Monique Charles-Pichon, Louise ou Les mères intérieures, roman, L’Harmattan, 2024, 275 pages

Monique Charles-Pichon, Louise ou Les mères intérieures, roman, L’Harmattan, 2024, 275 pages


« Tout ce que j’écris, vois-le comme une trousse à outils, de secours, une pioche, des varias d’inquiétudes et d’amour où tu peux grappiller librement »

Les mères intérieures, ou « Les guerres intérieures » (roman de Valérie Tong Cuong), ou Les tourments …, Les espoirs … et tant d’autres à imaginer.

Monique Charles-Pichon nous emmène dans un roman hybride entre psychanalyse, philosophie, entre espoir et renoncement, désir et refoulement, attente et déception, …

C’est de toute façon aussi l’histoire d’un amour floué que nous décrit Louise dans son journal/manuscrit qu’elle intitulera Donner le jour.

Trois parties charpentent ce roman.

Louise, 1984

La maman de Marie, Louise, ne citera les intervenants – surtout ceux de sa famille, ses parents, ses grands-parents, ses marraines, sa fille … que par leur prénom. Elle ne dira jamais « papa », « maman »…

Elle vit avec Louis et a un désir absolu d’avoir un enfant. Pourquoi souhaite-t-on avoir un enfant ? Pour avoir un projet de vie, pour consolider son couple, pour partager ses acquis, pour servir de relais entre hier et demain … Pour tout cela et surtout par amour, pour la plupart d’entre nous, du moins je l’espère !

Louise et Louis, ça ne s’invente pas ! Louise va lui « faire un enfant dans le dos », comme dit l’expression, car de progéniture, Louis n’en veut pas. Mais notre héroïne cherche avant tout à garder son compagnon et c’est la seule alternative à laquelle elle songe.

Alors Louise imagine un dialogue avec son enfant à naître : elle sait d’ores et déjà qu’il s’agit d’une fille. Ce dialogue qui est en fait un monologue, puisque celle qui vit en elle ne peut lui répondre. Une forme de catharsis en quelque sorte qui lui permet de tenir bon et de se dire que Louis ne va pas la quitter, comme ça, sur un coup de tête. Elle dit à son enfant à naître celui qu’elle a été, lui décrit les passages difficiles qu’elle a connus et les personnages qui ont compté pour elle, disparus ou encore présents.

Marie 2020

Ici, c’est Marie qui prend le relais, à 35 ans, Louise avait cet âge quand Marie est née. La mère veut léguer à sa fille Les Volets bleus, maison de son enfance, où elle a été élevée par sa génitrice et ses deux marraines, Hélène et Joan.

« Je voudrais faire comme toi… écrire la suite de Donner le jour, ce pourrait être ça, un carnet de bord qui détecte les lignes de force du passé et du présent. »

« Le suicide et l’infanticide pour crier à Louis l’horreur de l’abandon, qu’il ne s’en remettre jamis. »

« Louis, je l’ai expulsé ».

Louise devenait folle car – en réalité – Louis l’avait quittée, abandonnée. Cette folie conduisit la mère presqu’au suicide et à l’infanticide ; ce que découvre avec horreur Marie, en lisant le second manuscrit tout raturé et qui chavire en tous sens : Lettres de l’abandon. Marie se rend compte que sa mère devenait dangereuse pour elle-même ainsi que pour sa fille.

3ème partie : Hélène, 2021

Psychanalyste et amie de nos deux protagonistes principales, Hélène va aider Marie à remonter la pente ; Joan aussi. Ses deux marraines, en somme ! Les amitiés vont remplacer les cellules défaillantes et Marie – elle aussi – va se décider d’écrire et ainsi aller à l’essentiel : avoir une vie à soi, un espace de liberté, un endroit « intérieur » où chacun se soulage grâce à l’autre et tente de comprendre et d’aider l’autre.

C’est un roman prenant de but en blanc où les amitiés indéfectibles qui consolident et rassurent, les lieux de vie pour comprendre, l’amour des animaux, le recueillement pour solitude et introspection, l’écriture comme salut … sont les éléments fondamentaux que l’autrice développe pour aider à continuer, malgré les remous, les contraintes et les obstacles qu’offrent les rencontres probables et improbables d’une vie trop ou trop peu remplie …

Et si ces amitiés ne consistaient seulement qu’en une « renaissance » pour chacune des héroïnes.

Un roman féministe peut-être, mais surtout intimiste sur la difficulté d’être mère, de le vouloir et surtout de le pouvoir.

