Une chronique de Daniel ILEA
Igor SAVELIEV, Le mensonge d’Hamlet, roman, traduction du russe, préface et notes de Geneviève DISPOT, Ginkgo Éditeur, 2024.
Être, ou ne pas être, journaliste en Russie
Dans Le mensonge d’Hamlet, bref, dense, haletant – tel un thriller de bon aloi –, Igor Saveliev, jeune écrivain russe, ou plutôt bachkir de langue russe, nous offre une mordante image du fonctionnement des mass media à l’époque de Poutine.
Rappel historique : comme dans les autres pays de l’Est, en leur infinie transition vers une hypothétique « démocratie », en Russie aussi, après que Gorbatchev, hélas, a été déposé, bon nombre des ex-apparatchiks et membres des Services secrets (en l’occurrence, du KGB), retournant leur veste en prestidigitateurs, sont devenus les tous premiers actionnaires et patrons – grâce au, ou plutôt à cause du (néolibéral) FMI, qui partout aura poussé, contraint à une privatisation éclair et à une libération des marchés, laissant la voie libre à la spéculation et à la naissance d’une oligarchie « qui n’a pas conduit à la création des richesses mais au pillage des actifs », à l’appauvrissement, à l’humiliation des ces peuples à peine sortis du totalitarisme rouge (l’analyse précise et sans fard de l’Américain Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie : La Grande Désillusion, ch. I, « Les promesses des institutions internationales », p. 33 ; ch. V, « Qui a perdu la Russie ? », p. 234).
Parmi les acquisitions de choix des nouveaux patrons, on compte le secteur des médias, car on sait bien que celui qui maîtrise l’information a partie liée avec le pouvoir (politique-économique).
Revenons à notre roman : on y suit, passionnément, Oleg l’antihéros, reporter doué de la chaîne TV « FILE » de Moscou, d’origine sibérienne, qui a quitté la désespérante télévision de Barnaoul (capitale du kraï de l’Altaï, une des plus belles villes minières de Sibérie) et aussi (temporairement) son épouse Arina, pour l’amour du journalisme : « Mais putain ! il doit bien exister quelque part un vrai travail journalistique, un vrai métier ! Non, cela doit bien exister quelque part !!! » (p. 117). Hélas, ce ne sera pas à Moscou, car ladite « FILE », branche d’un grand groupe médiatique, ayant exploité au maximum ses qualités, son flair d’investigateur, l’ayant usé, épuisé, tentera, à la première occasion, de s’en débarrasser. De fait (par manque de choix chronique), Oleg devient un larbin, une marionnette de son puissant patron (ex-officier du KGB), Sergueï Spartakovitch Bargamiants (« en abrégé SS », comme le narrateur se plaît à l’appeler), qui l’utilise avec succès pour mettre hors circuit d’anciens collaborateurs et amis mafieux, des enrichis de l’époque du capitalisme sauvage d’Eltsine (p. 27).
À un moment, il s’agit de détruire la carrière d’Arkadi Konoïevski, célèbre metteur en scène et réalisateur, qui n’est plus en odeur de sainteté « en haut », depuis qu’il a osé, dans sa pièce Hamlet, une féroce satire de la Russie de l’époque de Brejnev, dénigrant implicitement (prétendait-on), son propre pays, le peuple qui lui avait donné le jour… Qui plus est (en Socrate moscovite), il s’emploierait à « corrompre » la jeune génération, suite au grand succès populaire de son film Que le vent emporte tes paroles (pp. 40-41), créant une « secte » qui (disait-on) adorait son gourou et se laissait mener à la dépravation : drogue, prostitution, pédophilie… Or, tout ça se révèlera n’être qu’une machiavélique mise en scène du patron « SS » lui-même, et de ses acolytes – pour laquelle, comme d’habitude, on voudra mettre à profit les talents de reporter d’Oleg, cette fois sans le mettre au courant de ce qui se trame dans les coulisses : il se voit mandaté à réaliser un documentaire intitulé Le mensonge d’Hamlet, en cueillant les indispensables « preuves accablantes ».
