Numéro Spécial Poésie/première


Ce Hors-Série 2025 de Poésie/première fête le trentième anniversaire de la revue et les vingt ans de l’association qui en est l’éditrice. En sus des trois numéros annuels, ce numéro exceptionnel nous permet de faire un bout de chemin avec les douze rédacteurs actuels de la revue qui ont déployé leur inspiration sur un terrain thématique commun : celui de l’absence, de la vulnérabilité. Ce qui n’est guère possible habituellement, puisque les quatre poètes appartiennent au Comité de lecture de la Revue et que, par modestie et déontologie, ils n’y publient pas leurs propres textes. En outre, Alain DUAULT —poète musicologue que beaucoup connaissent et qui porte une attention à la revue en participant aussi à certaines rencontres organisées par celle-ci (par exemple lors du « Mercredi du Poète » consacré à l’œuvre poétique de Monique LABIDOIRE, avec des lectures de Colette KLEIN)— offre ici un texte avec un récit poignant en lien avec les thèmes proposés. Des plasticiens (« lecteurs non moins fidèles à notre revue », précise Gérard Mottet) participent également à ce numéro Hors-Série 2025 : Laurent NOËL, Colette KLEIN, René CHABRIÈRE et Marc BERGÈRE.

Le numéro fait place aux textes des douze rédacteurs suivant un ordre logique de cohérence au vu de la thématique retenue. Ainsi la visite au musée d’Orsay de Michèle DUCLOS répond aux voyages en train de Marilyne BERTONCINI ouvrant le florilège, tandis que la marche de Claire GARNIER-TARDIEU trace d’autres passages, oniriques, sur lesquels « On croit marcher impunément / Mais les chemins sont faits de nos pas ». Francis GONNET donne la voix à la tisseuse mémoire, afin que celle-ci « donne sa voix au silence ». Le silence, note de musique qui, sans cesse, « réinvente nos battements de cœur ». « Pour que vive l’absence », écrit le poète, « je noue au présent, les mailles de notre histoire, j’attache nos paroles aux lumières d’un poème ». Telles des vrilles s’enroulant autour du cep poétique… Et sa  pluie  écrivaine, qui « raie le silence », en ce poème où « les encres se diluent au pas de l’eau » a une tonalité qui fait écho aux vers de Marie-Line JACQUET, dans lesquels la poète rêve que « Si les yeux coulent / Dans la fatigue / Ils s’ouvriront au fond /sur bien d’autres royaumes. »

La forme chantée par Jacqueline PERSINI « Entre ce qui se défait / du côté des ombres / et ce qui s’échappe / par la fenêtre » : pour conjurer la perte « Je crée la forme de / ta bouche, de tes mains / comme un soleil… » se retrouve dans les poèmes poignants de Martine MORILLON-CARREAU qui soulèvent le cœur de nos « vulnérabilités« . Nous comprenons que la poète accompagne un proche dans sa maladie renvoyée visuellement par la « cicatrice » sur le tronc d’un bouleau d’une « noire H ». 

sûrement pas de hache ici ni surtout
grande contre l’écorce
du vieux bouleau
de quoi donc alors sinon délicat le
poignard peut-être
le quel sombre silence aux aguets  

Non pas signe cabalistique d’une hache, mais « obscur tarot plutôt », accroissement d’un signe noir, funeste, sur l’arbre de la vie. L’écriture, syncopée, s’énonce dans la fragmentation de la douleur, déroulant le poème visuel du corps se morcelant « sur le fil fragile du temps ». La poète, traversée par la douleur, exprime « l’angoisse amère » présente, dès « l’absence annoncée », face à la joie incommensurable, « irréparable » vécu avec son amour ; parle de l’effacement de soi (« partir quitter la scène ») à l’heure du Grand âge, invoquant « (nos)  brèves / mémoires / espérées ». 

