Philippe Bouret, L’art en bar, préface de Jacques Cauda, Tarmac Éditions, décembre 2024, 52 pages, 15€

Philippe Bouret, L’art en bar, préface de Jacques Cauda, Tarmac Édition, décembre 2024, 52 pages, 15€


Le titre est un jeu de mots sur l’expression « l’or en barre » qui désigne une sacré fortune, une belle promesse de gagner beaucoup d’argent. Faut-il y voir une dénonciation du pouvoir toujours grandissant de l’argent, du capital sur la production artistique? L’art n’est-il pas toujours étroitement lié au pouvoir de par le fait qu’il dépend pour être vu, valorisé, d’institutions comme le musée ou les diverses fondations largement subsidiées ou sponsorisées?

Le trésor de Philippe Bouret est ailleurs, car l’artiste sent qu’il a trouvé quelque chose de beau, de noble, de simple. Il s’interroge sur ce qu’il regarde et s’émerveille d’autant plus qu’il nous révèle subtilement par bribes ce qui nous rapproche les uns des autres .

Tous les portraits repris dans ce livre ont été croqués sur le vif, de la manière la plus spontanée et sans doute à l’insu des personnes. Ils font références aux nombreuses études qui s’imposent aux artistes avant de procéder à la réalisation d’une « grande » oeuvre, peinture ou sculpture. Philippe Bouret étudie et de manière pointilleuse le regard. Qui regarde qui ? Que regarde-t-on? Il interroge tout en respectant l’anonymat des personnes.

Hommes, femmes, adolescents, enfants vus de dos ou de profil. Leur particularité commune première est de se trouver à un moment précis de la journée (que le dessinateur note soigneusement) attablé au bar du musée. 

On devine que ce qui rassemble ces anonymes et notre dessinateur, ce sont les oeuvres d’art du musée et celles plus naturelles que la poésie éclaire au quotidien et que note soigneusement Philippe Bouret. Notre dessinateur est un assidu au vu des notations qui accompagnent les dessins. (encre de chine et terre de sienne)  

Un des portraits précise « elle se blottit face à la vague ». (la Grande Vague de Kanagawa de Hokusai?La vague de Gustave Courbet? Les marines sont des thèmes courant dans l’histoire de l’art.)  L’art du poète-artiste est dans son regard, sa découverte toute simple et quotidienne comme coulant de source. Instants choisis, parcelles de vies.

D’autres références rappellent une oeuvre peinte ou écrite: P12 et P33 on retrouve le même portrait « Elle pense: « je m’ancre dans la lettre du poète comme un galion sans gouvernail il est 18H34 ».  P7, il y a « le jeune homme à la cigarette au bar du musée à 7H31 ». Page 13, « il a dit au barman: « c‘est l’ombre qui éclaire ma vie » il est 8H03. 

Tous ces portraits révèlent autant d’instants furtifs apparemment sans importance et sans liens directs. Tous comme s’ils n’étaient qu’un seul portrait cachant avec pudeur les multiples facettes de l’être humain. Tous ces autres comme le reflet d’un seul, une multiplicité et une individualité que tente de saisir l’artiste. L’observateur se sait aussi observé car il ne diffère en rien de ceux dont il dresse le portrait. 

Enfin, le support choisi par l’artiste fait référence aux nombreux projets artistiques, littéraires qui sont nés lors d’une réunion ou d’une rencontre dans un café, dans un bar. On fixe ou note l’idée, le projet, la phrase rapidement dans un geste plein d’espoir et de ferveur avec ce que l’on trouve ou ce que l’on a dans la poche ou à portée de la main sur un coin de nappe (parfois tachée), sur un bout de papier sur lequel on a déjà écrit quelque chose, sur un ticket, une serviette de table. Ces croquis, ces tentatives préservent toujours l’effervescence du moment. C’est aussi ce qui demeure dans les dessins repris pour cette publication.

Après l’on se demandera si ces projets prometteurs trouveront d’autres supports ou au contraire continueront de hanter à la manière d’un rêve, d’un souvenir le temps. Quoi qu’il en soit, ils sont rassemblés ici comme autant de strophes qui composent un ensemble harmonieux, mystérieux, magique et interrogateur que l’on peut nommer poème. 

Éric Chassefière, Garder vivante la flamme du poème, préface d’Annie Briet, Collection Cahier nomade, Sémaph(o)re éditions, octobre 2024, 14€, 134 pages.

