Serge NÚŇEZ TOLIN – Les mots sont une foudre lente – Rougerie, mars 2023, 80 pages, 13€

Une chronique de Marc Wetzel

Serge NÚŇEZ TOLIN – Les mots sont une foudre lente – Rougerie, mars 2023, 80 pages, 13€


     C’est d’abord une poésie de la présence simple. De même que les gens simples sont faciles à côtoyer (ils semblent avoir tous les avantages d’autrui, sans les inconvénients), les heures simples sont faciles à remplir (les tâches simples n’ont ni besoin d’être décomposées pour être effectuées, ni souci d’un rôle de composition pour être menées à bien). La simplicité de conduite se lit dans l’épigraphe du recueil : « La vie est le seul événement » : ce qui marque notre poète est moins le fait exceptionnel que notre impressionnant besoin de retourner à l’essentiel – à l’existence coutumière et domestique – dès qu’une crise passe, une souffrance s’épuise ou une tragédie meurt.

« Changer le linge des lits, les grands draps propres et odorants, passer au savon le sol des chambres, faire les poussières entre des bibelots sans valeur. 

C’est la prose des jours simples.

N’espère-t-on leur retour quand la faim ou la tyrannie nous en prive ? Quand la brutalité ôte tout son sens à la chemise repassée dans son pli ?

Cette prose banale après le grand rêve de la rotondité de la terre, le retour à un monde plat. Faudrait-il en être décu ? » (p.23)

Bien sûr, la simplicité ne suffit pas. Comme dit Núňez Tolin, « Nous serions sages si nous ne faisions que vivre » (p.18); mais, justement quel besoin y aurait-il encore d’être sage s’il n’y avait qu’à vivre ? De toute façon, la simplicité elle aussi passe (les choses du réel finissent toujours par « retomber dans leur disparition » p.19), et l’homme simple lui aussi s’efface : s’il sait ne prendre que la place nécessaire, toute nécessité n’a qu’un temps; et s’il est adepte de la présence suffisante, il ne reste bientôt, des présences elles-mêmes, que « le pointillé si menu des pas qu’on laisse derrière-soi » (p.42). D’une vie, d’ailleurs, si peu reste, déjà, avant sa fin. Mais l’important n’est pas ce qui en restera, mais ce qu’elle aura, dans son cours même, relancé d’elle. C’est, dit l’auteur, « le besoin de la vie à faire corps » (p.37) qui la fait renaître à elle-même humblement (« être pauvre de ce que nous sommes tenus de créer« , p.37, écrit-il merveilleusement) mais résolument : nos joies successives nous redénudent, et font comme un dynamique agenda de premières fois. La nostalgie est, alors, singulièrement, une mémoire volontariste de la joie !

« Un instant hors du doute et des certitudes, quand nous sommes cette joie qui presse le corps entier, le pousse à sortir de soi comme s’il s’agissait, une fois encore, de notre naissance.

À cet instant, nous sommes tout.

Notre nostalgie ne vient-elle pas de là ? De ces moments rares qui ne s’annoncent pas, après lesquels on va, nus, comme ils nous laissent ? » (p.39) 

C’est là que cette poésie de la simplicité se fait poésie de la confiance; car le moment rare est imprévisible, dit l’auteur; la nudité où il nous laisse peut gêner. La relance même d’existence (comme une « foudre ») risque toujours de s’exposer sans retenue ni abri (« on reprend le pas, laissant derrière-soi, avec l’arrêt, les raisons d’y rester » p.36). Toute joie véritable se et nous met à découvert. La confiance est alors l’écrin interhumain de cette avancée : confiance caractérisée comme « silence entretenu à deux« , (p.35), « toujours à relever« , à apprêter (p.41). Elle nous approche, écrit l’auteur, « aussi près que possible du bord » (de l’invivable), comme une sorte d’orientation mutuelle, un croisement de « chaleurs consenties l’une à l’autre » (p.60). 

 Le « voyage de l’oeuvre« , dit alors l’auteur, est « cette confiance qui se cherche« , et son déclic est, avec bien sûr l’amour, la simple beauté. Beauté (des choses, des êtres, peut-être des mots) que Núňez Tolin voit comme « commencement d’un rassemblement vivant« , qui montre la réalité même du monde prendre comme  confiance en elle, s’organiser là où elle en est selon ses propres éléments, s’arranger harmonieusement de ce qu’elle est (la voici en « pré sous le soleil« , en « fragile inventaire« , en « air frais d’un matin prometteur » …) : contrairement à la paix interhumaine, suggère le poète, la paix naturelle n’est peut-être pas une « image pieuse » (p.16). L’admirable étagement de ses causalités, la « libre circulation » des « équilibres généreux » de la nature rend la raison même « jalouse« . Et cette beauté accède devant nous à elle-même sans se mêler du reste. La confiance en sa propre forme fait ainsi la libéralité de la beauté. Beauté des « commencements n’ayant rien en vue que le besoin d’aller » et qui laissent loisibles tous les mouvements restés en-dehors de leur locale réussite :

« La beauté, j’y vois quelque chose qui ne nous conteste pas notre place. Quelque chose qui nous reconnaît.