Le poème de Gérard MOTTET, extrait de Par les chemins de vie (éditions Unicité ; 2017) et dédié à la poète Colette GIBELIN nous parle de l’absence et de la vulnérabilité à travers « le vacillement de la lumière ». Colette GIBELIN, « voix féminine majeure de la poésie contemporaine » (Luc VIDAL), évoque en effet souvent le flamboiement de l’ombre au cœur de la lumière, parmi la ferveur de vivre. Sa poésie s’avance sur le fil d’un équilibre existentiel précaire, condensant notre fragilité et notre ferveur de vivre, maintenant le cap au-dessus du vide dans un lyrisme contenu, telle, ainsi que l’écrit Gérard MOTTET, dans une contribution musicale, par son rythme et ses références : « Le long d’une musique imaginée / sur les portées déjantées de la vie », qui ramène au premier poème du recueil, celui de Marilyne Bertoncini qui se déplie en paysage/déphasage où les « Murmurations du souvenir » s’abouchent au Fleuve de l’Écrire « sous un même ciel, (en) différents temps ». Ce leitmotiv, traduit aussi en anglais, rythme un Poème de vie à l’instar de Cendrars dont l’encre trempait aussi dans la vie. Lille-le Nord est cette  » île de mémoire  » morcelée, refaite par les mots des minutes de sable où la poétesse nous trans-porte : rue Eugène Jacquet ,

je pense aux jars du camp gitan
avant même le temps de l’enfance 
vert et vierge territoire 
la rue qui depuis Fives menait en ville 
en traversant 
le Jardin des Dondaines
rue Greuze, 

rue Greuze 
tu creuses dans mes souvenirs 
un abîme de ciel gris

… car le ciel de l’Écrire creuse, en profondeur, comme l’émotion d’un lieu plutôt que le lieu lui-même ; comme « les grands travaux allaient commencer / le creusement de nouvelles tranchées « – Lille -Europe où  » d’autres trains un même ciel » nous emportent, afin que la fumée promise du souvenir s’alchimise sur des lignes poétiques révélatrices. Nous retrouvons ici le Livre de la mémoire écrit par Marilyne BERTONCINI, d’ouvrages en ouvrages, où se feuillette le topos vivant d’une voix humaniste si singulière, qu’elle résonne et vibre au-delà des complaisances aléatoires. Le leitmotiv qui ponctue le poème tel un refrain a été inspiré à la poète par l’écoute de Different Trains de Steve REICH (Grammy Award de la meilleure composition de musique classique contemporaine), musique mixte combinant documentaire, musique et vidéo, composée à New York en 1998, nouvelle œuvre commandée pour le Kronos Quartet. L’inspiration de cette pièce rejoint celle de Marilyne BERTONCINI en revenant à l’univers de l’enfance. Œuvre autobiographique et documentaire, Different Trains navigue entre les souvenirs de son auteur et les témoignages de survivants de la Shoah.

 » Murmurations du souvenir« … un titre que renierait pas Pascal QUIGNARD, et qui nous ramènent à la thématique  de l’absence thématique de ce numéro. Des rémanences ou réminiscences -évidentes ou souterrainement balbutiées, à l’œuvre dans les strates de notre mémoire portée par la langue verbale (puisque le souvenir, et même le plus silencieux, s’écrit bien sur une partition dont les notes sont toujours en possible résurgence) se lisent ici en filigrane des vers. 

S’il n’est pas possible de citer tous les textes, tous apportent un regard singulier, tissant un fort réseau de correspondance, parmi lesquelles je vous invite à découvrir également les voix de Pascal MORA, Edouard PONS, François TEYSSANDIER et Dominique ZINENBERG, dans ce numéro offert aux abonnés et disponible sur le site de la revue.

