« Daddy Love », Joyce Carol Oates, Editions Philippe Rey / 18€ ; 267 pages.

Chronique de Sophie Mamouni

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« Daddy Love », Joyce Carol Oates, Editions Philippe Rey / 18€ ; 267 pages.

Généralement lorsque le lecteur termine un livre de Joyce Carol Oates, il s’imagine que le suivant ne pourra pas autant le glacer d’effroi. Détrompez-vous, son dernier opus « Daddy Love » atteint son paroxysme dans la descente au plus profond des abîmes de l’âme humaine.
Le roman débute en avril 2006 pour s’achever en septembre 2012. Dans un style épuré, Joyce Carol Oates décrit durant ces six années, les mécanismes destructeurs d’un prédateur sexuel qui use de sa toute-puissance démoniaque pour contrôler ses proies. Le lecteur découvre aussi bien les tourments de la pensée d’un bourreau, d’une victime que d’une jeune mère meurtrie psychologiquement et physiquement. Dinah n’aura de cesse de survivre portée par l’espoir chevillé au corps de retrouver son petit garçon, Robbie enlevé sur le parking d’un supermarché par Daddy Love de son vrai nom : Chet Cash. Cet homme est obsédé par le regard de l’autre. Il redoute d’être démasqué. Aussi, ce démon sait briller en société et se faire apprécier par tous. Les femmes et les hommes qu’il rencontre à travers ses fonctions de pasteur le trouvent serviable, aimable, attentionné et père de famille exemplaire élevant seul son fils.
Daddy Love n’en est pas à sa première victime. Elles sont capturées à  5 ans afin de les asservir corps et âmes à ses fantasmes sexuels avant de les éliminer leur douze ans révolus. Auparavant, Daddy Love les éduque avec des méthodes déshumanisantes afin qu’elles grandissent sous le joug de son pouvoir autoritaire et en admiration sans limite devant lui. Cette obéissance exemplaire, Robbie, surnommé Gidéon par son geôlier, saura habilement la contrôler. Il est intelligent et vif. En grandissant, sa personnalité se dédouble. L’enfant est soumis mais sa rébellion sommeille pour ne pas sombrer et survivre à l’emprise du prédateur. Le lecteur ne peut pas lâcher ce livre comme Daddy Love ne peut pas lâcher sa victime. Jusqu’au moment où ce monstre veut éliminer sa proie pour laisser place à un autre petit garçon. Il lui faut revivre une nouvelle exaltation sexuelle plus forte encore que la précédente avec du sang neuf. La mort lui permet de se délier des enfants. Les fins de captivité sont froidement calculées par le bourreau.
Cette fois, Gidéon aura-t-il la force d’éliminer son tortionnaire ? C’est un garçon meurtri et cependant courageux comme sa mère, Dinah, qui puise sa force dans la certitude que son fils n’est pas mort. C’est elle, le port d’attache auquel son mari, Whit, s’accrochera alors que le couple durant ces années de souffrance partira à la dérive. Dinah illumine le roman en portant l’amour maternel comme un étendard de guerre contre tous ceux qui lui conseillent, au bout de toutes ces années, de ne plus espérer….
Avec son talent habituel, dans un style incisif, Joyce Carol Oates dissèque les émotions, les pulsions les plus sombres de ses contemporains. N’oublions pas  que l’on peut croiser des Daddy Love sur son chemin. Dans cette effroyable histoire, l’espérance pour chacune des victimes de sortir de ce gouffre sans fond mène la danse. Y parviendront-ils ? Les parents sont à bout de souffle. Le garçonnet est meurtri. Sur quelles fondations va-t-il pouvoir grandir ? Qui est Robbbie à présent : Un enfant ? Un monstre ? Jusqu’à l’ultime page du roman sans porter aucun jugement moralisateur, Joyce Carol Oates nous tient en haleine.

©Sophie Mamouni

« Regarde les lumières mon amour », Annie Ernaux, Seuil.—-Sophie Mamouni

  • « Regarde les lumières mon amour », Annie Ernaux, Seuil. 5,90 euros

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Tout le monde, au moins une fois dans sa vie, est entré dans un hypermarché. Généralement, il s’ouvre sur une enfilade de caisses enregistreuses avec des kilomètres de rayons où s’étale un choix pléthorique de produits concernant l’alimentation, l’habillement en passant par la maison et jusqu’aux nouvelles technologies. J’en oublie. Je ne souhaite pas convoquer Georges Pérec mais un autre écrivain qui figure aussi parmi les clientes de ces temples de la consommation. Il s’agit de Annie Ernaux. Pour les besoins de la collection « Raconter sa vie » au Seuil, durant une année l’auteur a régulièrement fréquenté les allées d’Auchan.

Le quotidien devient ainsi sujet d’étude. Dans un style épuré, Annie Ernaux  nous livre en quelques 70 pages un récit sans indulgence mais lucide sur les consommateurs d’hyper que nous sommes tous. Elle parvient à nous faire réfléchir sur nos comportements en expliquant pourquoi par exemple « le passage à la caisse constitue le moment le plus chargé de tensions et d’irritations ». Au fil des pages le lecteur est concerné par chaque situation puisque lui-même a pu les expérimenter ou les observer. Sans pouvoir parfois mettre en mots des sensations telle que « Quand l’hyper est presque vide, comme ce matin, sensation hallucinante de l’excès de marchandise. Du silence de mort des marchandises à perte de vue ». C’est là, toute la magie de ce livre. Pourquoi n’avons-nous pas posé ce regard ou amorcé ces réflexions sur nos courses en hypermarché ? L’acte de consommer dans ces lieux en dit long sur nos comportements. De même que le défilé du contenu des caddies aux caisses lève le voile sur qui nous sommes. Dis-moi ce que tu achètes, je te dirais comment tu vis en célibataire, en couple, avec un salaire confortable, au SMIC, avec un animal domestique… Le lecteur est comme devant un miroir puisque consommateur à ses heures. Ce qu’à notre corps défendant nous tentons parfois d’oublier.

Annie Ernaux, sans une once de culpabilité à l’encontre du lecteur, nous ramène à notre condition d’acheteur qui se laisse mener par la baguette magique des prix d’accroche. L’auteur qualifie d’ailleurs « l’art des hyper de faire croire à leur bienfaisance ».

Cet opus peut déconcerter par son apparente simplicité celui qui attend une étude purement littéraire. Elle s’y glisse pourtant entre les lignes comme « l’attente aux caisses, ce soir, est interminable. Je m’y résigne. Je tombe dans une espèce de torpeur où le bruit de fond de l’hyper à cette heure d’affluence me fait penser à celui de la mer quand on dort sur le sable ». Une fois le livre refermé, lorsque vous irez faire vos courses votre regard aura changé. Vous saurez qu’à présent la grande surface peut devenir un excellent sujet littéraire. Merci Annie Ernaux. Dorénavant nous fréquenterons ces hyper non plus en spectateurs mais acteurs de nos courses.

©Sophie Mamouni