence (déclaration évidente, concise, nette d’un secret propre) de ce qu’ils sont, pour les rendre comme capables de justifier eux-mêmes la présence sensible qu’ils manifestent. Une sculpture de la double réserve (p.25), écrit Raynal : faire sortir les pierres qu’on taille de leur réserve-retenue en leur faisant déployer leurs réserves-ressources, formant don réservé comme de biens qui se « suggèrent » sans se dépenser, dilapider ni trahir, c’est à dire qu’on peut explorer sans devoir les exploiter. Enfin, dans ces sculptures (qui ne sont donc jamais statues), comme d’ailleurs dans les dessins et les gravures, le remarquable y est « que l’impersonnel et le singulier s’y conjuguent à un degré exceptionnel« , d’où, devant les oeuvres, une sorte d’égarement qui pourtant ré-oriente, car si l’impersonnalité de l’oeuvre me désoriente (j’y perds mes marques familières dans le monde), sa singularité, magiquement, me redirige autrement (car, comme disait Maldiney, l’oeuvre est devenue elle-même une marque inédite dans ce monde où elle avait failli me perdre). 

L’artiste est celui qui toujours, disait Dante, « a la main qui tremble ». Autant, dès lors, méthodiquement trembler en martelant rythmiquement la pierre qui offre ses forces, comme fit Pazzi, ou, chez un interprète aussi fervent et fidèle que Raynal, en parvenant à en écrire, à faire dire à l’oeuvre sculptée ce qu’elle ne nous aurait au mieux, sans lui, su que montrer.    

© Marc Wetzel

LE GRAND LIVRE DE LA DOULOUREUSE RENAISSANCE ACTUELLE DE L’UKRAINE:LINA KOSTENKO, JOURNAL D’UN FOU UKRAINIEN, traduit par Nikol Dziub et Sonia Philonenko, Paris, L’Harmattan, 2022, 330 p.

Une chronique de Vladimir Claude Fišera

LE GRAND LIVRE DE LA DOULOUREUSE RENAISSANCE ACTUELLE DE L’UKRAINE:LINA KOSTENKO, JOURNAL D’UN FOU UKRAINIEN, traduit par Nikol Dziub et Sonia Philonenko, Paris, L’Harmattan, 2022, 330 p.


Enfin, nous avons le grand roman-vérité, comme on dit cinéma-vérité, de la lutte de libération nationale de l’Ukraine, de la libération personnelle de chaque Ukrainien, sous la forme d’un journal intime, à la fois chronique et monologue intérieur d’un informaticien trentenaire kyïvien (en russe : kiévien), entamé le premier janvier 2000 et qui s’achève fin 2004 par l ‘éclatement de la Révolution Orange (du nom de son drapeau). Celle-ci  va chasser par la rue, malgré une terrible répression, les gouvernants pro-russes et largement russisés qui contrôlaient le pays depuis son indépendance quand il s’est détaché par referendum de l’URSS moribonde le 1er décembre 1991. En fait, le héros a, comme Lina Kostenko elle-même, pour référence les mouvements dissidents des années soixante,  ceux de 1990-91 et la dévastation occasionnée par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986. 

 L’épouse du héros, chercheuse en littérature, est une spécialiste de Nicolas Gogol (1809-1852), auteur ukrainien, écrivant en russe mais se référant surtout à la culture et à l’histoire ukrainiennes, auteur d’une célèbre nouvelle intitulée Le journal d’un fou (on devrait dire  les notes privées –zapiski–  d’un fou). Plus généralement, l’œuvre de Gogol, comme celles des plus grands écrivains et patriotes ukrainiens ainsi que les traditions nationales et principaux moments historiques du pays sont sans cesse rappelées ici. Toutefois, l’action est, comme dans le récit de Gogol, rapportée à la première personne et sous forme d’un simple journal intime chaotique d’un homme dévoré par une angoisse croissante. 