Etre mère, c’est pour moi quelque chose de phénoménal. Moi-même, je ne me suis rendu compte de l’importance, la force et le courage d’une maman que lorsque mon épouse l’a été…

Monique Charles-Pichon, à travers ce roman à multiples clés, nous fait rentrer dans un monde de questionnements, où la trajectoire d’une vie peut dévier si on est seul à s’enfoncer dans ses propres délires ou être « rattrapée » si on peut compter sur des appuis solides.

Nicolas de Mar-Vivo, L’Oreille absolue, Roman, Éditions Edern, 246 pages.


Désorientés, vous risquez d’être complètement désorientés par ce livre qui commence par : Le livre que vous tenez n’est pas de moi. Si j’ai décidé de le publier sous mon nom, c’est après mûre réflexion. Donc, si j’ai bien compris, voilà un auteur qui se sert, en toute impunité, d’un récit qui lui a été remis – offert dirons-nous – qu’il n’a pas écrit mais qui a été écrit par un autre et cet autre, sorti de nulle part, est, tenez-vous bien, un enfant de 10 ans.

Et quel enfant ! En bagarre avec les adultes et en premier avec ses parents, riches héritiers mais surtout artistes, qu’il accuse de l’avoir mis au monde. Je n’ai rien demandé nous dit-il.

Ma famille est d’une banalité confondante puisqu’elle est composée de cinglés, tous un peu artistes, tous un peu excentriques, comme vous et pas moi ?

En bagarre contre ses camarades au collège qui pratiquent l’asservissement à un chef, bellâtre et tout puissant, et qui n’ont aucune idée de ce que peut être la liberté de pensée et la véritable amitié. Première déception amoureuse mais réconfort de ses deux vrais amis, Medhi et Nicolas (Tiens !) qui partagent ses idées sur la famille et la société.

Et c’est en effet une critique acerbe de notre société d’égocentrés, de méprisants, de prétentieux, société de consommation, de loisirs faciles, de petites et grandes lâchetés et j’en passe, que Nicolas de Mar-Vivo nous délivre avec humour par la bouche ou plutôt la plume de Louis (il a cessé de parler à la mort de son petit frère Antoine) qui écrit ces mémoires sur un téléphone portable, car, contrairement aux apparences je suis de mon temps nous dit-il. Lui qui lit les Mémoires de Saint Simon en édition Pléiade et s’interroge sur la notion de doute chez Descartes.

Si vous n’imaginez pas possible qu’un enfant de cet âge soit déjà le sage et le penseur qu’il nous dit être, ne lisez pas ce livre. Par contre s’il vous reste de l’enfance le goût de l’aventure, y compris littéraire, la curiosité et l’esprit de liberté alors dévorez cet ovni à la fois drôle et caustique.

Et puis comme dit le jeune Louis :

Une chose est sûre, depuis notre enfance on nous raconte des salades. Nous avons droit à des variétés différentes, parfois, mais cela reste des salades. Les adultes nous mentent, sur à peu près tout, et personne ne veut le reconnaître.

Pourtant, c’est très simple : le mensonge s’entend. Il suffit de prêter l’oreille. Et  je l’ai absolue.

Louis n’est pas un adulte mais un enfant alors nous pouvons le croire. Par contre j’avais oublié de vous dire qu’il avait aussi l’oreille absolue

Claude Donnay, Ozane, roman, MEO, 2024, 256 pages. 

Claude Donnay, Ozane, roman, MEO, 2024, 256 pages. 


Je viens de terminer la lecture d’Ozane de Claude Donnay.  Le texte renoue avec la puissance de L’été immobile, deuxième roman de l’auteur, qui lui avait valu le Prix Mon’s Livre en son temps. Signalons que Ozane  s’est hissé parmi les cinq finalistes du prix Marcel Thiry 2024.

Tout est dit dans la première de couverture où l’on a l’apparition d’un contour « blanchi » autour du prénom « Ozane ». Et c’est de cela dont il est question dans ce roman passionnant. D’un estompement des lignes identitaires d’une jeune femme, Blanche, suite au traumatisme concentrationnaire.  Le texte amène son lot de questions fortes sur l’amnésie et le traumatisme.  

