Une chronique de Marc Wetzel
Brankica RADIĆ, Étrangère, Traduit du croate par Vanda Mikšić, L’Ollave – Domaine croate, juin 2023, 66 pages, 16€
Une poésie nerveuse, sobre, précise; une scrupuleuse attention aux allées-et-venues (entre nous) du malheur et à la pertinence de nos ripostes. La poète avance, mais constamment heurtée; elle voyage et explore, mais plus visitée que visitante; elle réfléchit, mais comme on plonge (« la tête la première », justement ! p.12). L’Europe orientale (des Balkans à la Sibérie) défile dans ses pas à la fois francs et perplexes, aux désirs tout de suite ajustés, s’adaptant aussitôt à l’offre locale, au rythme indigène.
Par exemple :
« En Sibérie, il n’y a pas de cartes postales. Deux employées de la Poste/ me regardent gentilles et intriguées. J’enverrai des pages/ du guide touristique. Ensemble nous choisissons les timbres./ Sur les enveloppes des dessins de fleurs, de neige, de pilotes » (p.31).
Même quand Brankica Radić parcourt un peu de son passé propre, c’est – loin de tout épanchement – ce même bloc-notes réactif et exact, cet agenda d’existence suffisante :
« Tu buttes les pommes de terre et te souviens des doryphores qu’enfants vous entassiez dans des pots. Tu te souviens du film sans le son que vous regardiez au cinéma pendant que le projectionniste réparait l’enceinte. Tu te souviens des pastèques. Tu ne te souviens pas des livres lus » (p.14)
Le premier texte (« Lointaine ») du recueil illustre bien, dans ses méditations ferroviaires, cette sorte de concise profondeur qui veut bien, dans son empathie avec toutes sortes de choses présentes, risquer de se perdre en elles. Voici la poète, parmi les voyageurs, lisant et observant tout à la fois; et comme saluant les problèmes naissant de cette double attention. Savoir que les autres existent, et « ne sont pas seulement dans les pensées« , c’est bien; mais savoir n’est-il pas toujours encore une pensée ? ou bien : « ouvrir son livre dans le train » et « s’en aller« , oui, mais … s’en aller avec les deux (livre et train !); alors, si le livre la plonge dans des terres lointaines, le resteront-elles ? Et ce livre même y mène-t-il – ou bien y est-il déjà ? « Vivre regarder la vie« , résume-t-elle alors; ça semble facile (pour regarder, il faut déjà vivre), mais c’est compliqué et trompeur (comment regarder vivre qui ou quoi que ce soit, puisque vivre, c’est se sentir devenir ?).
Notre poète ne fait pas métier de penseur, mais tout ce qu’elle voit et énonce lui fait former, de fait, des idées (en tout cas des pensées fortes, assez sombres et partageables). Par exemple, le mini-défilé militaire qu’elle croise (p.18) fait saisir qu’on ne sait qu’après une guerre comment elle eût été évitable; ou bien, « apaisant sa respiration pour ne pas vomir son âme » (p.24), elle comprend qu’une nausée spirituelle se contrôle mieux qu’une organique; ou encore, après une battue fatale pour l’ultime tueur de brebis d’une région, elle comprend (p.25) que l’homme tue le loup pour s’assurer de le rester seul pour l’autre homme ! Enfin, devant des baigneurs replets, sagouins et repus, son idéal de modération, d’aménagement respectueux, d’urbanité verte, pointe son indignation (p.27) : tout Capital détruit ce par quoi il se bâtit, appauvrit ses moyens de s’enrichir, fait travailler l’argent contre tout ce qui l’en dépossèderait etc. Brankica Radić est, décidément, réaliste (« tout n’est pas dedans » p.36); mélancolique (« Dans mes rêves depuis des jours tout le monde pleurait. L’été touchait à sa fin » p.36) caustique (« si un jour je deviens folle, je serai soulagée » p.58); patiente et fûtée (« Transmettre des expériences/ paresseusement. Ne pas arriver au centre./ Les bords sont des espaces plus intimes » p.37); intuitive (« pour atteindre le sens un geste me suffit » p.54); lucide (« personne ne ramassera derrière toi » p.42); enfin étonnamment distante et proche à la fois de sa physiologie, son propre appareillage charnel : « En nageant, je vois passer mes bras » ! Sa nostalgie même est pragmatique, honorant les rendez-vous utiles qu’une enfance se fixe plus tard à elle-même : « Avec la grand-mère/ on cherchait des stations de radio, on riait, on s’essuyait/ les moustaches blanches de lait fraîchement trait » (p.52)
Comme l’indique la parfaite présentation de Vanda Mikšić, cette poète ne s’installe jamais dans ce qu’elle vient de comprendre, et ne cherche de confort que pour sa liberté, et au prix de celle-ci. « Étrangère », oui, mais à tout ce qui se fige, se satisfait, omet de « retentir » … Cette infatigable arpenteuse a la foi polymorphe des traducteurs (avec leur parfaite connaissance des vies frontalières, et leur exigeante confiance en elles), l’espérance mesurée des urbanistes (que côtoie, d’ailleurs, son activité professionnelle), la charité ciblée et sans façon des secouristes. Elle a l’esprit passionné, mais honnête et profond; honnête, car (malgré l’absence du texte croate – qu’on ne saurait de toute façon jauger !) on la sent non prisonnière de sa langue, ses tics ou son style, mais bien captive de la seule vérité; et profonde : « Dans notre cerveau bout la canicule de l’après-midi que seules les profondeurs sous-marines peuvent absorber » (p.24). Oui, la substance de sa pensée à la fois apaise et inquiète, dissuade et accueille; profondeur qui respecte sa distance même au fond plus qu’elle ne cherche à étreindre celui-ci, le laissant lui-même décider quand et comment venir la toucher. L’étonnant texte (Das Boot) de la page 15 le montrera assez :
« Déploie la carte sur la peau. Entoure les endroits traversés.
L’un est au Sud de Munich. Un ancien nazi a construit
le musée de l’imagination. L’architecture du bâtiment est vantée par un guide
de l’Allemagne publié en cinq mille exemplaires. Comme la qualité
d’une collection sans intérêt. Un peu d’expressionnisme
et d’imagination ratée. Épuisés par un long trajet et le temps mis
à contourner Munich nous traversons une longue passerelle jaillissant
des entrailles du bâtiment. Nous enjambons la berge et le premier bas-fond.
Et nous retrouvons quelques mètres au-dessus de l’eau du lac. Sur le pré
nous nous reposons dans des transats. Contemplons le lac avec ses barques.
L’ancien nazi a construit un musée. Sous-marinier pendant la Seconde
Guerre mondiale. Il a écrit un roman. Das Boot. Il y a longtemps
nous avons vu un film réalisé d’après son roman. L’un
des films de guerre mémorables. L’angoisse du point de vue nazi.
Et maintenant par un jeu de hasard nous voilà assis devant son musée,
dans un pays qui soixante-dix ans plus tôt était habité et gouverné
par les nazis. Et maintenant ? Assis devant le musée nous songeons
au destin. Comment le chemin nous a-t-il emmenés là ? »

