Isabelle Bielecki, Qu’importe la porte, Le Coudrier, 2025.

Isabelle Bielecki, Qu’importe la porte, Illustrations : Pierre Moreau, Le Coudrier, 20 cm/14 cm, 87 pages, 7 illustrations couleur, 2025.


Le récent recueil d’Isabelle Bielecki, « Qu’importe la porte », se compose de deux parties, « la cage » et « le labyrinthe », comptant chacune vingt-cinq poèmes, avec la contrainte d’un vers d’ouverture commun (« Elle ouvre prudemment la porte… du palier / du jardin / d’un rêve… »). Il est judicieusement illustré par les belles œuvres à la puissance onirique de Pierre Moreau.

Le personnage qui incarne les poèmes, est évoqué à la troisième personne (« elle ») et on ne devine que son grand âge, « ses cheveux blancs », ne sachant rien de sa vie, si ce n’est quelques remémorations de souvenirs d’enfance. Pour un peu cette vie pourrait être tout entière contenue dans l’espace délimité par cette porte, à la fois clôture et promesse. Ce qui frappe, c’est l’impression de solitude voire d’ennui ou d’abandon, sans doute le lot de nombre de personnes âgées dans nos villes et leurs grands ensembles pourtant très peuplés. Et la redite du premier vers martèle cette sensation que peuvent procurer les routines et les habitudes du quotidien, reproduites ad nauseam.

La cage, c’est la cage d’escalier commune d’un immeuble d’appartements, lieu paradoxal puisque bien que « cage » il est le chemin obligé qui mène à l’extérieur, à la lumière, à la vie peut-être. Et la porte est celle du palier, seuil qu’il faut à la fois franchir pour être au monde (« la liberté est là » ; « il suffirait d’un pas / vers cet ailleurs » ; « le parfum de l’inconnu »), mais dont le franchissement inquiète : la porte « grince à faire peur » ; « un noir profond se recroqueville ». Elle est élément ambivalent de protection et d’ouverture, comme le pensait Bachelard, et métaphore du mouvement de l’être. La porte ou son seuil, presque personnage et paraissant aussi vivace que « elle », est en effet un choix riche par sa symbolique et ses connotations nombreuses. Franchir la porte c’est passer d’un monde à un autre, du profane au sacré chez Mircea Eliade décrivant les sociétés traditionnelles, avec les rites ou prières que la traversée de la frontière métaphysique convoque. C’est aussi chez Jung le passage du conscient à l’inconscient et, comme peuvent le suggérer certains vers de la poète, le choix possible de faire face à ce qui a été enterré, refoulé, dans une opération initiatique vers une conscience plus large. Un lieu de transformation dans l’hermétisme ou de médiation voire de transgression pour les structuralistes. Le choix de l’écrivaine n’est donc rien moins qu’innocent.     

La deuxième partie, le labyrinthe, élargit habilement le champ des perspectives, en multipliant les ouvertures de portes : du jardin, de l’oubli, au pardon et même à la Mort, cette mort familière qui guette en filigrane dans tout le recueil à travers de multiples occurrences du « noir » et de la « poussière ». Figure particulièrement centrale chez Borges à qui certains poèmes de l’autrice font penser, le labyrinthe, tout aussi riche de significations que la porte, peut aussi référer à la quête de sens et au périple intérieur, à une recherche de vérité. Les portes du labyrinthe deviennent lieu d’échange, d’osmose. Porosité de l’espace extérieur (« la rue » ; « le monde ») et intérieur (« son vide », « sa mémoire »). Avec la porte du « purgatoire », Bielecki évoque directement « un labyrinthe / sans lumière / ni chaleur / qui mène au pardon. » Par rapport à la stagnation de la première partie du recueil, le labyrinthe donne une impression de mouvement, de croissance vers la lumière « jusqu’à croiser Icare / en chute libre / vers le soleil ». Le rêve permet peut-être la résolution de ce labyrinthe intérieur du poète. Les plumes de goéland et de mouette, de canari, d’Icare (?), fils de Dédale qui le conçut, parsèment le labyrinthe comme un appel à regarder en l’air, vers ce ciel d’où il n’apparaîtra plus que comme un diagramme lointain, vide et vain, ses murs rendus inopérants. Le recueil se clôt sur l’évocation de la porte de la mémoire (après celle de l’oubli), où « seules des plumes / volent témoins / de ce combat / de polochons / dans le dortoir / des interdits ».