La prise de risque est belle dans ce nouveau roman. L’auteur s’ouvre à des périodes historiques jusqu’ici jamais abordées dans sa production romanesque. La géographie suit le cours de l’histoire, sur ce point : l’auteur sort de sa zone de confort. Dans La route des cendres (2017), Claude Donnay avait poussé une pointe au Pays-Bas, tout en restant majoritairement en France. Un été immobile (2018) prenait sa source du côté d’Ambleteuse avant de s’ancrer plus bas en France, au détour de quelques va-et-vient savoureusement caustiques vers le Brabant Wallon… On ne coupe pas les ailes aux anges (2020) se situait au cœur de la Belgique.  L’heure des olives (2021), même si certaines pages se centraient sur un périple vers les maisons d’éditions parisiennes, nous était assez proche. Dans Ozane, L’auteur dinantais s’aventure  dans des contrées qui ne sont plus limitrophes puisque, par le hasard de la vie, une partie de ses personnages vont se glisser dans le sillage de l’univers de Sylvain Tesson, un des intertextes puissants de Ozane étant Dans les forêts de Sibérie. Bien au-delà de la vallée mosane,  l’ouverture des paysages s’étend désormais, pour la première fois dans les romans de l’auteur, à l’horreur concentrationnaire de l’Allemagne nazie autant qu’à la nature enchanteresse du lac Baikal en Sibérie. Ce paysage narratif plus étendu,- et plus profond, à l’image du lac sibérien –  devrait, à mon avis, étendre également le lectorat de l’auteur dinantais. Souhaitons-lui une traduction pour ce dernier roman ; ce ne serait pas du vol. 

Grâce à un art de l’analepse, l’auteur nous replonge dans le passé d’Ozane Sorokin. Cette femme d’une septantaine d’année va se retrouver devant un ours, en 2000, alors qu’elle se promène dans la taïga. Après avoir perdu connaissance, elle finira par revenir à elle et c’est à ce moment précis de l’histoire qu’une jeune figure féminine de la résistance dans la vallée mosane va naître dans le récit. On va revivre les horreurs subies par Blanche, séquestrée et violée dans les bureaux de la Gestapo. Nous sommes en 1944. 

Les lieux choisis par l’auteur sont à la fois fidèles et infidèles à l’histoire qu’il voulait raconter. En réalité, l’histoire de Blanche/ Ozane Sorokin, c’est en partie l’histoire de la tante de l’épouse du romancier, une certaine Eliane Gillet, évoquée dans la note de l’auteur en fin d’ouvrage (251-252). Quand Claude Donnay apprend l’histoire de la tante de son épouse, il est poussé par une intuition artistique autant par les encouragements de ses proches qui voient dans cette tragédie familiale un point d’accroche non négligeable avec son lectorat : « La tante de mon épouse était impliquée dans la résistance de la région… ça me tenait à cœur d’évoquer son histoire. J’ai utilisé certaines ressources disponibles grâce à certains groupes, notamment « Territoire de la mémoire ». Ça m’a permis de me reconnecter à un savoir qui m’avait été transmis sur la résistance. Ma grand-mère paternelle était une bonne conteuse. Elle m’avait raconté ce qu’avait été l’époque de la guerre à Ciney. Elle en connaissait un rayon sur les maquis. Par ailleurs, j’ai retrouvé, sans jamais remettre la main sur le texte,  des bribes dans ma mémoire qui venaient d’un livre que j’avais lu quand j’avais une trentaine d’années…  Un ouvrage signé Maurice Jadot sur la guerre dans l’entité de Ciney. J’y avais trouvé beaucoup de renseignements sur le siège de la Gestapo à Dinant. Ces sources-là, combinées à des témoignages issus de sites, dont je prenais soin de vérifier la fiabilité, m’ont aidé à écrire de façon précise ». 

 Claude Donnay a donc cherché à faire revivre la mémoire d’Eliane Gillet et lui a donné un parcours romanesque de haut vol. Les lieux romanesques obéissent autant à des impératifs  historiques qu’à la nécessité de laisser parler la fiction. Le traumatisme d’Ozane Sorokin l’amènera à se remémorer le camp de concentration de Ravensbrück où elle a été déportée alors qu’elle avait une vingtaine d’années. La Sibérie, c’est de la pure invention, et ça tient à l’adoration du livre de Tesson, lu et relu par l’auteur. Au final, il s’agit ici d’un roman qui aura nécessité deux années de travail à Claude Donnay: « Les recherches ont duré une année. J’ai effectué une première recherche sur Google, tout d’abord. J’y ai trouvé pas mal de témoignages de première main. Des personnes rescapées du camp de Ravensbrück qui avaient témoigné aux alentours de 1970. Certaines sont décédées peu de temps après avoir livré leur récit de vie.  Je suis tombé sur des témoignages des surveillantes du camp. Des personnages sombres de Ravensbrück, dont Dorothea Binz, sont évoqués avec rigueur historique.  J’ai relu les archives du procès. Je me suis concentré sur les témoignages du chef du camp, des médecins impliqués, etc. »

