Victor MALZAC – Dans l’herbe – Prix de la Vocation 2021, Cheyne, 64 pages, 4eme trimestre 2021, 16€

Une chronique de Marc Wetzel


Victor MALZAC – Dans l’herbe – Prix de la Vocation 2021, Cheyne, 64 pages, 4eme trimestre 2021, 16€

« voici ma bande à rire, on est douze, on,

on transpire,

voilà. on est devant le collège, on

ne fait rien non. on fume

en meute, et mon ventre ne peut, ne va

pas, non, ne va ne pourrait pas,

ne pourra jamais tenir 

cela. – mes amis sont

mauvais, comme une meute

de chiens. mes amis me dévorent, ils,

ils me veulent

du mal, – venez j’attends,

j’attends les coups,

dans le ventre les coups, mais non, mes amis non,

ne m’aiment pas

vraiment.

ils ne sont pas virils,

non, moi non plus non. cela

ne sert à rien d’être viril… » (p.9-10)

   L’adolescence, on le sait, est un âge inconfortable (on ne peut se tenir en équilibre entre deux âges – l’enfance et l’état adulte – qui s’excluent), irresponsable (on ne peut pas répondre d’une liberté dont on doit justement inventer la teneur générale et le style) et indéchiffrable (on ne peut pas se servir sereinement ni impartialement d’un code de compréhension des conduites qu’on est en train de construire). C’est pourtant, bien sûr, aussi (et surtout ?) l’âge incomparable, inépuisable, ineffaçable – d’où les nostalgies : « c’était tellement plus facile qu’être père, plus troublant qu’être adulte, plus amusant qu’être vieux« , note ainsi, troublé et souriant, André Comte-Sponville: « Pas d’âge plus difficile et désirable« . Mais ce qui reste incertain, c’est s’il est loisible et légitime à une adolescence de formuler quelque chose d’elle-même dans son cours même, si elle peut ou non se chanter en acte sans aussitôt se trahir, se caricaturer, s’affadir, se complaire. Une poésie qui compte et marque a en effet quelque chose de décisif et définitif; une adolescence est par principe indécise et transitoire. Comment une poésie de l’adolescence serait-elle donc, comme elle l’est de toute évidence chez Victor Malzac, cohérente et utile ?

« je suis, je regarde le parc, et le,

et les enfants, et je me, je vois mes parents

qui me tenaient la main. voyaient en moi

cet embryon viril – ce quelque chose

qui ne devait jamais se fendre,

et je me fends, je, non.

j’ai tout perdu. tout est dur. oui,

oui dommage malheur – j’ai tous

mes bleus j’étouffe j’ai des marques

des bleus partout c’est le poumon

du monde qui

me brûle. je m’éventre pardon. c’est triste et dur … » (p.31)

    L’adolescence peut être criminelle, quand elle ne sait pas se dépêtrer d’elle-même, mais pour l’essentiel, il n’y a en elle ni erreur ni échec irrémédiables. L’échec est requis à l’âge des essais, l’erreur indispensable à celui des prétentions. Mais ce à quoi la poésie prétend est justement d’écrire (et faire lire) la vie, ce qu’elle essaie est de vivre (et faire vivre) l’écriture. C’est son rôle – « ingrat et merveilleux » – comme l’est l’âge même dont ici elle rend compte. Son entrée adulte dans la voix chante, comme « en direct », l’entrée dans la vie adulte. Et cette entrée adulte dans la voix avoue, logiquement, ses problèmes de rythme (que Malzac prend à tort pour du bégaiement, mais les butées phonatoires de celui qui se parle à lui-même plus vivement et vite qu’il ne peut en entendre sont bien rendues), ses problèmes de camaraderie (pour une âme artiste, qui, dès treize ou quatorze ans, s’efforce invinciblement de civiliser sa voix, endurer la criarde stérilité et les rauques glapissements de la bande des – normaux et prosaïques – potes supporte et gère mal sa propre hypocrisie), ses problèmes d’impatience (quand, trop vite, on peut comprendre et sait exprimer ce qu’il ferait beau vivre, la parole est trop spacieuse pour valoir abri, et trop singulière pour ménager les autres). Problèmes qu’il affronte loyalement et sobrement : ce recueil ne surjoue l’adolescence que dans la stricte mesure où l’art surjoue déjà la vie.   