Une comédie humaine en mots et en images

Une comédie humaine en mots et en images



    Quel merveilleux tremplin pour faire découvrir la poésie contemporaine que de la faire cohabiter avec d’autres arts plus exposés tels que la photographie par exemple. Bien sûr, les risques sont grands de voir l’une ou l’autre de ces deux formes d’expression prendre le pas sur la voisine. Il y a aussi le risque de redondance aboutissant à la banalisation du projet. Ici, rien de tout cela avec L’aventure carto menée par le photographe breton Yvon Kervinio. Parmi les milliers de photos en noir et blanc qu’il a prises, Kervinio en a choisi 500. Il a proposé ensuite à 5 poètes d’en retenir 30 afin de les accompagner d’un texte poétique, le tout devant déboucher sur des livres de 64 pages au format carré (22×22). Le photographe rappelle dans son avertissement que « le lieu, la date et les circonstances » sont les bases de ses photos, « pour en garder la mémoire » (mais les auteurs ne les connaissaient pas au moment de l’écriture). C’est au cœur de la Bretagne profonde des années 70 à 90 que ces clichés ont été pris. Nous allons parler ici de deux de ces cinq livres proposés.

45870_1.jpg    Tout d’abord, dans celui de Jean-Claude Touzeil intitulé Vox populi, la parole est donnée au peuple le plus modeste dans ses activités ordinaires ou festives. Les poèmes en vis-à-vis témoignent d’une grande empathie avec juste ce qu’il faut de tendresse et de fantaisie. Toutes ces personnes soudain mises en pleine lumière rayonnent dans la complicité que le poète a su témoigner en laissant libre cours à son imagination.

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    Le deuxième livre s’intitule Visages de villages et c’est le poète Michel Baglin qui en est l’auteur. Ici, ce sont des proses poétiques qui prolongent les photos en débordant du cadre pour fertiliser l’imaginaire. En allant au-delà de la réalité la plus brute, Michel Baglin relativise les menus évènements locaux ou régionaux en rappelant à chacun la domination du temps qui passe. Instants volés, instantanés, instants instables : il y a un peu de tout cela dans ces visages.

Il est impossible d’extraire des passages de ces écrits qui forment un tout en regard de chaque cliché. Le point commun à ces deux livres ne se borne pas aux cinq photos communes choisies par ces deux poètes, sans qu’ils se soient concertés, mais dans cette belle comédie humaine à ciel ouvert qu’il nous est permis de découvrir. On assiste sans qu’il y ait voyeurisme à des scènes qui pourraient être un riche matériau d’étude pour des sociologues ou pour des ethnologues.


 

©Georges Cathalo – octobre 2018

 

Christian Malaplate – « Feuilles de route sur la chevelure des vagues. » Editions les Poètes français. » – 2016 – format 15×21- 83 pages.

Chronique de Michel Bénard

Christian Malaplate

Christian Malaplate

Christian Malaplate – « Feuilles de route sur la chevelure des vagues. » Éditions les Poètes français. – 2016 – format 15×21- 83 pages.


Indéniablement il s’avère nécessaire d’aborder l’ouvrage de Christian Malaplate « Feuilles de route sur la chevelure des vagues » comme un long carnet de voyage où déferlent les images et émotions noyées de brume et d’écume.

C’est un livre de bord consignant les phases de vie et d’expérience.

Christian Malaplate joue sur la force et l’agencement des mots dont la trame révèle une richesse extrême.

Le verbe est ciselé comme un bijou d’Ispahan. L’écriture impose sa couleur, le langage est presque d’un autre temps. Nous voguons entre poésie, légendes et narration. Ce besoin de conter, cette volonté narrative en arrivent parfois à faire que la poésie se retrouve au second plan.

Environné des poèmes et textes de Christian Malaplate, je me sens dans la bibliothèque d’un érudit, d’un philosophe ou d’un moine copiste environné de parchemin enluminés.

L’allégorie même de l’esprit d’un lettré de haute connaissance.

« …/…parmi les enluminures et les sombres cloîtres. »

« Où s’agglutinent les tableaux familiers dans une bibliothèque pleine d’anticipation. »

Notre poète joue avec l’étrange, le mystère, les ambiances insolites en rendant hommage à la mémoire.

« Il y a des fleurs maladives qui chantent des poèmes d’amour mystiques. »

Le voyage se poursuit dans un univers fantastique, irréel ou l’on ne discerne plus la part du réel et celle de l’imaginaire. Nous côtoyons un mysticisme latent, la formule alchimique n’est jamais très loin.