La beauté, quelque chose qui nous laisse partir. » (p.56)

Ce sont autant de muettes promesses du monde à lui-même, qu’il nous revient de formuler. Les mots du poète sont eux-mêmes comme une promesse de tenir en nous les promesses du monde. Leur « bourdonnement » de sens (« Entendez-vous dans les mots le monde que je m’efforce d’y mettre ? Ce bourdonnement qu’ils font, constamment présent, partout où le monde est, l’entendez-vous » ?, p.19) est l’explicitation des « promesses informulées que l’on tiendra un jour devant soi, dans les bras ouverts« . Mais les mots chargés de relayer la « foudre » des choses (et de la ralentir – pour l’articuler – sans la trahir) ont eux aussi leur foudre, leur propre décharge explosive, la « pauvre compagnie » de leurs disruptives étincelles. Si eux aussi passent, puisque

« Ce que l’on reçoit les uns des autres, partage des corps.

Les mots que l’on en tire s’éteignent aussitôt sortis de l’obscurité des chairs » (p.76)

  il y a « une joie, tout de même » (p.59) de leur surgissement :

« Phrases venues du fond. Ces mots m’arrivent chargés encore de la chair qu’ils ont quittée comme de l’os jamais tout à fait nu » (p.58)

Même, donc, si la question se pose : « Le silence conviendrait-il mieux pour accueillir tout cela ? » (p.26), la réponse est immédiate : « S’il était possible, ne rien dire de plus. Ça ne l’est pas !« . Ce n’est d’ailleurs pas notre silence qui importe, mais celui du monde, car son silence (celui qui le fait, non pas d’abord celui qu’il fait) est à la fois condition et horizon de la parole vraie :

« Je ne peux aller vers le monde sans cogner au silence qui le porte » (p.30)

« On cogne contre le silence, s’il rend un écho, c’est notre voix » (p.29)

C’est pourquoi Núňez Tolin peut se permettre d’écrire :

« Je sais qui j’entends quand le monde me parle du dedans » (p.30)  

 On n’épuisera pas le monde (« sortir de soi est un cercle sans fin », p.13), mais nous aurons respiré en lui et par lui. Respiration, elle-même normalement silencieuse, qui participe au silence du monde (et le sens même n’est que la respiration de l’esprit), et dont l’amour permet de se rapprocher ensemble :

« Il faut une respiration pour recevoir le silence. C’est un rapprochement » (p.31)

« Quoi de plus vrai que la respiration, sinon une autre en face d’elle ? » (p.43)

La poésie articule cette respiration. Ainsi s’allient simplicité, confiance, joie, beauté et silence pour le « voyage d’une oeuvre » n’oubliant jamais, – car l’auteur, homme engagé et d’abord sensible aux sorts communs, nous veut d’abord solidaires (nous ne sommes pas les seuls faibles !) et responsables (les autres ne sont pas les seuls faillibles !) – pourtant, que le hasard est partout, que la force est aveugle, que la terreur est si aveuglante qu’il faudrait « la rejoindre » pour « ne plus la voir » (p.15). Mais les mots de cette admirable poésie font avancer, véritablement, « comme si nos pas irriguaient les sols« . Oui, « nous n’avons que nous-mêmes« , comme dit (p.13) l’auteur, mais le lire est forte et nette occasion de nous avoir mieux. Peu d’oeuvres, elles, ont si décisif voyage.

 ©Marc Wetzel

Christian VIGUIÉ – Damages* – (approche graphique de Olivier Orus), Rougerie, mai 2020, 13 euros, 80 pages.

Chronique de Marc Wetzel

Christian VIGUIÉ – Damages* – (approche graphique de Olivier Orus), Rougerie, mai 2020, 13 euros, 80 pages.

Appeler « Damages » un chant de deuil est franc et périlleux. Damer, c’est en effet battre et compacter – donc s’efforcer de combler et rétablir – mais c’est aussi tasser et enfoncer, risquant de ré-enfouir les disparus. Damages : des nivellements qui à la fois trépignent (une piété qui piétine) et préparent à rebâtir (qui rebattent tout un jeu de fondations). Progression et régression ainsi mêlées, comme l’avoue l’auteur, dans un avertissement parfait :

« Damer consiste à tasser la terre, l’aplanir, la convertir afin d’y dessiner la plupart du temps la veine des routes, pour y voir se dresser immeubles et maisons ou quelque chose d’autre.

C’est aussi, malgré nous, le fait de piétiner un même sol, allant à l’encontre de ce que nous voulions, nous qui aurions aimé surprendre un peu plus d’autrui et de nous-même.

« Damages » est ici et avant tout un chant de deuil, un presque murmure, la ligne brisée d’un horizon. Tout cela dû à une suite de décès dont ceux de mon père et de ma mère« 

Mais composer un chant de deuil, n’est-ce pas toujours vain comme ajouter des feuilles à un arbre mort (p.8) ? Ce très remarquable recueil (à la fois pudique et profond, sobre et troublé, isolé et fraternel) montre que non.