En un premier temps, il faut compromettre la première de l’Hamlet de Konoïevski. Oleg sera accompagné du caméraman Valera, de Gremio (ex-agent KGB) et de ses complices, et la mission sera accomplie d’une façon grand-guignolesque-patriotique : « Gloire à Ivan ! », et : « C’est notre histoire […] nous n’autoriserons pas les libéraux ni les étrangers à la dénaturer » (p. 26), déclame Gremio, monté sur scène, juste avant la représentation. Puis le revoilà, sous les feux de la rampe, qui, tel un magicien, agite deux grands bocaux en verre avec des fœtus baignant dans du formol et se met « […] à les frapper avec un marteau dans une pose solennelle, laissant des éclats de verre s’éparpiller dans la salle : Aooah ! Certaines dames se précipitèrent vers la sortie » (ibid.). Oleg interviewera aussi un professeur d’art dramatique, qui démolit cette mise en scène « russophobe » et « dégradante », qui n’aurait rien à voir avec l’art véritable, etc.
Mais « SS » ne se contentera pas de si peu, il veut vite passer au deuxième volet, demandant à Oleg d’examiner d’autres pistes (déjà préparées par ses soins…), surtout celle du groupe (constitué à la sortie du film culte cité plus haut) des fans de Konoïevski, appartenant à la jeunesse destructrice, nihiliste : il lui remet une « liste des adeptes les plus actifs et les plus agressifs de ce groupe, qui sont aussi les victimes de Konoïevski » (p. 41). Parmi les photos, Oleg, fort surpris, reconnaît (ibid.) une fille de dix-neuf ans, Potylitsyna Anna, qu’il avait connue sous le nom de Gazoza et avec qui, deux ans plus tôt, il avait eu une aventure sexuelle pimentée (de son côté à lui) d’un véritable élan de tendresse. Un jour, Gazoza avait disparu, emportant ses papiers d’identité, sa tablette, sa carte bancaire et un peu d’argent.
Notant sa réaction devant la photo (pp. 40-43), « SS » lui conseille de faire seulement « attention aux personnes dont le nom de famille est précédé d’une coche » (p. 42)… Jusque-là, Gazoza n’était pas précédée d’une coche, mais désormais elle figurera à coup sûr en tête de liste ! En revanche, le jeune Rodion (qui rime avec, mais n’a rien à voir avec Raskolnikov !), était déjà coché : dix-sept ans, orphelin, drogué, diabétique, SDF, envoyé en désintoxication. « SS » leur arrange une rencontre dans le propre studio d’Oleg, pour qu’il filme son précieux « témoignage » ; or, Rodion ne fera que débiter un tissu de mensonges et d’incohérences, ce dont Oleg se rendra compte bien plus tard, pas avant d’être tombé lui-même dans un piège – car il commence à investiguer en solo, oubliant qu’il était suivi partout ! Il fait un saut au susdit centre de désintoxication (la pépinière de « SS »), y interroge un enfant qui lui fournit une adresse dans une ville, à 130 km de Moscou : se faisant passer pour un client, il veut voir le mac de Gazoza. Celui-ci (ressemblant comme deux gouttes d’eau à Gremio !), après avoir pris tout l’argent d’Oleg et l’avoir contraint à se mettre à poil, l’enferme dans un garage, l’y laissant des heures dans un froid glacial, jusqu’à l’arrivée de Gazoza (p. 86). Oleg (très enroué, le premier signe d’une pneumonie sévère) lui dit : « Alors… Toi… C’est uniquement pour de l’argent, ou bien ?… Mais oublie tout ça, ce n’est pas pour ça que je suis venu ici ». « Il s’approcha d’elle à grand peine, l’étreignit. Elle se mit à pleurer. […] Oleg lui murmura ‘ca va… ça va aller…’ et tout en caressant ces épaules décharnées qu’il connaissait par cœur, il se sentit entraîné dans un rêve. […] Enlève-moi, chuchota-t-elle en se pressant contre son épaule. […] Puis Gremio-2 emporta Gazoza » (pp. 87-88).
Oleg, déjà malade, comprend enfin toute cette cynique machination, et son propre rôle là-dedans : cette pauvre jeunesse du centre de désintoxication était utilisée tels des pions dans un scénario ayant pour but la chute du roi-artiste. « Il avait eu le temps de regarder, avant sa venue dans ce lieu, les comptes et les pages sur les réseaux sociaux [VKontakte, similaire à Facebook, m. n.] de celles et ceux qui avaient échoué là […] », et avait compris qu’à l’évidence il n’auraient pu écrire eux-mêmes tous « ces posts et ces reposts, ces commentaires incessants sur Konoïevski » (p. 87). Il se rappelle aussi que Konoïevski ne vivait absolument pas dans un studio avec un aquarium, comme Rodion l’affirmait dans son interview filmée… Rien que des mensonges cousus de fil blanc, qu’une mascarade !