Sauf qu’il s’en libérera et ce sera grâce à la Révolution de 2004 dans laquelle il va se jeter à corps perdu, retrouvant ainsi son équilibre mental et son bonheur conjugal et familial.  Son mal de vivre était en effet totalement causé par la situation de souffrance due à la colonisation du pays et à la russo-soviétisation des esprits, largement dominante chez les kyïviens. Ceci s’opère depuis les années 1930 par l’abandon –ou au moins sa dégradation par la russisation– de la langue ukrainienne devenue trop souvent, surtout en ville, un sabir désarticulé qui accompagne la terreur imposée par des gouvernants d’origine ukrainienne au service de Moscou. Cela suscite la haine de soi et le mépris de tout ce qui est identité et fierté nationales ainsi qu’une dévalorisation des traditions populaires occultées voire reniées, notamment des traditions et valeurs paysannes. Celles-ci s’opposent aussi à l’invasion récente, surtout à Kyïv,  par la société de consommation et sa frivolité hédoniste, vulgaire et sans âme que les gouvernants pro-russes favorisent comme le font leurs maîtres et modèles à Moscou.

 Lina Kostenko, la grande dame, l’aînée, « la Nestor » de la littérature ukrainienne en langue ukrainienne, née en 1930 dans la campagne autour de Kyïv, est immensément populaire dans son pays (voir son poème «Quatrain volant» publié dans ma traduction dans Les Lettres Normandes, n°134, 2022, p.4). Elle a choisi d’écrire en ukrainien alors qu’elle est diplômée de l’Institut de Littérature Gorki de Moscou et de se concentrer sur les dimensions éthique, nationale et européenne de la poésie et du roman.  Cela lui a valu d’être interdite de publication entre 1961 et 1977. Dès 1990, ses oeuvres choisies sont publiées et elle reçoit le Prix d’État Chevtchenko, du nom du fondateur de la langue ukrainienne écrite moderne au XIXème siècle. Elle a des centaines de milliers de lecteurs, notamment avec  ce Journal d’un fou ukrainien, pourtant volumineux et parfois allant dans tous les sens à la manière d’Ulysse de James Joyce. Sur Facebook, comme le note Radomyr Mokryk dans sa préface, elle a près de 800000 utilisateurs. C’est dû au fait que chez elle si le politique est omniprésent, ce n’est que par son impact sur des expériences et destins individuels.

Ce livre écrit en 2001-2010 est proprement prophétique puisqu’il faudra une nouvelle Révolution Orange en 2013-2014 avec encore plus de morts sur cette même place centrale de Kyïv, le Maïdan, devenu Euromaïdan pour que l’Ukraine devienne enfin ukrainienne. Or, c’est cela même que sous nos yeux depuis février 2022 l’impérialisme russe essaye à nouveau d’écraser avec une violence décuplée. Il faudra donc aujourd’hui comme Lina Kostenko l’écrit dans les dernières lignes de ce roman-témoignage  –qui exprime un « nous » ukrainien plutôt qu’un seul « je »–  surveiller ceux qu’elle appelle « nos chefs »  qui en 2004 étaient, enfin, « venus sur le Maïdan » car « peut-être voudront-ils l’oublier. Peut-être une main velue tentera-t-elle d’arracher cette page.

Mais c’est déjà l’histoire. Pas avec des calmants, mais avec des oranges. Il est possible de faire disparaître une page. Pas l’histoire.

      Voici qu’est arrivé notre Jour de colère (dies irae, note de VF).

      La ligne de défense est tenue par des vivants ». (fin de l’ouvrage).

 ©Vladimir Claude Fišera

Valentine Goby, L’île haute, Actes Sud, ( 21,50€ – 268 pages), Août 2022

Une chronique de Nadine Doyen

Valentine Goby, L’île haute, Actes Sud, ( 21, 50€ – 268 pages), Août 2022


Blanc, vert, jaune, ce ne sont pas les couleurs d’un drapeau, ni celles d’une équipe de football, mais les titres des trois grands chapitres du roman de Valentine Goby.

C’est dans un décor impressionnant, « un squelette de paysage », que l’enfant de 12 ans débarque à Chamonix pour rejoindre sa famille d’accueil ( en 1943). Mais après les heures de train, il faut encore traverser un tunnel à pied ( pour dépasser l’avalanche). «Le noir les aspire », « une frange de stalactites » les dominent.