« J’ai fait mes adieux à mon père

Je lui ai dit qu’il pouvait revenir

dans son enfance

ou dans la mienne

surgir pareil à un parfum

ou s’accorder à la forme d’un nuage

Il pouvait revenir aujourd’hui ou demain

en poussant simplement la porte

en tenant dans ses mains

le jour

et l’entrouvrir de nouveau

comme une rose finie » (p.10)

Première leçon : la poésie apprivoise les revenants. Viguié dit à son père qu’il peut, qu’il doit sans crainte, qu’il doit sans crainte d’être craint, revenir. Il n’y a pas d’effraction à craindre de la part de ceux qui, en mourant (dit la page 20), ont par principe cassé leur clé. Avec cette précision qui ouvre à tout : un mort ne peut plus du tout devenir (il a passé le temps de se changer en un être de plus tard), mais il peut revenir à la parole et par elle.

Deuxième leçon : « Le monde se renverse à cause d’une mort » (p.16). Définitivement de l’autre côté du miroir, le regard disparu y inverse les directions, mais aussi, dans le temps, l’avant et l’après. Il recule avec le présent même où nous avançons.

Troisième leçon : le néant est comme transparent (le rien n’a rien à cacher). C’est que la matière d’une vie a explosé (pourriture ou cendres), mais il n’y a alors justement plus rien pour faire obstacle à ce qui fut. Viguié suggère, délicatement, qu’avec ce qui a cessé à jamais d’être, les contraintes de déchiffrement ont changé du tout au tout. La mort est cette « clé transparente » qui laisse apparaître, pour la parole (pour « l’enveloppe transparente des mots » p. 35), ce qui est devenu objet derrière elle. Exfiltré de tout devenir, le mort n’a plus que le temps mystérieux de son nom :

« Lorsque je passe sous l’acacia

que tu as planté

je m’étonne que ton nom

ne veuille plus tomber comme une feuille

ni s’élever avec la lenteur d’une fleur

Je m’étonne que ton nom

soit cette feuille et cette fleur

qui ne veulent ni chuter ni croître

Je me dis alors 

que ton nom est l’envers d’une fleur

l’envers d’une feuille

l’envers de croître et de chuter

Ainsi je me convaincs

que tu as planté deux arbres

un arbre planté dans le réel

et l’autre dans l’abîme

et que l’abîme est une ombre immobile

ou le premier feuillage de l’arbre réel » (p. 41)

Et ce temps mystérieux est ici sans Dieu. D’abord parce que la vérité, pour les survivants, est « une cruche cassée » (p.28) qu’on ne peut emplir d’aucune eau. Ensuite (p.37) parce qu’il est vain de penser à éterniser ou statufier une présence qui, dès la vie déjà, s’éclipsait et se dissolvait. Enfin, ce que les morts auront su vivre n’éclairera pour nous ces présents d’aujourd’hui (qu’ils ont à jamais quittés) qu’en nous et par nous, actualisés par nos seuls confiance et amour : le garde-à-vous intemporel d’une lointaine Communion des saints est un prestige vide :

« Pourquoi le jour

que nous n’avons su retenir

aurait un dieu

ou un corbeau sur son épaule ?

Pourquoi garderait-il les yeux ouverts

à notre place

nous qui ne savons garder

ni la forme d’un nuage

ni celle d’une pierre ?

À cause de cela

je préfère être un mystère sans importance

au milieu des mystères des choses

aussi insignifiant qu’une porte qui grince

ou qu’une pomme qui tombe

emportant avec elle

la couleur du soleil » (p. 37) 

La deuxième, plus courte, partie du recueil dit le deuil de la mère. C’est donc moins l’exemplarité d’une vie que la puissance de sa source qui est chantée ici. Et, logiquement, le départ de celle même qui nous fit surgir fait qu' »il y a un grand silence dans les choses qui ne savent plus apparaître » (p. 72). De même, cette vie qui s’est passée avant la nôtre pour la permettre en elle renvoie l’auteur à une très étrange mort « qui se passera après, quand il n’y aura plus ni oiseaux ni mémoire » (p.68), – la disparition, toujours, mais cette fois celle de plus personne ! Enfin, la mère est l’unique présence en amont, et le seul pardon suffisant, à la fois de nos incapacités rationnelles (comme se faire bon géomètre) et de nos irrationnelles (comme se montrer rebelle décisif), ce que dit un passage qui bouleverse :

« C’est ta mort

qui me réveille

car je ne sais pas dessiner un cercle

avec mes mains

pas plus que je ne peux dresser un mur

avec mes rêves » (p. 71)

Avec les proches disparus, dit l’auteur (p. 43), nous partageons l’espace subsistant (« le bruit du soleil », « la fenêtre brisée », « le lierre qui a vécu et rêvé » …) dans « le temps que nous n’aurons plus« . Mais qu’est-ce qui peut bien subsister, s’ils ont emporté jusqu’à la maison de vivre ? L’auteur juge ainsi, superbement, son recueil : 

« Un chant qui porte en lui une sévère et rêche contradiction : tenter de trouver un point d’équilibre entre ce qui a toujours été de l’ordre du prévisible et celui qui relève à tout jamais de l’inconcevable. Voilà pourquoi, sans doute, il est un chant, un étrange étonnement, puisque ceux qui sont partis et que nous continuons follement d’aimer, ont emmené avec eux le plancher et le plafond d’une incroyable maison, lieu où nous avions appris à marcher, à rêver, à combattre la fatalité du monde » 

                                              ————-

*de substantiels (pages 10 à 29) extraits de ce recueil avaient été proposés, en pré-publication, dans le n° 86 de Traversées. On s’y reportera (déc.2017). 