Éric Chassefière, Garder vivante la flamme du poème, préface d’Annie Briet, Collection Cahier nomade, Sémaph(o)re éditions, octobre 2024, 14€, 134 pages.


On ouvre un livre, on ouvre une fenêtre. On lit une strophe, on pénètre en un jardin dont on ne sait jamais très bien s’il est le fruit d’un rêve, le reflet de soi-même, du monde à appréhender. On butte sur une pierre, on savoure un mot, on apprécie le silence qui émerge de cet instant zéro où rien n’est pas encore cette fleur, sa saveur que l’écriture essayera d’apprivoiser pour la page. 

On parcourt le livre, on prolonge l’incursion, on va en un sens comme le vent, on en revient par le souffle, porté au-delà par une inspiration qui ne semble plus être la sienne mais celle de cet autre inconnu. Insoluble. Au bout de chaque expérience, on se sent sensibilisé aux choix du vivre, de vivre ensemble, de vivre seul. Au bord de toutes les frontières, se découvrir dans la limite. Soi. Soi seul. Soi illusionné. Soi impertinent, incrédule. Soi impermanent.

On lit, on écrit, on se recherche, on s’installe dans le désir d’établir des liens, des connections sensibles entre le monde des choses observables, le monde lumineux, éclatant, extérieur, extensible et le monde intime, ombrageux, énigmatique, songeur. On lit le monde, on en lit plusieurs, on décrypte des présages. On lit. On lie. On livre une interprétation probable. Tous les jours, on rassemble les morceaux de soi comme les pièces d’un puzzle. Sait-on qu’il est de notre intérêt qu’il reste incomplet? Même si un jour, on vient à bout d’un carnet d’écriture, on atteint la dernière page d’un livre?

On ouvre un livre pour intensifier ce rapport mystérieux entre sonorités, musicalités de la parole, de la langue et le mot enrobé de tout ce qui ne se dit pas et qui se révèle sans doute grâce aux silences que l’écriture impose soyeusement à la page. L’inversion se produit l’encre sombre montre et démontre la nature de la lumière. On s’inscrit plein de doute, on pose la question pour laquelle il n’y a pas de réponse satisfaisante. 

L’architecture du livre me fait penser à celle d’une maison traditionnelle japonaise. Un espace intérieur proportionné, sobre et modifiable, où la répétition de certains éléments donne à l’ensemble de la construction une harmonie. De grandes ouvertures vers le jardin dont la présence est appuyée par des encadrements, de grandes ouvertures font que les limites entre intérieur et extérieur parfois disparaissent, s’évaporent. La maison d’Éric Chassefière a toujours une « fenêtre ouverte ». On y lit un signe de tolérance, une acceptation curieuse. Une ouverture d’esprit.

Les poèmes d’Éric Chassefière jouent sur les dualités: jour/nuit, lumière/ombre, silence/ bruit, corps/esprit, surface/profondeurs, écrit/indicible, intérieur/extérieur. Le poète déplace les frontières, maintient un équilibre dont il mesure en permanence la fragilité. Le ciel est une page. La page une fenêtre ouverte où s’installe l’écriture. Elle est trace, elle est peinture. Formulation de ce qui existe entre les lignes. 

Au fil des pages, on s’aperçoit que l’écriture du poème n’est jamais terminée, qu’elle s’élabore peu à peu, qu’elle tente de faire corps, de se matérialiser. Faire, écrire un poème, exige du poète d’être. Être au monde, Être à l’écoute, Être en mesure de lui répondre. Par l’amour peut-être.  

« Ouvrir la fenêtre c’était ouvrir la page
en déployer au secret des mots ce profond ciel d’or
tu devais ciel sur ciel faire pas du poème
ouvrir seuil après seuil la voie vers le Tout
maintenant le geste est accompli
c’est ta vie que tu tiens entre tes mains
le chemin de ta vie que tu réchauffes de ta paume
main posée sur le cahier aux muettes collines »

Gérard Leyzieux, Tout en tremble, Tarmac Éditions, 129 pages, 18€, octobre 2024.


Face à une oeuvre d’art, qu’elle soit une peinture, une sculpture, un texte littéraire ou un texte poétique, le lecteur que je suis, décrypte, s’efforce d’évaluer, de comprendre. Cette démarche se calque sur celles qui me confrontent de manière plus générale à l’énigme de la vie.  Des grands mots pour évoquer un désarroi qui se meut parfois en colère face à ce que font certains de mes collègues humains de cette même vie, de ses mystères balayés à grands coups d’études de marché, d’études d’impacts faussées. Je tremble devant cette froideur prédatrice qui transforme les normes, engloutit les sens, tue les résistances. 