« Parmi les teinturiers de la lune et leur étrange alchimie. »

Christian Malaplate sait souligner les aspects fragiles de la vie, les humbles instants de bonheur et de plaisir, le souffle léger de la femme aimée sur l’épaule dénudée, le jus parfumé des fruits de l’amour.

L’amour recèle ici des effets de magiques métamorphoses.

« L’amour, dans nos moments intimes, modelait nos corps. »

Une poésie nourrit de réflexion qui nous transporte haut et loin. Sorte de panthéisme latent, la proximité avec la nature est évidente, je dirais même incontournable, car que serait l’homme sans elle, sans cette fabuleuse fusion universelle ?

Rien ! Il n’existerait même pas.

Cependant son orgueil et sa suffisance aveugles font qu’il a tendance à oublier l’enjeu, sciant dans son acte irresponsable la branche sur laquelle il est assis, tout en piétinant le jardin qui le nourrit.

Il est fréquent chez Christian Malaplate d’écrire sur les traces du rêve, de nourrir son encre de symboles universels, des sèves de la nature, il tente de fixer l’éphémère en quelques vers.

Il demeure attentif aux chuchotements de la nuit, aux chants des étoiles et aux murmures des arbres séculiers. Il s’exile tel un poète ermite dans ses grands espaces de paix et de solitude intérieure:

« Je pars en suivant les empreintes de la terre et le baiser du vent…/… »

« Pour retrouver la confiance du monde extérieur. »

La nuit occupe une place prépondérante dans la poésie de Christian Malaplate, elle est révélation, se fait vectrice d’images indéfinies, le noir devient lumière, éclat d’écume et sel légendaire. Par la poésie ce dernier retour à la substance mère, il y poursuit sa voie initiatique, une quête conviant à l’harmonie.

Bien au-delà des religions, des dogmes infantiles, des semons aliénants, il caresse la philosophie, la sagesse indienne afin de se préserver au mieux des apparences et du paraître.

Christian Malaplate côtoie les interrogations métaphysiques, interroge l’universel et les lois cosmiques.

Sans oublier la question suprême et incontournable de la création, du mystère de l’humanité.

Est-ce « Dieu » qui créa l’homme ou plutôt l’homme qui s’inventa des « dieux » ou un « Dieu » ? Par nécessité de référence à des forces supérieures.

L’interrogation demeure en suspens ! Qui en possède la clé ? Les poètes peut-être par instinct ou intuition.

Avec humilité Christian Malaplate ouvre une voie, qu’importe la finalité, il chemine. Le carnet de route à la main avec l’extrême conscience de notre fragilité humaine. L’interrogation oscille entre le Taj Mahal une des merveilles universelles et l’ombre d’une grande âme indienne Rabindranath Tagore rôde, la symbolique ésotérique du Khajurâho interroge, ainsi que le mystère sacré de Bénarès qui nous ouvre les portes du nirvana.

Retour aux sources de la sagesse, du bon sens des philosophies indiennes. Force est de constater que pour l’heure depuis Ghandi, Tagore, Aurobindo, Krisnamurti, notre siècle est en perte de valeurs, d’idéaux et de repères identitaires dont nous aurions de plus en plus besoin.

Devenu porteur de mémoire Christian Malaplate cherche le vrai « dieu » d’amour, l’espoir demeure il porte en lui un futur à construire, mais pourra-t-il réellement l’ériger ?

En ce temps d’éveil et d’interrogation, une réponse possible se trouve-t-elle peut-être dans le symbole eucharistique.

En mémoire de son grand père ayant perdu toute certitude en l’homme après un passage en enfer de quatre ans 1914-1918 sur le tristement célèbre « Chemin des Dames » que je connais très bien et où l’herbe un siècle plus tard n’a pas toujours repoussé partout.

« J’ai surtout perdu mes certitudes en l’homme et je cherche toujours un dieu d’amour. »

Mais confiant en l’acte de poésie notre porteur de mémoire, Christian Malaplate poursuit ses rêves et chimères.

L’œuvre continue, le meilleur restant à venir et nous l’attendons !

©Michel Bénard