© Marc Wetzel

Marc DUGARDIN – D’une douceur écorchée – Rougerie, mars 2020, 80 pages, 13€

Une chronique de Marc Wetzel

Marc DUGARDIN – D’une douceur écorchée – Rougerie, mars 2020, 80 pages, 13€


« Avec la faute

tapie dans un coin

et le pain déposé sur la table

avec l’attente de quelqu’un sur le seuil

sa douceur écorchée

avec l’enfant perdu en chemin »  (p. 16) 

    L’énigmatique titre de ce recueil est infiniment juste et nuancé. La douceur épargne, ménage, soulage ; elle n’est donc jamais écorchante. L’écorchement, lui, découpe, dépouille, déchire ; il n’est donc jamais doux. Mais que la douceur même, ou plutôt qu’une douceur, puisse être écorchée elle-même, en quoi, et pourquoi ? 

     La douceur est une vertu, donc une force (celle, justement, de ne pas violenter, de ne pas ajouter à la souffrance du prochain, de limiter délibérément et méritoirement la charge et la fatalité que l’on est pour autrui). André Comte-Sponville écrit ainsi que la douceur est « la vertu des mères et des pacifiques ». Mais – et le coeur de ce très émouvant recueil est peut-être là – si la mère n’est pas pacifique, si elle est en guerre (par colère) contre ce qu’elle aime ou (par folie) contre elle-même ? Et si, réciproquement, la paix n’est pas maternelle, mais indifférente, figée, mensongère, si elle a l’inertie honteuse d’un compromis déshonorant, d’un malentendu de plomb ? Alors la douceur est elle-même blessée, séparée d’elle-même, déformée. Elle se fait mal, elle se coupe de son propre contexte, elle augmente pour elle-même, à proportion, la souffrance qu’elle diminue ou tempère devant elle et pour les autres. 

« le silence

maternel au fond de la langue

c’est cela qui nous fut donné » (p. 13)

     D’autant que ce terme (« écorchée », c’est à dire étymologiquement écorcée, et même décérébrée si l’on pense au cortex) ne renvoie pas seulement au geste brutal du boucher ou du chasseur, qui décortique pour distinguer la fourrure et la chair. La douceur peut en effet être déformée (comme un mot prononcé de travers), offensée ( comme l’oreille par un propos déplacé ou un accent irritant),  dénudée (comme pour faire apparaître la structure, manifester le noyau invariant, lire un type de présence à reproduire). On pense alors à la poésie comme à une plus douce façon de parler et penser, un fredonnement qui déchire juste assez la peau du langage pour en assouplir la vie, une infatigable marche sur liserés de la voix (comme le suggèrent les belles et sobres Notes de chantier – extraits de carnets de l’écrivain – utilement proposés en dernière partie de l’ouvrage)  

« comme on rêve pourtant 

d’un grand lit d’indulgence

et d’être ce marcheur

dont le visage est en paix

et qu’on n’a pas vu venir »  (p. 19)

   Trois choses frappent, depuis longtemps, dans l’univers si caractéristique de Marc Dugardin : d’abord la présence rare et exclusive de quelques objets (la table, la tasse, le pain, la barque, la bague …) tous fonctionnels – ayant la forme de leur usage, et l’usage de nos choix – et nus – simples plots de présence, sans technologie embarquée, jetés là comme relais de la pensée et hardes de l’action. 

« il s’obstina pourtant

et finit par s’asseoir à la table

qu’il ne s’attendait pas à trouver là

il prit le bol de café

comme un visage entre ses mains  

il pensa : peut-être que la bonté

y a laissé une empreinte »  (le chemin vers la maison, p.10) 

Ensuite l’accueil et l’assomption du « négatif », la franche hospitalité à l’égard de ce qui dérange, blesse, contredit, amoindrit, navre, c’est à dire de l’automne naturelle et inévitable des événements et des êtres (« de cela aussi il faut que l’on parle » p. 39, mais toutes les pages le disent !), comme pour rappeler, par contraste, la chance insigne et le prix infini du moindre bien vécu (et la bonté n’a pas le sillage vide, puisque s’y trouve l’existence même de son poursuivant !).

« la peur creuse son trou

c’est dans ma gorge d’homme seul

que ces mots roulent leur r

la peur creuse son trou

(de cela aussi il faut que je parle)

ce soir

je refuserai de me tomber dans les bras

je me battrai

s’il le faut même avec l’ange auquel je ne crois

pas »   (combat, p. 42)

 Enfin la peur et la dignité, simultanément, d’une pensée inconsciente à constamment domestiquer, harmoniser (comme si la poésie était d’abord effort d’apprendre aux rêves à chanter enfin, et de donner à leur rauque et bègue (p.50) sauvagerie l’attirail rythmique et mélodique qui seul permet de nous entendre vivre). Et pour le dire franchement, quand la folie menace, la juste reflexivité devient une question de vie ou de mort. 