Voici un passage évoquant Ravensbrück, extrait d’Ozane,: « Une prisonnière a pu avoir des nouvelles de sa jeune sœur emmenée alors qu’elle n’était pas plus malade que la plupart d’entre nous. La pauvre est clouée sur un lit. Opérée à une jambe, sans raison, elle souffre atrocement. Selon la Blockova, il semblerait que Herr Doktor Gebhardt et son assistante, la Obserheuser, s’adonnent à des recherches sur les plaies infectées. Ils incisent la peau et les muscles de prisonnières saines pour y glisser divers débris, morceaux de verre, de bois, de métal rouillé, et de la terre, de la poussière… pour recréer les conditions rencontrées par les médecins sur le Front. Ensuite, ils enferment la jambe dans un plâtre et la laissent pourrir le temps nécessaire à l’expérimentation de nouveaux traitements aux sulfamides. » (117) 

S’agissant de Ravensbrück, Claude Donnay précise que : « Tout ce qui est dit au niveau historique est réel.  Les noms sont les vrais noms des gardiennes des camps, le nom du chien… » L’auteur a évidemment eu le tact de changer l’identité des gens de la région dont le rôle historique dans la collaboration était avéré, ceci afin de ne pas nuire à la réputation des descendants de personnes qui étaient durant la seconde guerre mondiale du mauvais côté de l’histoire. Sans rien divulguer d’Ozane, disons simplement, que le travestissement identitaire opéré par l’auteur dans ses choix onomastiques, entre dans la composition de ses personnages principaux…

Par une alternance entre les époques bien orchestrée, l’auteur fait de la nature enchanteresse du lac Baikal un contrepoids naturellement crédible à l’univers concentrationnaire, grâce à un important travail de documentation également sur les us et coutumes de Sibérie. Certaines métaphores de ce roman, qui suit d’ailleurs l’eau et les poissons en son sein de très près, donnent à penser à l’importance de briser la glace pour faire émerger la vie.  On se rappellera que pour illustrer le fonctionnement de l’inconscient, une des métaphores les plus utilisées en son temps était celle de l’iceberg… Entre celle qui évolue à la surface (Ozane Sorokin, aux abords d’un lac superficiel s’il en est et qui sert de prétexte géographique pour sonder les profondeurs de l’histoire…) et ce qui se trouve enfoui en elle (Blanche et le traumatisme), on a la nécessité d’une griffe assez définitive dans le vif du sujet, et c’est là, toute la force de frappe de la patte de l’ours dans l’histoire. La patte de l’auteur, elle, est là dans le mélange entre réalité historique et fiction. Claude Donnay est pourtant tout l’opposé de Sylvain Tesson. S’il fait voyager son lectorat, il n’est pas voyageur pour un sou et revendique même un côté casanier…   

Les connaisseurs de l’œuvre de Claude Donnay retrouveront certains thèmes déjà abordés par l’auteur dans ses précédents textes. La violence qui avait pu choquer certains lecteurs dans On ne coupe pas les ailes aux anges, on la retrouve dans Ozane, mais avec un maniement de l’ellipse digne d’intérêt, qui m’a parfois fait songer au texte de Jean Cayrol lu par Michel Bouquet dans Nuit et brouillard. L’inclination naturelle à la poésie, et plus généralement à l’écriture, qu’ont certains personnages d’Ozane, et que on l’appréciait déjà dans La route des cendres, ainsi que dans L’heure des olives ravira les lecteurs des recueils poétiques de l’auteur… 

Un diptyque

Un diptyque


« Voici le dernier livre de Philippe Sollers, écrit jusqu’au bout d’une main claire », note Yannick Haenel sur la quatrième de couverture de La Deuxième Vie.

C’est exact, c’est fort, et c’est beau, même quand cette main claire tremble…

Mais on a comme une envie d’ajouter que, de la part de Sollers (Ulysse des lettres françaises), on peut s’attendre à tout… même à un livre post-mortem : écrit, ce coup-ci, par son (non-)être, en ses mutations infinies, sorte d’Yi king, hélas, pour nous, intraduisible, donc impubliable en français – en cette langue qui l’a fait naître, et renaître, à chaque nouveau livre, c’est-à-dire pratiquement une centaine de fois !