On le voit, Isabelle Bielecki, sous l’apparente légèreté d’une cinquantaine de poèmes aux vers courts, non dénués d’ironie, dissimule à peine une profondeur et un questionnement existentiel révélateurs de sa maturité littéraire. C’est tout l’art de sa poésie que de nous amener subtilement à l’essentiel et c’est sa singularité même que cette hésitation répétée à franchir le seuil de ces multiples portes. Pour prolonger le mot de l’autrice – et paraphraser Musset – « qu’importe la porte, pourvu qu’on ait l’illumination… » Et entre « porte » et « poète », in fine, seule une lettre diffère…    

Philippe Colmant, Terrains Conquis, Le Coudrier, 2024.


Philippe Colmant est au sommet de son art. Sa poésie est à la fois ciselée et légère, lumineuse et robuste, bien ancrée sur ses vers de six pieds. Terrains Conquis nous emmène d’abord puis de manière récurrente aux émois et essoufflements de l’enfance. Enfant qui comprend vite que : « si ce n’est le rêve / rien ne promet le ciel. » Émois de la découverte de cet mer l’été et de « la dentelle de l’écume éphémère. » 

Les poèmes sont tissés main, brodés et leur composition révèle un riche patchwork en camaïeu de bleus. Déjà une mélancolie se glisse, un blues en filigrane, avec la « lèpre à flanc de coque » des bateaux de pêche, « les gravats de l’enfance ». Puis le souvenir des premiers bourgeonnements de l’amour « au début comme la mort ». Les poèmes filent les saisons d’un cœur à l’imparfait. L’auteur décrit lucidement les débuts de l’âge adulte « on pense que l’on pense / or on rêve avant tout ». 

Dans ces textes autobiographiques il nous donne des pistes, des bribes de vie, ses inspirations de jeune poète coïncidant aux transports amoureux à l’allure métaphorique « de fruits de lumière / juteux et charnus ». Le poète en recherche conquiert des territoires nouveaux sur la mappemonde des désirs mais son île demeure insaisissable. Et déjà le retour des « bateaux égarés » et l’avancée d’une « fin d’été » annoncent l’âge mur, ses silences (quand la musique se tait), ses renoncements, ses fondus au noir. L’homme mature, prend conscience et plus il grandit se trouve petit, jouet des « cadence et décadence » de nos routines quotidiennes, jusqu’à ce qu’à nouveau survienne cet accident, ce bouleversement qu’on nomme l’amour. 

Sans être strictement narratifs, car souvent introspectifs voire métaphysiques, les poèmes de Terrain Conquis déroulent presque chronologiquement les parcelles d’une vie, comme des artefacts pourraient le faire pour un archéologue un tant soit peu perspicace, comme des fossiles spiralés illustrent les strates géologiques, les océans disparus. La poésie (jaillie ou enfouie ?) d’une vie.

Et enfin cette injonction du poète, testamentaire :

« Brûlez mes lettres mortes (…)

Ne gardez que l’envie

Sous la pelure mince

De ce cœur tressaillant »

Philippe Colmant nous gratifie là de pages précieuses, émouvantes, servies par un art puissant et apaisé, mémoires poétiques d’un homme ayant atteint ce sommet d’où l’on peut contempler avec sérénité les versants passé et à venir, et enfin « voyager dans l’instant / n’attendre rien / ni personne. »

Martine Rouhart, Des chemins pleins de départs, Toi Edition, 2024. 

Martine Rouhart, Des chemins pleins de départs, Toi Edition, 2024. 

Trois encres de Mireille Peret. Préface de Bruno Mabille.


Un recueil de poèmes dont l’élégance nous entraîne graduellement et sans heurts, d’abord dans le rêve, prélude à l’acte d’écrire, qui constitue la promesse de ces chemins plein de départs. Le nouveau livre de Martine Rouhart se décline en effet en trois temps, plongée progressive mais qui serait, plutôt qu’apnée vers les profondeurs, respiration de plus en plus ample vers la lumière et l’éventail des possibles.

Ce qui frappe d’emblée dans le travail de l’auteure, c’est la fluidité, la justesse, presque l’évidence de ces courts poèmes, variations sur états d’âme ou cristal sensible résultant de l’introspection, après que les brumes soient dissipées. Si travail il y a, on ne peut le savoir, tant l’objet présenté est dépourvu de rugosité, de marques, les possibles repentirs invisibles. Les poèmes ont la limpidité et l’écoulement des ruisseaux de forêt, sans doute est-ce son rythme et son débit, clairs, parfois sinueux, toujours en prise avec le relief qu’ils épousent. En phase.