Dépaysement total, fascination devant la Montagne, Les Aiguilles rouges, un décor imposant qu’il ne cesse de contempler. Valentine Goby  le décrit avec un tel brio, que le lecteur est à son tour hypnotisé par cette immensité de blanc. Blanc d’où se détachent les boules rouges du sorbier : « fruits d’églantiers comme des bonbons givrés, drupes du sorbier des oiseleurs surmontés de hauts chignons de neige… ».

On s’étonne au début du changement de nom du garçon: Vadim doit se glisser dans la peau de Vincent Dorselles, au point qu’il répète son nom d’adoption. Mais ne dévoilons rien. Observons son adaptation chez ces inconnus qui l’accueillent, un couple de fermiers bienveillant.

On suit le parcours initiatique au fil des saisons, les multiples surprises de ce jeune garçon asthmatique. Il nous émeut à associer Chamonix avec les gâteaux éponymes.Tout est nouveau pour lui : depuis la brique pour chauffer le lit, les animaux de la ferme, jusqu’au cabanon en guise de WC. On devine son attachement à sa famille par son rituel du soir : embrasser le médaillon qui contient les portraits de ses parents et de son frère.

Une fillette de 10 ans, Moinette, se charge de l’initier aux gestes essentiels du quotidien, aux tâches à effectuer dans la ferme. Il l’imite. Il apprend à sevrer un veau. Il se laisse apprivoiser, lui, « le garçon-vampire », l’urbain, le « monchu ». 

Il s’approprie un nouveau vocabulaire : « malotte »,  « cousse », « vrêt », « pèle »,  « veillon »… Son champ lexical se trouve enrichi, tout comme celui du lecteur !

Moinette est sous le charme de sa voix mélodieuse. Elle abuse de son innocence, lui ferait gober n’importe quoi ! Par contre il trouve délicieuse, l’endive, qu’elle lui fait goûter, tout étonné de constater que l’on puisse faire pousser « ces petits obus blancs aux pointes jaunes jaune pâle » dans une cave ! De même il se régale de la fricassée croustillante de cuisses de grenouilles, pourtant réticent à accompagner Moinette  dans cette  « mission nourricière ». Louis, le papy, lui fait découvrir le gaillet, aux goûts de citron… A ses côtés, il laboure, étale le fumier.

On assiste à son éveil à la sensualité… née de son contact avec Blanche quand elle le maintient contre elle lors de son apprentissage à skier. Comme il est troublé d’avoir aussi entrevu son corps dénudé. !

Moinette a conçu un refuge à l’écart sur l’île haute juste pour elle et Vincent, mais ce dernier est plus aimanté par une autre jeune fille, Olga. Les corps masculins ne le laissent pas indifférent, quand ceux-ci se dénudent à la belle saison, lors des travaux des champs.

À l’école, son maître est son allié, il l’initie à la pratique du ski. Quand l’instituteur présente Vincent, originaire de Paris, cela lui permet de parler de la capitale et de sonder les élèves sur leurs connaissances. Paris « est une autre planète » pour Moinette ! 

La première lettre de sa mère fait le lien avec la capitale, « les phrases nouent des guirlandes molles autour des épaules du garçon», toutefois il n’est pas pressé  de répondre  à la lettre de sa maman malgré l’incitation pressante de Blanche . 

Quand il convoque le souvenir de la figure maternelle, elle devient un prénom, Sophie, comme si une distance s’était installée entre eux. De plus, « Paris, c’est Vadim, quelque fois un regard en arrière peut te changer en pierre ». Il convoquera de nouveau Paris pour répondre aux questions d’Olga et endosse alors le rôle de « Prince Vincent Dorselles des Batignolles » !

Sa rencontre avec l’aveugle Martin est une autre source d’enseignement. On sait combien les sens d’un mal voyant sont exacerbés. Vincent découvre l’écriture braille que Martin a apprise dans un institut pour aveugles. Il s’attache à son chien Whisky, joue avec lui, se couche même contre son flanc.

Avide de savoir, il lui réclame des listes de mots dont il se gargarise : pour la forêt, pour la montagne, pour la vallée, pour ce qu’il y a sous la neige. Toutefois, il sera confronté à une expression énigmatique : « le col est ouvert », avant d’apprendre que Blanche a été emmenée en luge à l’hôpital pour y accoucher.