On peut s’attendre à tout, j’insiste : car, chez lui, ce lien entre écriture et amour, ou amour et écriture, ce nœud gordien, fut si serré qu’au moment de son départ, d’instinct, « Philippe se tourne vers le cahier » (p.72)…

Je tenterai de concentrer ce livre-aphorisme, ou ce poème, en quelques lignes-citations :

« Malheur à celui ou à celle qui n’a pas célébré sa vie de son vivant », nous dit Sollers (p.16), et on comprend tout de suite que les susnommés n’auront pas, non plus, le droit de célébrer leur « Deuxième Vie », dans sa « vivacité », ce « caractère le plus inattendu de l’éternité », où « c’est d’un vif mouvement que la mer se mêle au soleil » (bien entendu, « les éléments négatifs [en] sont éliminés ») : c’est comme si « chaque moment est perçu instantanément pour la deuxième fois » (p. 19). On dirait une Reprise kierkegaardienne immédiate ! 

« Chez certains écrivains, la Deuxième Vie est toujours en vue dans la première, mais peu en ont conscience, à moins d’une initiation » (p. 21).

Et, si « la première vie est contradictoire » (p. 20), « la Deuxième Vie se tait, elle a appris que la pensée est un acte » (p. 21).

Or, découverte essentielle, la « Deuxième Vie » ne se conjugue pas au singulier : des atomes crochus (disons) permettent « des relations solides avec d’autres Deuxièmes Vies » ; par exemple, « l’entente avec Eva était immédiate, pas sexuelle, sauf une fois, pour vérifier que la question n’était pas là » (p. 21). 

Dans sa postface (en fait, la continuation, le complément du livre, mais comme simultané, car, rappelons-le, ici aussi, « chaque moment est perçu instantanément pour la deuxième fois » dans cette dialectique entre l’existence et l’écriture, la lettre et l’être), Julia Kristeva écrit : « Reste Eva, figure composite des femmes du Migrant, ‘de plain-pied avec la Deuxième Vie’, par ‘intensité de concentration’ » (p.71). Je vote pour cette Eva-là, que je ne vois pas, moi, juste comme une « figure composite des femmes du Migrant », mais, à la fois, comme une incarnation individuelle, unique – qui a été, qui est « de plain-pied » avec sa première et sa « Deuxième Vie », et qui ne peut être autre que (Krist)Eva, donc Julia !

En vérité, une part d’Eva/Julia est bien « partie », et désormais « se voyage » avec Philippe, comme en un « hymne à ‘l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles’ » (voir le chant XXXIII du Paradis de Dante ; ici, pp. 72-73).

Tout cela m’envoie à ce dialogue (in Julia Kristeva, Philippe Sollers, Du mariage considéré comme un des beaux-arts, Fayard, 2015) :

« Ph. S. – La rencontre d’amour entre deux personnes, c’est l’entente entre deux enfances. Sans quoi, ce n’est pas grand-chose (p. 41).

« J. K. – Tu as raison de commencer par l’enfance, car les nôtres sont si différentes, et pourtant nous les avons accordées (p. 41). […] Bien sûr, je resterai toujours une étrangère plus ou moins intégrée. Cependant, dans l’amour qui ravive nos enfances échangées, et seulement là, je cesse d’être étrangère (p. 44). » 

Ce qui me rappelle Nietzsche : « Dans l’homme véritable est caché un enfant qui veut jouer. Allons, les femmes, découvrez-le cet enfant dans l’homme ! » (Ainsi parlait Zarathoustra, Première partie, « Des petites vieilles et des petites jeunes », trad. de G.A. Goldschmidt, Le Livre de Poche, 1995, p. 85).

Mais, certes – nous dira Sollers –, la réciproque aussi s’impose de soi : « Une des plus belles photos que j’ai vues de Julia, c’est elle en bébé (rires). Il faut aller trouver parfois la petite fille chez une femme. C’est beaucoup plus compliqué qu’on ne croit, puisqu’il s’agit en réalité de la voler à sa mère. Le Cantique des cantiques dit que l’amour est fort comme la mort. Ça m’impressionne beaucoup : si j’aime, je vais peut-être être aussi fort que la mort, ou vaincre la mort ? Stendhal écrit une phrase absolument étonnante, comme ça, très vite : ‘L’amour a toujours été pour moi la plus grande des affaires de ma vie, ou plutôt la seule.’ Vous connaissez son épitaphe rédigée par lui en italien : ‘Il vécut, écrivit, aima’ » (in Du mariage…, p. 145).

Pour moi, c’est prouvé : La Deuxième Vie ne peut que faire suite à Du mariage considéré comme un des beaux-arts !