Martine Rouhart nous emmène sur ses chemins avec une belle philosophie de vie : nulle pesanteur ni complainte, face à ce monde qui questionne et use, elle nous frôle à peine la main pour nous indiquer le soleil, l’oiseau, la rosée, elle nous emmène peu à peu, pas à pas. L’air de rien, ses mots nous reconnectent avec nos sens, voire avec l’essentiel. En filigrane, les grands rythmes de la nature et de la vie. À l’écouter on pourrait penser que le bonheur est simple, on a envie d’y croire. 

Le lexique choisi n’est pas savant, il épouse néanmoins sincèrement son propos, avec pudeur, et fait la part belle à la nature tangible ainsi qu’à cette nature intérieure, consciente ou inconsciente, qui nous anime dans le rêve et la songerie. Les mots voix / voie / vois y reviennent souvent. Ce n’est sans doute pas un hasard…

S’il y a quelque chose d’oriental dans l’approche, ce n’est pas à chercher du côté du haïku, fortement codifié comme les arts de l’ikebana ou du thé, car la grâce de ces poèmes est indissociable de leur liberté de forme et de fond, en ce sens très occidentale. Ici, rien de contraint, rien de ritualisé. Une sagesse païenne en quelque sorte. Mais peut-être y-a-t-il de l’Orient dans l’esprit, plus unitaire que dual. En phase avec ces rythmes de l’être et du monde indivisibles. Une poésie qui nous relie, sans doute pas plus japonaise que celte ou soufie, mais quand même un peu de tout cela, puisqu’humains nous sommes toutes et tous, in fine. La poésie de Martine Rouhart crée le lien et semble oublier l’ego ou en tous cas nous en montrer le chemin.

IOCASTA HUPPEN, HAIKUS D’ENTRE-SAISONS – (Editions Stellamaris, France, 2021 – 92 pages).

Une chronique de Arnaud Delcorte

IOCASTA HUPPEN, HAIKUS D’ENTRE-SAISONS – (Editions Stellamaris, France, 2021 – 92 pages).

Iocasta Huppen nous offre un septième recueil de poésie. On la sait connaisseuse et autrice chevronnée de poèmes d’inspiration japonaise et en particulier de haïku, dont elle anime notamment des ateliers d’écriture. Huppen est aussi l’initiatrice du KukaÏ de Bruxelles (rassemblement de haïjins, c-à-d d’auteurs de haïkus). Et c’est bien de haïku qu’il s’agit dans ce nouvel opus, mais, en léger décalage avec la tradition, la règle classique étant que le tercet japonais comporte un mot désignant la saison, Huppen nous propose une série de haïkus d’entre-saisons, teintés de cette hésitation supplémentaire de l’entre-deux. 

Plus l’été

pas encore l’automne –

nos belles années

On pourrait dire que ce choix de l’auteure d’origine roumaine est bien belge, puisque notre pays est notoirement celui des saisons floues, qui semble toujours hésiter et ne jamais fermement choisir son temps. Au-delà du jeu, cette exploration des lisières, des marges a ceci de très oriental qu’elle nous fait ressentir encore plus clairement l’incertitude des choses et des états, leur fluidité, leur impermanence.

C’est bien sûr en filigrane le temps dont il est question dans ce recueil, ce temps dont le passage nous change sans cesse, comme ces fleurs à la vie brève :

Magnolias en fleur

comme chaque année

s’en extasier 

Mais il y a une sérénité et même une jubilation, à se sentir partie de cette totalité mouvante, qui meurt et renaît au fil des (entre)-saisons. Une confiance très bouddhiste qui naît du détachement et de l’acceptation de la finitude.

Entre deux pages

je glisse une feuille d’érable –

Bienvenue, Automne !  

Dans ce concert d’instants-gigognes ne manquent ni l’ironie ni parfois même l’humour (le genre du senryû) :

Avis sur le parasol :

« À fermer si le vent rafraîchit » –

derniers jours d’été

Le haïku est murmure de l’instant, brillance éphémère du quotidien, dont il fait parfois sourdre l’invisible, voire l’extraordinaire, au détour d’un mot, ce « prodige de lumière ». Pour prosaïques que les mots du haïku puissent sembler « première neige ; le son des tambours ; confettis sous la pluie ; un petit déj dehors », ils laissent émerger une poésie des interstices, des silences d’avant et d’après le mot, du monde réfléchi et réfracté par la goutte de rosée, les « flocons plein les yeux ».  