« cela manquait de terre

cette nuit

pour recouvrir les morts

et peut-être étais-

je moi-même

un de ces morts

pour qui la terre manquait… »   (d’un rêve, p. 43)   

Ce sont ces trois éléments ensemble qu’on doit peut-être retrouver dans cette évocation  extraordinaire :

« Ils sont debout, ils chantent

je les entends chanter

    j’entends qu’un jour ils seront morts

j’entends qu’ils chantent

comme s’ils ignoraient qu’un jour ils vont mourir

j’entends qu’ils chantent des larmes

qu’ils les chantent comme s’ils ne croyaient pas

    que ces larmes coulent pour eux

je n’entends ni le repos ni l’éternité

j’entends que quelque chose dépasse ce que 

j’entends

j’écoute, terrible, sublime

    ce qu’un jour je cesserai d’entendre … » (Mozart, requiem,p. 25)

   Que réussit douloureusement ici Marc Dugardin ? Faire chanter, tant qu’il est temps, au savoir des êtres simples d’ici-bas (oiseaux, buissons, clous et coquillages) quelque chose de notre si complexe ignorance de nous-mêmes, car

         « dans le ciel personne

ne nous appellera

par notre nom »  (p. 51) 

©Marc Wetzel

Serge NÚŇEZ TOLIN, La vie où vivre, Rougerie, avril 2017, 78p.

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Serge NÚŇEZ TOLIN, La vie où vivre, Rougerie, avril 2017, 78p.

Le dernier numéro de Traversées (n°83/avril 2017) consacre un dossier éclairant et complet à notre poète, et l’on s’y reportera pour mesurer l’importance et l’éclat complexe et intègre de cette œuvre.
Ici, quelques mots seulement sur l’ouvrage que vient d’éditer Olivier Rougerie, pour en souligner la beauté, et louer la profondeur.
L’humble beauté et la fraternelle profondeur, l’une et l’autre énigmatiquement.
Comme on voit ici :

« Des pas, de l’autre côté de la clôture.
             La clôture du temps qui referme sur nous les absentés, dit-elle assez la vie où vivre ?
             Au bout du combat que reste-t-il de nous ? Et du combat, que reste-t-il ?
            Assez, sans doute, pour que d’autres le reprennent et s’y mettent à leur tour. La vie finit par nous atteindre.    
           Les respirations surprises de se croiser, de se savoir comme l’air dans l’air »   (p. 21)

ou là :

« Que cède dans le poème cette force de toupie, qu’enfin je puisse dire qu’il ne s’agit plus de moi !
        Le poème mis à nu, il n’en reste que le nerf.
       Arrivé au bout de ses tours, la toupie penche, finit par se coucher sur le côté, épave des circonférences, immobile, son pivot prêt au prochain claquement de doigts.
       Il y a toujours un enfant pour relancer la toupie »     (p. 28)

La vie, c’est l’action sur soi. Les êtres vivants sont comme des zones de capacité transmissible d’être. Zones, parce qu’ils ont une membrane qui les délimite, et des cloisons qui les parcourent ; capacité, parce qu’il leur faut pouvoir convertir en énergie de fonctionnement ce qu’ils assimilent ; transmissible, parce que ces formes métaboliques doivent pouvoir reproduire ce qu’elles sont au moyen de l’image même, au creux d’elles, de ce qui les a produites. Mais dans toutes les formes pré-humaines d’organisation, « avoir la vie » et « être en vie » se confondent. Ce n’est qu’avec la parole et la raison libre et consciente qu’une dualité vient à l’existence même : l’homme vivant sait avoir une vie parce qu’il se représente la suite de jours dont dispose exactement son devenir ; mais par la pensée, cette suite de jours vient à dépendre de lui autant que lui dépendait d’elle. Avoir la vie est donné ; être sa vie ne l’est pas. On doit choisir, humainement, la vie où vivre. Le temps passe pour nous comme pour les animaux, mais un temps dont on peut nommer les moments passe autrement ; et de même l’énergie se conserve et se transforme en nous comme en eux, mais le travail d’une seule capacité (la parole) transfigure la capacité de travail (l’énergie) de toute l’existence. Et pour le dire simplement, un animal a, dans les diverses situations de vie, au moins le choix entre se soumettre, résister, et fuir, mais se soumettre à la vie même , ou lui résister, ou la fuir, voilà bien un dilemme exclusivement humain ! La vie ne nous dit pas où vivre, et la parole seule ne fait pas vie. C’est cette perplexité qui ouvre ce livre de poésie.