La suite était courue d’avance : on va « suspendre » le projet Le mensonge d’Hamlet d’Oleg (jugé indiscipliné, trop curieux, trop fouineur ; soupçonné d’en savoir trop), puis le licencier, tout simplement ! Quand il va voir son patron, celui-ci (en rigolant) lui fait entendre qu’il n’aura plus besoin de ses services. Sur le point de sortir, sa curiosité (sinon son instinct de conservation ?) le « sauve », car il avise sur une étagère une vieille photo : « SS » en jeune KGB-iste, « en pleine clarté, lumineux, évidemment en extase » et, à l’arrière-plan, « la tête un peu floue, un peu sale, […] mal en point : valises sous les yeux, un regard biaisé, grimaces de torturé » de Vladimir Semionovitch Vyssotski, le célèbre (et bien réel) auteur-compositeur-interprète-comédien (p. 100) ! De son œil expert, « SS » s’aperçoit qu’Oleg a tout deviné. Il lui confie, presque nostalgique : « C’était en 1978 […]. J’étais venu en avion à Moscou, en mission » (p. 102). Et Oleg « affichait déjà le sourire d’un vainqueur » (ibid.)… Lamentable victoire, certes : mais c’était soit jouer les maîtres chanteurs, soit pointer au chômage.
La maladie d’Oleg va en empirant : une troisième radiographie révèlera « une tache suspecte dans un poumon » (p. 103). Il reste cloîtré chez lui pendant des semaines ; puis, un jour, son patron le rappelle : plus la peine de continuer son film, car l’affaire « a reçu une suite tragique », deux jeunes de la secte des « partisans de Konoïevski » (p. 105) viennent de se suicider en sautant ensemble « du toit d’une maison inachevée à Balachika, après avoir laissé un message annonçant leur désir de mourir pour le droit d’un grand artiste à la création sans censure. » (p. 106). Il s’agissait (bien entendu…) de Rodion et Gazoza, qu’on a « suicidés », sacrifiés pour que Konoïevski puisse être arrêté et condamné… Oleg et son caméraman Valera assisteront à la crémation de ces deux enfants sans enfance, assassinés de sang froid.
En schématisant – comme pour une fable avec sa morale –, on pourrait concentrer ce roman (traduit en un très beau français) en deux métaphores apparentées. D’un côté (à la toute fin, lors de l’arrestation de Konoïevski), il y a l’image de l’artiste muet : « Je vous comprends. J’entends, mais je ne parle pas » (p. 136) ; de l’autre, une phrase (celle du début du livre, qui est aussi celle de la fin) : « La Léningradka [grande artère de Moscou, m. n.] est bouchée » – autrement dit, la voie vers une presse libre !
On salue en Igor Saveliev un puissant écrivain existentiel et un satiriste hors pair. Et, paradoxalement, le fait que (loin d’être censuré) ce roman ait reçu le prestigieux prix de la fédération de Russie – intitulé « Lycée », en hommage au poète Pouchkine – prouve au moins que, parfois, dans la Russie d’aujourd’hui, l’écrivain est plus libre que le journaliste ; mais également qu’on n’est plus dans l’URSS totalitaire, mais dans ce qu’on a nommé à juste titre une « démocrature ». (Stade que tous les pays de l’Est ont dû connaître en leur transition – la Russie, hélas, risque d’y demeurer encore un moment, puisque pas entrée en Europe !)
Ma chronique étant rédigée en 2024, six ans après la sortie de ce roman, et plus de deux ans après le début de la guerre en Ukraine, je ne saurais la clore sans un souhait : que la paix revienne entre les frères ukrainiens et russes – pensons que des deux côtés, il y a environ un quart de familles mixtes, et combien de morts ?! – ; qu’ils finissent, une fois pour toutes, et à jamais, de se regarder en Abel et Caïn !
Août 2024 © Daniel Ilea