Par chance, certains artistes, certains auteurs préservent ce droit en créant, en écrivant des oeuvres où les questionnements fusent, où les réponses restent éternellement à amadouer, où l’harmonie se construit sensiblement, où les normes se défont au profit d’une secrète liberté. Ce livre, je crois, évoque un travail sur soi, un travail d’appréhension de l’espace, de découverte du temps, un travail sur le sens, la direction et les choix à faire face au réel pour mieux le traduire, le transmettre.

Sur la couverture une photographie prise depuis la fenêtre passager d’une voiture qui roule à vive allure. Une colonne de taille gigantesque s’écroule. Comme des meules de foin disproportionnées gisent les premiers morceaux de la colonne, les autres vont tomber d’un moment à l’autre car le socle de la colonne s’incline. Cette sculpture monumentale nous rappelle que quelque soit sa grandeur et la grandeur de ses oeuvres, toute civilisation finit par s’effondrer. La nôtre, on le sait, à l’instar de la colonne promet d’avoir un impact destructeur sur la nature provoquant la sixième extinction de masse. « Tout en tremble » nous dit le titre du livre.  

Le projet de ce livre est-il de nous interpeller poétiquement sur cet éboulement ou de manière plus conceptuelle nous invite-t-il à un bouleversement des idées, des manières de penser ou de raisonner et qui s’efforcent de fonder les normes, les lois, les points de repère ?

Dans un premier temps, j’ai eu du mal avec l’idée au début du livre que:

« Tout, tout est là, tout existe
Tout te couve, t’existe
préexiste
postexiste

Tu as le choix
la possibilité de choisir
choisir ta voie
Dans l’infini des potentialités
Se cache ta voix
La voix qui te révèlera
La voix qui t’a révèlé(e) aussi « P11   

« Tu es dépositaire de tout l’univers
Il te suffit d’entrer en toi pour l’explorer » P12

À qui s’adresse l’auteur en tutoyant ? À un jeune enfant qui à peine découvre le monde et qu’il faut encourager afin qu’il progresse et auquel on peut encore faire croire qu’un choix individuel est à ce point important et qu’il t’offre tout ? À lui-même? À moi, son lecteur qu’il aimerait réveiller ?

 « Tu as fait ton choix comme chacun
Tout sous ton regard
Tout à ta portée
Tout – la multiplicité infiniment limitée
Tout- toujours existant
Tout n’est que présent
immédiat
coïncident

Mais personne ne le rencontre
Chacun entre dans la section du kaléidoscope qui l’attire
Couleurs, formes, bruissements- appâts » P16

Tout, jusqu’à ce qu’on découvre l’autre: 


« Chacun sa chacune
une voie pour chacun » 

Tout prend alors la signification insolite d’être le rien d’une page blanche, le vide d’un espace qu’un créateur remplira d’une oeuvre, le silence qui attend qu’on lui offre un rythme pour le mettre en musique.

« Te, se, nous et vous
Enchaîné(e)s et retenu(e)s
Ne reste que je(u) » p27

EN TOUT ÉTAT P29

On peut considérer les textes comme faisant partie d’une oeuvre en construction, un tout. Le poème ne se suffit plus à lui-même, il est un maillon, une bribe, un électron libre. L’oeuvre n’est point figurative, l’utilisation d’images n’existe presque pas alors que l’auteur se joue régulièrement de la sonorité des mots, des lettres. Mais les jeux entre les sons, la position de lettres, la succession de syllabes ne suffisent plus non plus au poème, comme un peintre interroge la couleur, un sculpteur la matière, le poète cherche son positionnement, cherche à faire corps avec ce qu’il écrit. 

« La marche est pesante par insuffisance de visibilité
Ton existence est lourde dans ce concert muet
Toi mais les autres également par ici et par ailleurs »

« Sans discernement ni crainte le dérèglement t’infinit » p37

« Parfois le silence bruit derrière toi
Des sons issus d’un indéfinissable lieu » P39

« T’y inscrire dans l’innocence de ton existence
de ton existence qui ne pourra surmonter l’étalement de tes années
Ton existence qui ne pourra maîtriser son propre mystère »P41 

Le matériau du poème est l’existence même de son auteur et c’est le poème par les efforts qu’il implique qui fait découvrir à l’auteur son existence au-delà des mots et ce qu’ils représentent. Comment en rendre compte? Comment impliquer cette recherche, ce positionnement, cette prise de mesures et de décisions dans le texte poétique? 