(Ce titre même nous rappelle la kierkegaardienne « Légitimité esthétique du mariage » d’Ou bien… Ou bien2 : « Lorsque l’être, avec lequel je vis dans l’union la plus tendre de la vie terrestre, m’est aussi proche au point de vue spirituel, c’est alors seulement que mon mariage est éthique et, par conséquent, esthétiquement beau » ; et : « L’amour romantique se laisse excellemment bien représenter dans l’instant, mais non pas l’amour conjugal ; car un époux idéalisé n’est pas quelqu’un qui l’est une fois dans la vie, mais quelqu’un qui l’est tous les jours » ; c’est qu’il vainc « l’ennemi le plus dangereux : le temps » – puisqu’il « a eu l’éternité dans le temps et l’a conservé dans le temps ».) 

Conclusion logique : il faudrait les republier en un diptyque.


1. Cf. Philippe SOLLERS, La Deuxième Vie, roman, avec une postface de Julia KRISTEVA, NRF Gallimard, mars 2024.

2. Cf. Søren KIERKEGAARD, Ou bien… Ou bien…, trad. du danois par F. et O. PRIOR et M. H. GUIGNOT, Tel Gallimard, 1995, pp. 433, 447 et 449.

Igor SAVELIEV, Le mensonge d’Hamlet, roman, traduction du russe, préface et notes de Geneviève DISPOT, Ginkgo Éditeur, 2024.

Être, ou ne pas être, journaliste en Russie


Dans Le mensonge d’Hamlet, bref, dense, haletant – tel un thriller de bon aloi –, Igor Saveliev, jeune écrivain russe, ou plutôt bachkir de langue russe, nous offre une mordante image du fonctionnement des mass media à l’époque de Poutine.

Rappel historique : comme dans les autres pays de l’Est, en leur infinie transition vers une hypothétique  « démocratie », en Russie aussi, après que Gorbatchev, hélas, a été déposé, bon nombre des ex-apparatchiks et membres des Services secrets (en l’occurrence, du KGB), retournant leur veste en prestidigitateurs, sont devenus les tous premiers actionnaires et patrons – grâce au, ou plutôt à cause du (néolibéral) FMI, qui partout aura poussé, contraint à une privatisation éclair et à une libération des marchés, laissant la voie libre à la spéculation et à la naissance d’une oligarchie « qui n’a pas conduit à la création des richesses mais au pillage des actifs », à l’appauvrissement, à l’humiliation des ces peuples à peine sortis du totalitarisme rouge (l’analyse précise et sans fard de l’Américain Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie : La Grande Désillusion, ch. I, « Les promesses des institutions internationales », p. 33 ; ch. V, « Qui a perdu la Russie ? », p. 234).

Parmi les acquisitions de choix des nouveaux patrons, on compte le secteur des médias, car on sait bien que celui qui maîtrise l’information a partie liée avec le pouvoir (politique-économique).

Revenons à notre roman : on y suit, passionnément, Oleg l’antihéros, reporter doué de la chaîne TV « FILE » de Moscou, d’origine sibérienne, qui a quitté la désespérante télévision de Barnaoul (capitale du kraï de l’Altaï, une des plus belles villes minières de Sibérie) et aussi (temporairement) son épouse Arina, pour l’amour du journalisme : «  Mais putain ! il doit bien exister quelque part un vrai travail journalistique, un vrai métier ! Non, cela doit bien exister quelque part !!! » (p. 117). Hélas, ce ne sera pas à Moscou, car ladite « FILE », branche d’un grand groupe médiatique, ayant exploité au maximum ses qualités, son flair d’investigateur, l’ayant usé, épuisé, tentera, à la première occasion, de s’en débarrasser. De fait (par manque de choix chronique), Oleg devient un larbin, une marionnette de son puissant patron (ex-officier du KGB), Sergueï Spartakovitch Bargamiants (« en abrégé SS », comme le narrateur se plaît à l’appeler), qui l’utilise avec succès pour mettre hors circuit d’anciens collaborateurs et amis mafieux, des enrichis de l’époque du capitalisme sauvage d’Eltsine (p. 27).

À un moment, il s’agit de détruire la carrière d’Arkadi Konoïevski, célèbre metteur en scène et réalisateur, qui n’est plus en odeur de sainteté « en haut », depuis qu’il a osé, dans sa pièce Hamlet, une féroce satire de la Russie de l’époque de Brejnev, dénigrant implicitement (prétendait-on), son propre pays, le peuple qui lui avait donné le jour… Qui plus est (en Socrate moscovite), il s’emploierait à « corrompre » la jeune génération, suite au grand succès populaire de son film Que le vent emporte tes paroles (pp. 40-41), créant une « secte » qui (disait-on) adorait son gourou et se laissait mener à la dépravation : drogue, prostitution, pédophilie… Or, tout ça se révèlera n’être qu’une machiavélique mise en scène du patron « SS » lui-même, et de ses acolytes – pour laquelle, comme d’habitude, on voudra mettre à profit les talents de reporter d’Oleg, cette fois sans le mettre au courant de ce qui se trame dans les coulisses : il se voit mandaté à réaliser un documentaire intitulé Le mensonge d’Hamlet, en cueillant les indispensables « preuves accablantes ».