Il est d’ailleurs tout de suite clair que la poésie n’est évidemment pas elle-même cette vie où vivre ; au mieux est-elle cette parole qui fait se manifester cette vie pour elle-même, sans jamais pouvoir en tenir lieu.
Cette fameuse « vie où vivre », le discernement lyrique de notre auteur l’indique par exemple dans cet admirable passage, qui fait à notre maturité, et à elle seule, devoir de ponctualité :

« Debout, les mains posées sur le dossier de la chaise, je regarde par la fenêtre ; l’espagnolette baissée me barre un peu la vue.
        Est-ce là répondre ? Dans l’angle mort du regard où je prétendais que mes pas me porteraient, je remuais la vanité d’être là avant l’heure du commencement.
        La réponse arrive comme l’obscurité de la nuit, comme l’instant repris de ce qu’on ne dira jamais »   (p. 43)

Et cette poésie est une poésie morale. Elle est en tout cas éthique, profondément, car toute éthique enseigne l’art d’être suffisamment présent ; et notre auteur (un peu comme Bergson caractérisait la conscience comme fonction de l’attention à la vie) y réussit. Sa sagesse de l’immanence – le réel se suffit ; ce qui est réel en nous devrait alors en faire autant. N’allons donc ni rire ni pleurer au-delà du monde ! – est comme une leçon naturelle.
Quand Núňez Tolin écrit :
« Le vent vient battre le feuillage sans y mettre de signification »  (p. 69),
on entend qu’il y a du sens dans la nature (la direction du vent, le frémissement sensible du feuillage), mais qui se passe fort bien de signification (la nature ne comprend pas ce qu’elle exprime, ni n’anticipe ce qu’elle fait d’elle-même). Toute sa poésie semble nous conseiller de faire de même : se contenter du présent, finement capturé, intelligemment élargi, généreusement partagé. Et ce tout dernier point indique que notre auteur n’a ni peur ni honte de la morale : une conscience attentive à la vie l’est donc aussi à celle des autres consciences, et à la sienne propre, comme modèle de vie que son action lui mérite ou non d’être. Droiture de la contemplation vaut bien prière.
Constat : les hommes  sont ensemble, même quand ils n’usent pas les uns des autres. Leçon : c’est comme mortels que nous nous complétons. Voilà ce que rappelle Serge.
« Comme c’en est assez de soi ! » (p. 20) dit-il sobrement. C’est à dire : moins de soi ! Plus de vie ! Et si l’on estime trop onéreux le deuil de sens personnel de la vie résultant, l’honnêteté doit répondre ce qui est :
« Le silence suffit presque à combler l’absence de signification » (p. 70) . Cet admirable presque non seulement ne ment pas, mais encore tue le besoin de mentir.

C’est aussi une poésie métaphysique, car dans le monde de Núňez Tolin, ce sont des forces qui décident de la nature de la réalité, et c’est la parole qui décide de ces forces.
Notre auteur y fait penser ses états les plus ordinaires.
Par exemple l’insomnie (p. 37) ; elle est l’occasion de saisir que l’homme est le seul animal pouvant en souffrir, car le seul à pouvoir saisir qu’il ne dort pas. Seul il se représente l’absence à soi du sommeil, et donc l’absence de cette absence !
Ou bien (p. 48) cette tendre et aiguë leçon tirée d’une approche des amants dans leur lit de nuit. Si l’espace les lie à ils savent qui (à eux-mêmes, partis nouer leurs désirs !), le temps, lui, qui insensiblement continue, et « va tandis que nous nous rapprochons », puisqu’il arrime par nature à ce qui n’est plus ou pas encore, « nous lie à nous ne savons quoi »
Ou même l’étonnant aphorisme : « Il y a toujours des mots où aller » (p. 63),  qui déduit de l’infinie fécondité de la parole la reformation inépuisable, la relance de principe de son horizon. Même Dieu ne pourrait, s’il voulait, mettre fin à son Verbe.
Certes, la poésie métaphysique est le genre le plus moqué, ou fui. On la juge plus triste qu’un martyre dans un amphithéâtre vide, et son auteur aussi complaisamment dérisoire, justement, qu’un martyr athée. Mais c’est ignorer que son objet (la nature même de la présence, l’intimité de l’espace et du temps) est l’assise dernière de tout monde, et la borne intérieure de toute exploration. Voir ainsi Núňez Tolin en compagnie de Valéry, Emily Dickinson, Artaud, Bobin, et même Houellebecq (quoi de plus varié et utile que la poésie métaphysique ?!), c’est se réjouir que grâce à la poésie le combat du monde s’exprime, et grâce à la métaphysique le Tout devienne hospitalier !

Partout, franchement, dans cette œuvre noble, vive et méticuleuse, l’immanence est heureuse :

« Comment tenir nos pas dans la suite des jours sans brutaliser la boucle qui nous accomplit ?
          Nulle part, il n’y a de trou par où voir d’en haut ce que nous sommes.
         Un trou en chacun de nous, aveugle sans chercher la vue.
         Nulle part, ce trou n’est mieux ce qu’il est »   (p. 13),

et la lucidité chante :

« La peau forme un lieu, un baiser de tout ce qui manque.
         La vie où vivre, on voit un dos. Il est loin le marcheur avec qui on fit quelques pas. En chemin, on comprend que l’on est celui-là, qui n’est qu’un dos.
             Le cœur cogne dans l’ombre où il bat. La respiration perce le trou où elle passe »   (p. 14)

Nous croulons sous les manuels de bonheur ; ce qui manque cruellement, ce sont des manuels de justesse. Mais en voici magnifiquement un.