« Rêves te libèrent souvent de tes entraves
Abolissant les barrières des convenus apprentissages
Mais au réveil chacun regagne sa ligne de conduite » P48

« Ouvrir et retenir ce qui t’interpelle, ce qui t’appelle
voyager à l’étrange(r) en tout état de ton esprit
Souscrire à toute forme de canaux de communication
Accepter les caresses d’indéfinissables énergies
En surmontant les trous noirs de ton savoir
Magie dans l’absence et l’incertitude
Séismes corporels à répétitions » P52

« Tu héberges aveuglément l’histoire entière en toi »

« Percevoir la frayeur sous le bonheur »p54

« Communiquer sans liaison, parler sans parole »

« Ta vie est continuellement emplie de ces intimes confidences » P55

Le poème de la page P80 marque pour moi, le point de basculement du livre.


« La construction s’érige sur l’égard et le respect
s’élevant dans la concorde et la complicité »

À partir de cet instant, l’écriture s’illumine se clarifie se limite. 

« L’invention éveille les sensibilités » P83

« Contours discrets, finesse du grain, énigme de la posture
Menant à cet émacié marcheur à la silhouette chinoise
Prolonger la progression et éradiquer le trop de tout, lettres, mots, textes, corpus
Enlever, gratter, retrouver la trace singulière
(…)
Retour programmé du glyphe
Du plus raffiné au plus rudimentaire » P89

« Tu dépoussières ce qui manque de pureté » P97

« Choix du point de vue
Abstraction de la perspective
Rejet des traditionnelles limites
Et entrée dans la boucle multidimensionnelles des échos ». P126

Les éditions tarmac proposent des textes et des auteurs (poètes) résolument contemporains, qui s’interrogent sur le devenir de la poésie comme je n’ai pas envie de la voir se contenter de s’interroger sur sa plastique, son apparence mais sur ce qu’elle implique concrètement: le tremblement de tout notre être, une petite révolution qui en implique d’autres, ce livre m’a convaincu. 

Chloé Charpentier, Nous les derniers vivants, Tarmac éditions, 101 pages, septembre 2024, 20€.

Chloé Charpentier, Nous les derniers vivants, Tarmac éditions, 101 pages, septembre 2024, 20€.


Au travers de la voix de Chloé Charpentier, s’expriment d’autres voix. Le tableau est sombre. Car ce qui semble être l’une des caractéristiques communes des voix qui s’expriment est une sorte d’enlisement, d’empêchement ou de résignation. 

Le poète dont le manuscrit vient d’être refusé par un éditeur prétexte qu’il n’a pas été compris, son argumentaire témoigne d’un certain nombrilisme qui refuse la mise en question juste et honnête de son travail. 

« Quand j’écris, je mets plus que moi-même, je mets l’art et ma personne ensemble sur du papier. (…)

Je cherche dans la poésie le possible de l’impossible, la réflexion de la spontanéité, et je traite dans mon écriture tous les mouvements artistiques, en maîtrisant sans pondération le tumulte du coeur humain. 

Personne ne me comprend. Vous savez, les poètes maudits, ce n’est pas une vieille histoire. »

Le bleu de Klein remplace le bleu du ciel et efface par la même occasion toutes les autres valeurs du bleu. Les phrases à force, finissent par ne témoigner que d’un rapport pauvre au monde. La poésie devient une formulation parmi les autres, de plus en plus narcissique et superficielle. 

La machine est comme grippée par un refus aveugle de la remise en question du mode de fonctionnement de notre société. Ce refus est aussi le nôtre, personnel, intime mais l’on sent bien qu’il résulte d’un ensemble de facteurs qu’il convient aussi d’interroger.

De l’école à l’entreprise, de la crèche à la maison de retraite, de la ferme à l’usine agroalimentaire, la mise en concurrence des êtres humains entre eux devrait nous interpeller. C’est ce qu’illustre aussi ce livre.: une mère défend le fils qui passe à la télévision au dépend de celui qui n’accumule pas les points qui attestent de la « réussite ». Une autre mère n’est pas en mesure de comprendre la force créative soupçonnée dans la fille qui n’obtient pas la moyenne à l’école. Jessica subit les effets dévastateurs de porter une étiquette, un symptôme au lieu de recevoir la reconnaissance nécessaire à son développement harmonieux.