« … l’enfant timide aux bras ballants,

– depuis dix ans déjà je porte

dans mon gros sac,

dans mon, mon sac râpé de quoi boire, ma peur,

des gourdes

plein de fantômes quatre-vingts kilos de fonte,

et dans mon dos je porte une, une foule,

une foule de restes de briquets de casseroles,

du doliprane » (p.32)

   Trois choses frappent – éclairent et instruisent par leur constance : d’abord, il n’y a dans ce recueil, hormis canettes, vaisselle et mégots, pratiquement jamais d’objets (comme dans les hordes animales, où il n’y a rien – aucune médiation un peu substantielle, comme des ustensiles, des véhicules, des paravents, des jetons, des meubles … pour illustrer les motifs, dévier les coups, arbitrer les prétentions, canaliser les énergies – rien d’objectif et impartial ne peut amortir les tensions de désir et dégoût entre les ados, l’agitation perpétuelle des influences, tout doit se régler à la poussée, au défi et au jugé : les potes, forcément, « se défont » les uns les autres « comme des lacets »), jamais d’entreprises (comme une roulade est sans stratégie, une consumation sans délai, un délire sans mode d’emploi, les occupations adolescentes – jouer à des concours de bleus, brûler des fourmis avec ses lunettes, tacher de goudron son dernier pneumothorax, jongler avec des doliprane, se lutiner comme des « viandes gratuites », soulever de la fonte pour occuper ses muscles – dédaignent d’enchaîner quelconques moyens réguliers à présumées fins durables), jamais d’hygiène de présence (comment être modéré quand tout ce qu’on découvre de nous nous submerge ? comment se montrer méthodique dans le labyrinthe d’éruptions, impressions, impulsions, qu’on devient ? comment respecter le déferlement même des biens dont on nous gave ? comment ne pas se souiller d’une version exclusivement poly-addictive de la liberté ?). La dénonciation de l’abondance passive, du confort efficace, de la présence injectable, dans l’adolescence occidentale, est ici terrible : Victor Malzac avale son sucre et en grossit; fume ce qui le fait tousser et puer la cendre; ingurgite tous les « galets » que ses crampes ne pourront vomir. La honte et la colère de son corps  ne sont pas l’avilissement d’être aliéné, mais la surprise terrifiée de s’être fait pataudiser le rapport à soi, vendredifier la chair (chaque vendredi scolaire, montre rageusement le poète, est jour sacré de fin d’un travail à pleurer et début d’une vacance à rire), anesthésier le goût même de vivre.   

« dans l’herbe où je me dore, dieu

faites que oui

que la paresse m’abîme. à tout jamais je veux

que l’herbe

en feu, que les fourmis dévorent

mes tout petits mollets. mâchent mes peines

je le demande oui, que le,

que le soleil écrase

ou brûle ou tue mes tempes mes douleurs,

au moins un peu … » (p.47)  

  Il est pourtant clair que notre auteur ne se réduit en rien à la posture d’imprécation bredouillante (si étonnamment fidèle) de l’adolescence. Le lecteur s’y croit parce que l’auteur peut (superbement) faire qu’on s’y imagine être. Les ressources réflexives, stylistiques et figuratives de ce jeune poète étonnent, et enchantent (un immense lyrisme n’attend que son autorisation adulte). Les confidences (« rien de moi n’est un homme« ), incises (« levez la main si vous avez confiance en vous« ), plaintes (« j’ai ce grand fer à cheval dans la bouche« ), mystérieux constats (« je suis fendu« ), contrastés repères (« dans un filet de lumière avariée« ), hallucinées nuances (« disparaître/ étanches. comme des chiens. ») témoignent d’une voix, salubre et souveraine, qui, une fois fumé son quota de pelouse, peut (hardi, Victor !) beaucoup pour l’anticipation et la compréhension du monde qui vient.  

« oui,

pour les soirs de fatigue.

et ton joli prénom,

me, non – ne partira pas non jamais, restera comme

une

pierre

très dure, quand je voudrai

me laver

la poitrine » (p.58)

©Marc Wetzel


Victor MALZAC a été publié par la revue Traversées en son 98 numéro