©Marc Wetzel

Sylvie E. Saliceti – Couteau de lumière – Rougerie 2016

Chronique de Marc Wetzel

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             Sylvie E. Saliceti – Couteau de lumière – Rougerie 2016


La poésie de notre auteure n’est ni transparente, ni euphorique, ni même exquise . Tant mieux, comme on va tout de suite voir !

Elle n’est en effet pas limpide : « L’ancêtre du torrent – pieds nus à travers champs – a longé le cours d’eau » (p. 15), voilà une typiquement belle formule, dont l’idée n’est pas simple, dont l’image n’est pas facile. Ici comme partout ailleurs, la résonance multiple (comme dit bien le préfacier Marc Dugardin) fait qu’on voit presque trop derrière tout (du temps derrière l’espace, du personnel derrière l’anonyme, de l’initiative derrière du destin …)

Elle n’est pas non plus joviale : si l’on espère que le meilleur sera là, au coin de la vie ou du discours, pour donner un coup de main gracieux, mieux vaut lire la concurrence. « Je suis une grande brûlée de l’être » (p. 45) dit exactement cette ardeur qui ne se (ni ne nous) fait aucun cadeau !

Elle n’est pas non plus impeccablement toilettée : elle ne se rêve pas intégrale, complète, léchée, définitive : un lien en appelle partout aussitôt un autre, et tous ensemble rejettent le sens chaque fois plus loin, en cachant chaque manifestation dans la prochaine, en faisant de chaque horizon le (fragile, et évasif) perron du suivant. Par exemple :
« L’enfance a des fenêtres en bois. Les volets claquent comme des os. Le soleil de craie rouge incise les ardoises du toit. La lumière fonde une sauvagerie puis s’efface. J’édifie le temps pour le guetteur » (p. 67).

Si l’on cherche donc une poésie repue, saturée, à chaque étape d’elle-même insurpassable, qu’on snobe plutôt l’adresse de cette pensée qui veut faire aboutir quelque chose, non du tout se supposer aboutie.

Pourtant, ce livre est pour moi révélation d’une poète exceptionnelle de vivacité, justesse et profondeur.

C’est d’abord quelqu’un qui évoque l’expressivité originaire, paléontologique de l’animal humain (sa capacité unique à inscrire ce qui s’efface et à s’effacer dans ce qu’il inscrit) dans le leitmotiv des « pierres à cerf » sibériennes et nord-mongoles (ces étranges monolithes gravés de cervidés volants et figurant l’univers comme un guerrier à étages) d’un nomade âge du bronze. L’auteure saisit admirablement leur illustration paradoxale (puisque toute stèle est anthropomorphe par principe, elle est à chaque fois tel ou tel homme de pierre) d’une individualité inerte, par laquelle l’homme « coule » dans un bloc son insaisissable incomparabilité, son inexportable indivisibilité. On lira dans ce recueil d’extraordinaires intuitions montrant dans cette singularité littéralement minéralisée (du monolithe anthropomorphe) l’autoportrait d’un homme tout fait, d’un homme qui n’aurait pas eu à le devenir, mais aussi d’un homme sans dedans sensori-moteur, sans chair différenciée, comme une intériorité qu’on pourrait comprendre sans devoir la creuser, comme un organisme tout d’une pièce ou qui serait à lui-même son seul organe ! Mais encore la stèle est l’homme rêvant de se redresser sans plus d’effort qu’un arbre, de pouvoir tenir debout sans devoir s’appuyer pour cela sur quelque chose en lui : une humanité qu’il suffirait d’enfoncer un peu dans le sol pour lui faire mériter sa si complexe et douloureuse verticalité !  Sylvie.E. Saliceti en suggère partout de magnifiques éléments.
D’autant que le façonnement et la décoration incisée de ces « pierres à cerf » renvoient pour notre auteure à l’action d’un « couteau de lumière » (qui donne son titre au recueil), fondé, avoue-t-elle, sur une image de Christian Bobin,
« La vie est un couteau de lumière dont la lame s’enfonce dans le cœur des saints et des cerfs » (citée p. 6)
image dans laquelle on peut voir, avec la poète, le propre du vivant, l’originale capacité biologique permettant à un être de découper en lui ce qui lui permet d’être comme hors de lui ce qu’il fait être. Cette idée du « ciseau », de la « lame », qui incise en l’être son propre mode d’emploi de lui-même (car le couteau de lumière ne sait donner qu’une chose : la vie, et par l’unique moyen de la trace creusée, de la marque par entaillement, de la rainure séparatrice, qui est toujours aussi un sillon de mort – comme le note aussi le préfacier Dugardin) est particulièrement évocatrice et fidèle : un couteau de lumière, montre-t-elle, n’a pas de fourreau (il carboniserait tout étui !), pas même de tiroir propre (même un ange serait sans usage d’une dînette de lumière) – mais il incise, comme vie, la formule de réalité propre, de présence d’une chair à soi-même. Un couteau de lumière, ça donnerait des lèvres à un parpaing, et saurait satelliser des coups plutôt que les nier ou les aggraver !
On laissera au lecteur le soin de parcourir et interpréter d’autres merveilleuses visions : si l’homme a su par le cheval qu’il pouvait obtenir monture pour son corps, c’est par le daim et l’élan que le chamane acquiert monture correspondante pour l’âme ; si l’animal n’a pas d’histoire, c’est donc qu’il est moins temporel que l’homme, et donc, en un sens, plus réceptif à l’éternel (et c’est cette réceptivité animale à l’esprit supra-temporel que la pierre chamanique vise ici à capter et capitaliser pour qui l’écrit et la lit) ; les cornes et andouillers du cerf sont littéralement du buissonnement, de la ramification ligneuse de tête, et à ce titre ses « bois » sont des sortes d’ailes végétales (pliées sur soi comme des nœuds de lumière !). Il y a, chez Sylvie E. Saliceti , une poète, une pure mémorialiste de l’énergie, qui n’hésite pourtant pas à guetter pragmatiquement, patiemment, les réelles conditions originaires de l’homme (ça ne le dérange pas de faire jouer sa poésie comme trousse vivante d’une anthropologie, et elle a la figure très singulière, rare, incongrue,  de la scrupuleuse notaire du bien … qu’on EST).