« La gosse c’est une mongole elle est pas normale »

« La mère s’inquiète pour sa fille elle
veut de la réussite des résultats un timing impeccable quinze ans tout se joue le lycée les études tout se joue vous comprenez
la lecture ses rêveries passe-temps un tantinet secondaires il faut
qu’elle travaille plus et plus vite
le temps de la lecture est secondaire la vie n’est pas un roman»

« la réussite les résultats scolaires ça c’est important c’est capital SON CAPITAL c’est la course le chronomètre »

Ces voix, ce sont les nôtres ou celles que l’on entend et écoute trop souvent. Lâcheté ou ignorance, impossibilité ou incapacité. La question se pose. Pourquoi? Comment en sommes-nous arrivés là? 

Chloé Charpentier alterne les textes, modifie son style, expérimente de nouvelles manières de dire les choses. Par voies directes, par des chemins qui exigent de nous, ses lecteurs de passer par plusieurs palettes d’émotions. Colère, indignement, pitié, indulgence, refoulement, exaspération, isolement. Pourtant au bout de notre désespoir pour y répondre, l’auteur fait appel aux mots. Ceux du poème. Porteurs d’utopies, de naïveté pour certains. Il s’agit pour Chloé Charpentier de mettre en avant nos mots. Nourris, forts, ouverts, mûrement réfléchis, spontanés. Nos mots et pas ceux qu’on nous inculque à coups de fouets publicitaires, à force de dénigrements, de renoncements. Pour Chloé Charpentier, la poésie peut jouer un rôle fondamental, de transformation, c’est ce qu’elle annonce dans sa préface et qu’elle nous fait découvrir au travers de ce livre pour qu’on puisse y croire et la suivre dans ses cheminements. Elle dénonce certes, mais au bout du compte se prononce pour plus d’acceptation de soi, de l’autre. 

Le temps tousse ses quintes frêles
et fait pousser dans l’herbe
des étoiles fanées
des millions d’années en arrière

Dans la préface l’auteur fait référence à un livre: La révolution d’un seul brin de paille, écrit en 1975 par l’auteur japonais Masanobu Fukuoka. L’agriculture se réinvente selon un modèle qui prend soin de la terre, des plantes, des animaux et des êtres humains qui la cultivent. Cette méthode par sa simplicité, sa sobriété s’adapte à bien des écosystèmes sous différentes latitudes, elle se répand grâce aux adeptes de la permaculture.  La petite révolution touche d’autres domaines, la vie créé des liens, si l’on prête une attention curieuse à ce qu’elle nous offre. Du brin de paille, à la plante, de la plante au sol, du sol aux organismes vivants, du vivant au rêve et à la pensée, du vivant aux mots du poème.

Nous, les derniers vivants,
nous à la langue singulière,
abreuvés de l’instant et coupables de fuite
l’escarpement du terrain nous effraie – pente
insidieuse et montée perfide -.

Où poser nos pas?

Comment débarrasser le sol de toute cette poussière?
Le glissement des corps nourrit notre langage,
le clapotis des morts dans les courants des rivières et des fleuves
engorge notre rhapsodie.

Mais nous, qui demeurons,
qui baissons les yeux vers ceux-là qui chavirent,
nous dont le devoir est dicté par nous-mêmes
s’il en est encore un,
sommes ceux-là qui ne feront rien,
qui sauront seulement donner un corps à ce triste paysage – un corps de plus ! –
que verront peut-être ceux qui glissent toujours et qui nous regardent fuir dans notre immobilité. 

Chloé Charpentier sent qu’à l’instar d’un brin de paille, il ne faut à nos jardins, à nos poèmes, qu’un tout petit élan pour produire une révolution salutaire.

Le choix d’un papier de qualité, d’un format agréable, d’une illustration de couverture parlante, une encre de Chine de Clémence Pierrat, tous ces éléments  ajoutent de l’éclat à ce livre surprenant. 

Muriel Carminati, Sur les traces de Sintra, illustrations de couverture et des pages intérieures Muriel Carminati, Éditions Traversées, 120 pages, 20€, septembre 2024.

Muriel Carminati, Sur les traces de Sintra, illustrations de couverture et des pages intérieures Muriel Carminati, Éditions Traversées, 120 pages, 20€, septembre 2024.