Dans le premier chapitre Blanc, le froid nous transperce mais l’écrivaine réussit, par sa plume poétique, à transmettre au lecteur l’émerveillement de Vincent devant la beauté de la nature. On imagine « les pampilles de glace qui frangent les bords des fenêtres».

Le printemps arrivant moins vite, la neige résiste, Vincent convoque les couleurs de cette saison à Paris.  Il continue à enquiller « les premières fois ». Pour Vadim, c’est le vert tendre, les jonquilles au pied des platanes ou sa première taupe …

La nature, il a appris à l’appréhender par la peau, comme un aveugle. Egalement par les narines ( odeurs des conifères, de soupe, de gâteau de pommes de terre et de poires…), les oreilles ( cliquetis d’insectes, pépiements d’oiseaux, borborygmes du torrent, le son des clarines…) et par les papilles ( amertume du pissenlit).

Vincent connaît ses premiers émois amoureux avec les baisers d’Olga, dont « la langue avait un goût de chanterelles » ! C’est alors qu’une « faim neuve lui a foré l’abdomen ». Le voilà confronté à la jalousie de Moinette . Va-t-il réussir à se rabibocher avec celle qu’il a snobée ? Vincent se retrouve entre hommes depuis l’hospitalisation de Blanche, son inquiétude va crescendo, ponctuée par une litanie de « Elle n’est pas rentrée quand…». Le mystère de son absence s’épaissit. Le bébé existe-t-il ? Il voudrait que la nature reverdissante, que les champs saturés de fleurs attendent le retour de Blanche.

Très vite, le jaune accapare le paysage. «On sent monter l’odeur de cire qui annonce les journées chaudes ». Vincent découvre avec stupeur le phénomène des « gazés », ce que le maître nomme « nymphose ». Les anciens y voient un châtiment du ciel, ce que l’instituteur réfute. Les nouvelles de sa mère, Sophie Pavlevitch,  se font rares. Il se sent orphelin, quand le maître leur fait fabriquer un objet pour la fête des mères. Et il se sent toujours orphelin et étranger. 

Lorsqu’il accompagne l’abbé Payot, ils tutoient la frontière suisse. Vincent prend conscience du mot, remarquant une ligne de barbelés. La franchira-t-il ? 

Grâce aux bribes distillées avec parcimonie, ( pour contexte, la disparition de familles Juives), on reconstitue les informations sur celle de Vadim. Dans l’almanach de 1942, qu’il consulte avant de dormir, sont consignés les multiples travaux effectués. En marge du calendrier, on note une référence à la rafle du Vél d’Hiv du 18 juillet.

Valentine  Goby signe un roman multi sensoriel, traversé d’une explosion de couleurs, plein d’empathie pour son héros qui doit s’adapter à sa nouvelle identité et apprivoiser les paysages de Haute Savoie. On retrouve les constantes de l’écrivaine : le corps, le handicap, la solidarité. Son écriture cinématographique, visuelle, incarne les mouvements des protagonistes ( travelling, plongée, contre-plongée…).

Sa plume poétique, ses comparaisons « gourmandes » tissent des paysages dignes de grands peintres comme « Friedrich ». Paysages d’une beauté époustouflante.

© Nadine Doyen

Jean-Michel Aubevert, Transparences, illustrations de Joëlle Aubevert, Editions le Coudrier, Mont-Saint-Guibert, 2022.

Une chronique de Florence Noël

Jean-Michel Aubevert, Transparences, illustrations de Joëlle Aubevert, Editions le Coudrier, Mont-Saint-Guibert, 2022.


Voici un recueil de Jean-Michel Aubevert qui sonne comme une longue ballade romantique et érotique, véritable déclaration d’un amour charnel et caressant qui se joue du temps et de l’espace. Dans une tonalité lunaire, les vers très courts, tantôt noctambules, tantôt légendaires nous évoquent la littérature médiévale, où brumes et rosées subliment les landes et les futaies.

L’incipit nous éclaire un peu sur ces « Transparences » que nous annonce le titre de l’ouvrage, celles d’un regard ardent, inassouvi, amoureux qui avoue : 

« A quelle source les yeux et de quel feu l’âme s’il n’est de flamme ? »


Vers chantant par rimes et assonances, l’aubade est adressée à l’aimée, celle sans doute qui signe les magnifiques œuvres photographiques de frondaisons qui répondent aux textes.  Car, avoue l’auteur

« j’étais l’esseulé », « mais par toi fécondé ».