A quoi sert la poésie ? Comme le disait le grand Bashô lui-même : « Ma poésie est comme un brasero en été, ou un éventail en hiver. Elle va contre le goût populaire ; elle est inutile. » Et pourtant les haïkus, tels ceux de Iocasta Huppen, l’air de rien, nous reconnectent avec le présent, les sensations et nous aident peut-être à appréhender un peu mieux la vie – et la mort. C’est déjà beaucoup !

©Arnaud Delcorte – Bruxelles

Martine Rouhart. « Les fantômes de Théodore. » Editions Murmure des Soirs, 2020. 116 pages ‒ 16 €.

Chronique d’Arnaud Delcorte

Martine Rouhart. « Les fantômes de Théodore. » Editions Murmure des Soirs, 2020. 116 pages ‒ 16 €.

« L’absence. Un vide aux contours incertains. Des vagues d’angoisse sauvages, hésitantes. Pas tout-à-fait une perte ou alors, on ne le sait pas encore. »

Avec un récit tout en simplicité et en subtilité, Martine Rouhart explore les relations dans un triangle père-fille-fils. Elle écrit à la première personne du singulier et essentiellement au présent, sollicitant ainsi le plus directement le lecteur. Un récit choral mais qui réserve la part du lion aux réflexions, états d’âme de Charlie, jeune fille au parcours professionnel hésitant, à l’amour filial intense, douée d’affinités profondes avec son père Théodore. Père qu’elle croit proche, mais dont la disparition inopinée révèle un beau jour la distance, les zones d’ombres, les fantômes comme les appelle l’auteure.

« Il nous donnait à goûter de délicieuses baies rouges et noires, délicatement cueillies avec ses gros doigts. Moi seule y touchais, parce que Paul n’en voulait pas, il n’avait pas confiance. »

Charlie et son frère Paul, qui s’entendent peu, nous offrent deux personnalités extrêmes, deux attitudes antinomiques face à la vie, et c’est une force du récit que de nous faire comprendre par petites touches, sans démonstration, l’importance de la relation avec le père dans la constitution de ces personnalités apparemment opposées provenant pourtant d’une même fratrie. Charlie et Paul, à la recherche de leur père, se trouveront eux-mêmes au cours d’un processus qui leur révélera certaines vérités enfouies. Le livre nous suggère comment un défaut d’identité, une connaissance partielle des êtres qui nous sont chers, souvent causés par le non-dit, peuvent engendrer des troubles persistants.

« Surtout parle à tes enfants, dis-leur tout sur toi, ils doivent savoir. »

« Mon père m’aime, oui, mais je ne suis pas absolument tout pour lui. Et alors ? »

En passant, Martine se questionne et nous questionne sur l’essentiel et le futile, la morale et l’éthique dans notre société, s’intéresse aux laissés pour compte. Elle esquisse en creux et en douceur le portrait d’une société souvent déshumanisée mais s’intéresse surtout à Charlie et Théodore, au plus près, nous offrant par leur voix quelques indices et balises pour un mieux vivre ensemble, empreint de respect et de tolérance. Et même si fille et père ne sont pas toujours sur la même longueur d’onde, l’auteure nous montre que par le dialogue, beaucoup de différends peuvent être apaisés. 

« Je déteste chez les gens les élans mesurés, la générosité étriquée, les donnant-donnant, tout ce qui se compte et se calcule. »

« Mais une nouvelle fois je rencontre ses yeux. Son regard s’accroche au mien. Je dois rester un moment de plus. »

A travers la relation avec un autre personnage et des événements d’un passé enseveli, dont je ne dirai pas plus pour ne pas déflorer l’intrigue, elle met également en perspective ces règles et codes de notre société, et relativise les jugements et l’importance des préoccupations de Charlie, qui sont aussi bien souvent les nôtres.

Rappelant sa poésie l’écriture de Martine s’attache enfin à nous faire sentir, par petites touches, la profondeur du lien avec la nature, les saisons, les changements atmosphériques et de luminosité, le vol des oiseaux.

« La lumière tremblée, un oiseau qui chante sur le rebord de la fenêtre, le printemps. »

« Dimanche prochain, l’herbe sera parsemée d’averses blanches et cette pensée, absurdement, m’attriste. »

Avec « Les fantômes de Théodore », Martine Rouhart nous livre un roman intimiste et touchant où prévaut un optimisme inquiet, mais réel. Le récit d’une guérison.

©Arnaud Delcorte