En un premier temps, il faut compromettre la première de l’Hamlet de Konoïevski. Oleg sera accompagné du caméraman Valera, de Gremio (ex-agent KGB) et de ses complices, et la mission sera accomplie d’une façon grand-guignolesque-patriotique : « Gloire à Ivan ! », et : « C’est notre histoire […] nous n’autoriserons pas les libéraux ni les étrangers à la dénaturer » (p. 26), déclame Gremio, monté sur scène, juste avant la représentation. Puis le revoilà, sous les feux de la rampe, qui, tel un magicien, agite deux grands bocaux en verre avec des fœtus baignant dans du formol et se met « […] à les frapper avec un marteau dans une pose solennelle, laissant des éclats de verre s’éparpiller dans la salle : Aooah ! Certaines dames se précipitèrent vers la sortie » (ibid.). Oleg interviewera aussi un professeur d’art dramatique, qui démolit cette mise en scène « russophobe » et « dégradante », qui n’aurait rien à voir avec l’art véritable, etc.

Mais « SS » ne se contentera pas de si peu, il veut vite passer au deuxième volet, demandant à Oleg d’examiner d’autres pistes (déjà préparées par ses soins…), surtout celle du groupe (constitué à la sortie du film culte cité plus haut) des fans de Konoïevski, appartenant à la jeunesse destructrice, nihiliste : il lui remet une « liste des adeptes les plus actifs et les plus agressifs de ce groupe, qui sont aussi les victimes de Konoïevski » (p. 41). Parmi les photos, Oleg, fort surpris, reconnaît (ibid.) une fille de dix-neuf ans, Potylitsyna Anna, qu’il avait connue sous le nom de Gazoza et avec qui, deux ans plus tôt, il avait eu une aventure sexuelle pimentée (de son côté à lui) d’un véritable élan de tendresse. Un jour, Gazoza avait disparu, emportant ses papiers d’identité, sa tablette, sa carte bancaire et un peu d’argent.

Notant sa réaction devant la photo (pp. 40-43), « SS » lui conseille de faire seulement « attention aux personnes dont le nom de famille est précédé d’une coche » (p. 42)… Jusque-là, Gazoza n’était pas précédée d’une coche, mais désormais elle figurera à coup sûr en tête de liste ! En revanche, le jeune Rodion (qui rime avec, mais n’a rien à voir avec Raskolnikov !), était déjà coché : dix-sept ans, orphelin, drogué, diabétique, SDF, envoyé en désintoxication. « SS » leur arrange une rencontre dans le propre studio d’Oleg, pour qu’il filme son précieux « témoignage » ; or, Rodion ne fera que débiter un tissu de mensonges et d’incohérences, ce dont Oleg se rendra compte bien plus tard, pas avant d’être tombé lui-même dans un piège – car il commence à investiguer en solo, oubliant qu’il était suivi partout ! Il fait un saut au susdit centre de désintoxication (la pépinière de « SS »), y interroge un enfant qui lui fournit une adresse dans une ville, à 130 km de Moscou : se faisant passer pour un client, il veut voir le mac de Gazoza. Celui-ci (ressemblant comme deux gouttes d’eau à Gremio !), après avoir pris tout l’argent d’Oleg et l’avoir contraint à se mettre à poil, l’enferme dans un garage, l’y laissant des heures dans un froid glacial, jusqu’à l’arrivée de Gazoza (p. 86). Oleg (très enroué, le premier signe d’une pneumonie sévère) lui dit : « Alors… Toi… C’est uniquement pour de l’argent, ou bien ?… Mais oublie tout ça, ce n’est pas pour ça que je suis venu ici ». « Il s’approcha d’elle à grand peine, l’étreignit. Elle se mit à pleurer.  […] Oleg lui murmura ‘ca va… ça va aller…’ et tout en caressant ces épaules décharnées qu’il connaissait par cœur, il se sentit entraîné dans un rêve. […] Enlève-moi, chuchota-t-elle en se pressant contre son épaule. […] Puis Gremio-2 emporta Gazoza » (pp. 87-88).