Transparences que ces années, qui filent comme la rivière du temps, entre les rives sinueuse de la relation quand le poète interroge : « Ecrirais-je un tombeau / Sur le lit des eaux ? » .

Transparences aussi celles de l’eau miroir de soi, de cet être qu’on est et met en jeu dans le plaire et le fantasme onirique :


« L’Alice immergée / Au miroir d’une Eve / Rêve, fille trouvée / D’habiter son rêve »


Les vers vont ainsi leur train de ritournelle, jouisseurs et vivants, enivrés et charmant. Car l’amour est libre de tout, surtout des convenances.

« Paria au Paradis
mais libre de non-dits »

Et parfois, l’humour taquin mâtine certains vers qualifiant « Adam / le premier / d’entre les effeuillés » ou s’amusant que de leurs originels ébats « Nul ne les aperçut / car nul n’eut convenu / de les avoir vus nus ».

Je vous recommande donc, amoureux et amoureuse, de vous aventurer dans ce cadre lutin autant que féérique, d’entendre la ballade du trouvère, où verbe s’invente charnel, vie et plénitude car dit le poète, « Au lit des sagesses, j’ai lu tes largesses ».


©Florence Noël

Geneviève Brisac, À l’amie des sombres temps,  Lettres à Virginia Woolf, NIL éditions, Août 2022, ( 118 pages- 16,90€)

Une chronique de Nadine Doyen

Geneviève Brisac, À l’amie des sombres temps,  Lettres à Virginia Woolf, NIL éditions, Août 2022,   ( 118 pages- 16,90€)


Certains écrivains sont conviés à passer une nuit dans un musée de leur choix, d’autres sont invités  à écrire la lettre qu’ils n’ont jamais écrite ! C’est le cas pour la collection « Les Affranchis », chez NIL.

Adresser des lettres à une écrivaine disparue, Virginia Woolf, c’est être certaine de ne pas recevoir de réponse. C’est donc le défi que s’est lancée Geneviève Brisac en 18 missives. Que souhaite-t-elle lui confier ? Double but.

Tout d’abord, elle veut lui témoigner sa gratitude pour l’avoir « si souvent » sauvée, contrairement à Hervé Guibert ( qu’elle parodie), qui n’a pas eu la chance d’être sauvé par son ami Bill. Assertion étonnante quand on sait que V. Woolf, « personne trop souvent dite folle », s’est suicidée. Secondo, elle la considère comme « une visionnaire » et espère grâce à elle, comprendre le chaos du monde actuel. Elle évoque son passé, sa volumineuse correspondance, ses livres .

Dans la première lettre, l’écrivaine plante le décor de son écritoire, sorte de rituel d’écriture : une photo de Virginia Woolf, quelques jonquilles, un pot à crayons et un carnet bleu. Dans la Lettre deux, l’auteure relate une anecdote et montre comment un film  peut être prescripteur si un zoom a été effectué sur un livre. The Hours met en exergue Mrs Dalloway, que l’admiratrice considère comme un «  feel good book » et dont elle analyse les qualités.

Ensuite, elle s’interroge sur la formule d’entête à utiliser pour commencer sa lettre,  renonçant à utiliser « jinny » comme sa famille. Elle lui fait part de ses rencontres à venir et lui donne ensuite un compte rendu détaillé des journées en son honneur. Celle de Guéret, intitulée « Sur les grands chemins avec Virginia Woolf », est même accompagnée d’une photo, assez étrange. Présence d’un aréopage de chercheurs, d’écrivains, de professeurs…, bravant la pandémie dont Agnès Desarthe, coautrice de V.W.  « Le monceau d’insanités, de propos à vomir » entendu n’a pas entamé son amour et son admiration à son encontre.