Je voudrai dire enfin l’intelligente ambition du propos, son austère et pourtant fraternelle lucidité, par trois traits distinctifs, particulièrement remarquables, de cette auteure, qui sont aussi des leçons d’existence.
D’abord, pas de beauté sans deuil, détresse ni désolation. La beauté est éclat, équilibre et forme ; la mort est, à l’inverse, obscurité du néant, déséquilibre de l’ultime (on n’attend pas le rien pour rien !) et passage à l’informe, à l’éternellement   impossible reconversion de l’ex-vivant en une quelconque figure de réalité. Et pourtant « la mort est la moisson pour toujours » (p. 27) dit-elle. C’est que la même pensée, qui ne suffit pas pour vaincre la mort, ne suffit jamais non plus pour circonscrire la beauté. Une forme enclot ses propriétés, mais la forme belle les contient aussi mystérieusement que l’individualité morte abandonne à jamais les siennes au mystère.
Ensuite, pas de fécondité sans humilité. « Un jour, nos mains n’auront plus d’importance » (p. 44). On ne peut pas mieux marquer le lien entre l’humilité, le sentiment de sa propre insuffisance, le « refus de se contenter de ce qu’on vaut » dit Comte-Sponville, et la fécondité, dans laquelle on déploie ce qui nous dépasse (comme l’humilité dépasse et tient pour rien ce qu’elle déploie), et qui est comme le mépris de s’arrêter à soi, le refus de faire valoir ce qui ne contente que nous !
Enfin, je crois discerner dans cette auteure une dernière formule de vie, qui touche au plus profond, au plus près de ce qu’on exige d’être, et qui est quelque chose comme : pas d’indépendance sans honnêteté. Je ne suis pas seulement frappé par l’absence, dans cette pensée et ce discours, de toute caution élevée, de tout gourou réconfortant, de tout entraîneur attitré (qui, comme le dit Sloterdijk, permettrait de se guider vers l’improbable comme coach spirituel vous faisant signer un léonin contrat de perfectionnement ou de mutation) – Saliceti est merveilleusement seule là où il faut l’être, quand tout intercesseur vous détournerait complaisamment du pire, du vide, de l’inhumanité à assumer. Pour dire les choses brutalement, cette poète n’est jamais simple, mais elle est toujours honnête. Et comme la liberté est d’abord l’art de s’appartenir, le refus de se fier et s’en remettre à une autorité qu’on ignore, l’honnêteté est l’intégrité dans l’échange, le refus de tirer parti, contre un autre, de ce qu’il ignore. C’est ce qu’on lit dans cet admirable passage (p. 32) :
« Les baisers des animaux rôdent sur des pistes où dorment mes parents. Mon père le cerf ne me reproche aucune lâcheté. Les ancêtres ni la neige n’élèvent la voix : ils savent que je ne suis l’esclave de personne. Je n’ai pas bradé la terre du dernier loup. Je n’ai pas vendu les os de ma mère ».

Dans son précédent (et premier) livre chez Rougerie, « Je compte les écorces de mes mots », l’auteure posait une terrifiante question : l’homme peut-il mieux illustrer son pouvoir sur la vie qu’en organisant des crimes de masse ? Ici, de manière plus apaisée, mais plus profonde encore, sa question paraît être : l’homme tient-il de la vie seule le pouvoir de la questionner ?
Dans la stèle décorée de la « pierre à cerf », l’homme se révèle le seul animal dessinant pour chasser ; dans ce « couteau de lumière », le seul se chassant pour écrire. La fièvre intègre de cette poète ne s’oubliera plus.

©Marc Wetzel