Oleg, déjà malade, comprend enfin toute cette cynique machination, et son propre rôle là-dedans : cette pauvre jeunesse du centre de désintoxication était utilisée tels des pions dans un scénario ayant pour but la chute du roi-artiste. « Il avait eu le temps de regarder, avant sa venue dans ce lieu, les comptes et les pages sur les réseaux sociaux [VKontakte, similaire à Facebook, m. n.] de celles et ceux qui avaient échoué là […] », et avait compris qu’à l’évidence il n’auraient pu écrire eux-mêmes tous « ces posts et ces reposts, ces commentaires incessants sur Konoïevski » (p. 87). Il se rappelle aussi que Konoïevski ne vivait absolument pas dans un studio avec un aquarium, comme Rodion l’affirmait dans son interview filmée… Rien que des mensonges cousus de fil blanc, qu’une mascarade !

La suite était courue d’avance : on va « suspendre » le projet Le mensonge d’Hamlet d’Oleg (jugé indiscipliné, trop curieux, trop fouineur ; soupçonné d’en savoir trop), puis le licencier, tout simplement ! Quand il va voir son patron, celui-ci (en rigolant) lui fait entendre qu’il n’aura plus besoin de ses services. Sur le point de sortir, sa curiosité (sinon son instinct de conservation ?) le « sauve », car il avise sur une étagère une vieille photo : « SS » en jeune KGB-iste, « en pleine clarté, lumineux, évidemment en extase » et, à l’arrière-plan, « la tête un peu floue, un peu sale, […] mal en point : valises sous les yeux, un regard biaisé, grimaces de torturé » de Vladimir Semionovitch Vyssotski, le célèbre (et bien réel) auteur-compositeur-interprète-comédien (p. 100) ! De son œil expert, « SS » s’aperçoit qu’Oleg a tout deviné. Il lui confie, presque nostalgique : « C’était en 1978 […]. J’étais venu en avion à Moscou, en mission » (p. 102). Et Oleg « affichait déjà le sourire d’un vainqueur » (ibid.)… Lamentable victoire, certes : mais c’était soit jouer les maîtres chanteurs, soit pointer au chômage.

La maladie d’Oleg va en empirant : une troisième radiographie révèlera « une tache suspecte dans un poumon » (p. 103). Il reste cloîtré chez lui pendant des semaines ; puis, un jour, son patron le rappelle : plus la peine de continuer son film, car l’affaire « a reçu une suite tragique », deux jeunes de la secte des « partisans de Konoïevski » (p. 105) viennent de se suicider en sautant ensemble « du toit d’une maison inachevée à Balachika, après avoir laissé un message annonçant leur désir de mourir pour le droit d’un grand artiste à la création sans censure. » (p. 106). Il s’agissait (bien entendu…) de Rodion et Gazoza, qu’on a « suicidés », sacrifiés pour que Konoïevski puisse être arrêté et condamné… Oleg et son caméraman Valera assisteront à la crémation de ces deux enfants sans enfance, assassinés de sang froid.

En schématisant – comme pour une fable avec sa morale –, on pourrait concentrer ce roman (traduit en un très beau français) en deux métaphores apparentées. D’un côté (à la toute fin, lors de l’arrestation de Konoïevski), il y a l’image de l’artiste muet : « Je vous comprends. J’entends, mais je ne parle pas » (p. 136) ; de l’autre, une phrase (celle du début du livre, qui est aussi celle de la fin) : « La Léningradka [grande artère de Moscou, m. n.] est bouchée » – autrement dit, la voie vers une presse libre !

On salue en Igor Saveliev un puissant écrivain existentiel et un satiriste hors pair. Et, paradoxalement, le fait que (loin d’être censuré) ce roman ait reçu le prestigieux prix de la fédération de Russie – intitulé « Lycée », en hommage au poète Pouchkine – prouve au moins que, parfois, dans la Russie d’aujourd’hui, l’écrivain est plus libre que le journaliste ; mais également qu’on n’est plus dans l’URSS totalitaire, mais dans ce qu’on a nommé à juste titre une « démocrature ». (Stade que tous les pays de l’Est ont dû connaître en leur transition – la Russie, hélas, risque d’y demeurer encore un moment, puisque pas entrée en Europe !)

Ma chronique étant rédigée en 2024, six ans après la sortie de ce roman, et plus de deux ans après le début de la guerre en Ukraine, je ne saurais la clore sans un souhait : que la paix revienne entre les frères ukrainiens et russes – pensons que des deux côtés, il y a environ un quart de familles mixtes, et combien de morts ?! – ; qu’ils finissent, une fois pour toutes, et à jamais, de se regarder en Abel et Caïn !