Muriel Carminati entame un voyage qui n’est pas seulement celui de parcourir joyeusement la ville de Sintra classée par L’Unesco au Patrimoine Culturel de L’Humanité au titre de paysage culturel. 

Sintra est située dans la province de l’Estrémadure, au pied et sur le versant nord de la Serra de Sintra, une étroite chaîne verdoyante aux sommets granitiques qui s’allonge entre Lisbonne et la côte de l’Atlantique. La Serra de Sintra forme une barrière montagneuse (point culminant à la Cruz Alta : 529 m) sur laquelle se condensent les pluies venues de l’océan atlantique. Le climat exceptionnel de cette région favorise la présence d’une végétation dense et riche en espèces au cœur d’un parc national classé par l’UNESCO. À juste titre, Byron l’avait surnommé le « Glorieux Eden ». source Wikipédia

Ce livre est comme un jeu de piste, l’auteur marque les chemins de petits cailloux blancs: les poèmes. À chaque étape, on en apprend plus sur le lieu savamment décrit : le palais national, le parc municipal, le château des Maures, le palais de la Pena, le couvent des Capucins, le palais de Regaleira, le Château de Seteais, le palais de Monserrate. 

Au-delà des indices, des traces, l’auteur invite surtout son lecteur à s’éloigner des chemins tout tracés, de se laisser le temps et de s’offrir l’espace pour voir les choses autrement. La poète va par les chemins de traverse, entre par la petite porte et est toujours prête à s’ouvrir à de nouvelles découvertes: moeurs humaines, habitudes animales, floraisons ordinaires ou extraordinaires. Rien ne l’éloigne, tout est toujours à portée du coeur et de l’émotion forte, sincère, juste. 

Thuya d’exception

Frêle myrmidon que je suis
je te salue
ô cèdre rouge d’Occident

tes branches basses piquent vers le sol
et s’y enracinent pour mieux remonter
jusqu’au ciel
en larges et franches coudées

tu t’élances insoucieux
du genre humain
candélabre géant
chargé d’accueillir les étoiles

va
je patienterais bien jusqu’à ce soir
pour pouvoir admirer ce spectacle! — P74

Comme nous le suggère le dernier poème du recueil ou le texte d’entrée écrit par Richard Rognet, il n’est peut-être pas si facile de trouver sa voie, d’écrire depuis le lieu qui nous est cher, nous importe car il renferme en lui, un temps, un souvenir particulier, la conscience d’avoir découvert une beauté indicible que s’efforce d’exprimer le poème.

Au jeu de l’oie, les joueurs lancent le dé et franchissent toutes les cases d’un chemin qui serpente sur le tableau. Parfois on avance, parfois on recule ou on est projeté vers l’avant. Le premier arrivé remporte la partie. Sensé représenter la vie, la destinée, ce jeu ne nous explique pas ce que l’on perd à vouloir arriver avant tous les autres. Les poèmes de Muriel Carminati ne doivent rien au hasard mais révèlent ce qu’il y a de délicieux à ne pas suivre les règles du jeu mais à en imaginer des nouvelles, plus humaines, plus astucieuses et audacieuses. Se perdre au milieu de nulle part, se retrouver en marchant sans peur de s’ apercevoir que la voie sans issue propose aussi une manière de s’inventer et de s’inviter au coeur des choses.

« je m’égare dans les sentiers sans issue
qui s’amusent à disparaître soudain parmi des brassées de fleurs.  » P98

« rebroussant chemin
je surprends deux dragons ruisselants encore ceinturés de nénuphars
émergeant des tréfonds pattes écartées
pour empêcher une fontaine de toute tentation de babillage » P99

« On s’attarde dans les ruines
d’une abbaye en plein corps-à-corps
avec un figuier étrangleur
et l’on médite sur ce qui mit fin à
l’Âge d’or
et nous précipita dans le Temps
ce grand démolisseur.  » P110

Le regard de la poète est plein de tendresse, d’humour, de dérision. Il y a dans cette écriture une sorte de légèreté. Rien ne pèse et il ne nous coûte rien de se laisser emporter sur les traces de Sintra. Les promeneurs solitaires comprendrons facilement qu’il est des lieux qui poussent à la rêverie plus que d’autres. Découvrons-les au fond de nous, creusons, creusons…de nombreuse photographies prises par l’auteur étayent sa démarche poétique.

© Lieven Callant