L’aficionado fait références à plusieurs ouvrages de la Britannique dont « On being ill » (1), dans lequel cette dernière considère qu’ « être malade, c’est comme être amoureux ». Geneviève Brisac lui confie qu’avoir fait l’expérience de la maladie l’a rapproché d’elle. Les heures sombres auxquelles elle fait allusion, ce sont celles de la pandémie mondiale qui a décimé des millions d’êtres humains. Et de se remémorer « le frisson glacé » qui l’a parcourue à cette annonce qui se traduira par des mois de huis clos, de claustration, de confinement. Avec cinémas, théâtres, cafés fermés, faillites.

La démarche de l’écrivaine à relater à la disparue ce qui s’est passé depuis mars, rappelle celle de Vassilis Alexakis, qui écrivait à sa mère pour lui commenter ce qui avait changé. Rares sont les lettres datées, mais elle informe sa destinataire que la guerre est revenue en Europe,  en Ukraine, qui justifie son emploi des «  heures sombres », de « dark times », expression formulée par Hannah Arendt. Elle cite également Svetlana Aleksievitch, lauréate du Prix Nobel de la littérature 2015 : « la guerre qui jamais n’eut un visage de femme ».

Pour remercier son interlocutrice, ce sont des fleurs qu’elle désire offrir : « envoyer des fleurs est une marque de gratitude ». Chaque fois qu’elle passe le seuil de la boutique du fleuriste, le flot des couleurs l’assaillit, les odeurs l’étourdissent et elle se répète une phrase de Mrs Dalloway. Elle sait gré à Virginia de ne plus avoir honte de « parler des escapades du côté des fleurs ». Christian Bobin, lui aussi, fait remarquer que « l’on a toujours l’air idiot quand on parle de fleurs ». Pourtant « c’est oublier leur armée libératrice ». (2)

L’admiratrice ne manque pas de lui écrire le 25 janvier, jour de son anniversaire. Elle la couvre d’éloges, elle, devenue l’étendard du combat héroïque des féministes. En fustigeant Nabokov, ce « masculiniste », elle dénonce la violence sexiste. N’est-ce pas à elle que l’on doit la formule : « une chambre à soi » ?

Tout en lui témoignant de son affection, de son amitié, l’écrivaine se permet de lui adresser quelques reproches. Elle la rassure quant à sa notoriété posthume, elle est toujours lue, elle est au centre des rencontres de  Chaminadour.  Elle énumère les grandes figures littéraires qui se réfèrent à elle, à ses livres cultes ( Orlando), dont Nathalie Sarraute, Annie Ernaux, Alice Monro…

Et cerise sur le gâteau, elle est le rayon de soleil des  participant(e)s aux conférences, aux rencontres en librairie (comme celle de Dax). C’est une standing ovation à retardement qu’elle est désireuse de lui offrir. Son élan va jusqu’à  « serrer dans les bras », les yeux embués de larmes, celle qui a su « exalter la beauté de la vie, la force de la vie ».

Geneviève Brisac, indéniablement habitée par Virginia Woolf, partage sa passion et sa fascination pour cette communauté lumineuse de Bloomsbury, remplie de génies.

Dans La marche du cavalier, elle faisait déjà référence à la romancière anglo-saxonne. L’autrice confesse consigner des passages, les apprendre par coeur. Elle lui avoue avoir pleuré en lisant son journal et regrette sa décision d’avoir renoncé aux enfants.

En annexe de cet opus, elle insère l’entretien imaginaire publié dans le Monde en 1982, dont elle a retrouvé des lambeaux, et se souvient d’une réponse particulièrement marquante sur la définition de la vie, «  ce grain de raisin irisé »: « c’est une bordure de trottoir au-dessus du gouffre » et sur les humains : «  des vaisseaux scellés, remplis de trésors, mais impénétrables ».

Par cet opus épistolaire, Geneviève Brisac décline une ode au pouvoir de la lecture et s’acquitte avec talent et conviction de sa dette envers celle qu’elle admire, dont les ouvrages ont eu un effet thérapeutique sur elle, « mieux qu’un médecin, qu’une drogue ». Ce qui rappelle l’ouvrage de Régine Detambel : « Les livres prennent soin de nous ». En même temps le lecteur curieux trouvera une invitation à se plonger dans les écrits cités. 

©Nadine Doyen


(1) : On being ill , traduit par Elise Argaud

(2)  Le muguet rouge de Christian Bobin