Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune poétesse, Bouquins Littérature mars 2021.

Chronique de Paule Duquesnoy

Rainer Maria Rilke, Lettres à une jeune poétesse, Bouquins Littérature mars 2021.


Au moment où commence cette correspondance, Anita Forrer a 18 ans, Rainer Maria Rilke est un poète d’âge mûr, dans sa plénitude. Soixante lettres sur une période de six ans.  Elle ne sera pas poète, pas plus que Franz Xaver Kappus, le destinataire des Lettres à un jeune poète, Rilke l’en avertira rapidement, avec franchise et délicatesse, lui recommandant de noter ses sentiments en prose.

Elle lui confie sa vie intérieure, ses interrogations, ses contradictions, ses complications, ses joies. Touché par ses qualités – fraîcheur, confiance, enthousiasme, intelligence, sincérité, sensibilité, goût de l’art, de la beauté, de l’écriture, de la lecture et de l’échange intellectuel – il l’aidera à développer les meilleures possibilités qui existent en elle, à s’ouvrir aux autres, à donner sens à sa vie.  La réalité est toujours plus grande que l’idée que nous nous faisons d’elle, même si l’hypocrisie de la société déçoit la soif de pureté. 

La maturation du cerveau humain se termine vers 20-25 ans, la maturité sexuelle survient à l’adolescence, la maturité émotionnelle et affective au cours de la vingtaine. Rainer entre donc dans la vie d’Anita à un moment où elle est en plein devenir, où elle ressent cette grande solitude qui gagne souvent les jeunes filles, qui éveille l’instinct de se jeter au cou du premier venu et de l’aimer, où elle a besoin d’être comprise, perçue, entendue – attente à laquelle des parents, même bien-aimants, ne peuvent répondre. Il ne profite pas de sa vulnérabilité, il la met en garde, lui expliquant qu’il ne sera pas le seul et l’unique, en qui (vous avez) elle a trouvé un être aimable et secourable, il ne sera pas pour elle l’initiateur cherchant son avantage personnel, mais « le maître » (pas le Maître), plus exactement le guide secourable dans la géométrie du cœur, mesuré, riche d’une empathie délicate qu’il traduit en mots.

Cette oscillation entre deux états contraires ne vous permet pas d’atteindre cette conscience du centre qui saurait vous alléger de ce qui est lourd et difficile. 

S’aimer un peu soi-même dans la solitude, (…) il ne faut jamais se le reprocher.  

Il lui fait découvrir de nouvelles lectures, tout en lui disant que les êtres prédominent sur les livres. Il faut les aimer.

Il l’incite à avoir de l’indulgence envers ses parents, qui l’aiment.

Troublée par son attirance pour l’une de ses amies, ne sachant si elle doit se reconnaître coupable ou non, elle demande conseil à Rilke qui lui donne cette réponse nuancée : il s’agit d’un processus que l’on devrait prendre en considération seulement en rapport avec ses multiples dimensions

 Aucun « éclaircissement » ne pénètre dans le vrai domaine de l’innocence, c’est là que demeure une nuit sainte et sombre – restez-y.

Il lui suggère de s’en remettre à la nature qui possède le pouvoir de régénérer, à la force vitale qui permet d’avancer, de transformer le mal en bien par une seule résolution du cœur.

Rilke conduit sa réflexion, lui ouvre des pistes, mais le choix final appartient à elle seule. Anita, âgée, reconnaît que cette relation privilégiée a fortement contribué à forger sa personnalité. Elle eut d’ailleurs une vie riche et bien remplie. 

Poétesse ? Pourquoi ne pas dire une poète ? Et garder à ce mot son ampleur qui dépasse les genres. Quant au terme « autrice », hélas ! il me fait grincer des dents. Je lui préfère « une auteur ». Je n’ose dire « écrivaine ».

Finalement, j’aurai plutôt mis Lettres à une jeune fille. L’expression est sans doute désuète. On parle maintenant d’adolescente ou de jeune femme, laissant de côté les années intermédiaires entre l’enfance et l’âge adulte, où les possibles cohabitent, où l’ange se combat lui-même, où les rencontres et les influences sont déterminantes pour l’avenir. Comment ne pas garder en mémoire Les jeunes filles (Montherlant), les jeunes filles en fleur (Proust), Lolita (Nabokov), la jeune fille rangée, dont Simone de Beauvoir écrivit les Mémoires, La jeune fille à la perle de Vermeer. 

En tout cas, ce livre nous fait participer à un échange épistolaire de haute qualité entre une jeune fille, touchante de vérité et un grand poète attentif et sensible, qui puise au meilleur de lui-même pour accompagner sa correspondante.

© Paule Duquesnoy

Le poème lien

Une chronique de Didier Ayres

Le Livre de la vie monastique, Rainer Maria Rilke, trad. Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2019, 16€

J’ai été très heureux de lire Le livre de la vie monastique, ce recueil de 66 poèmes de Rilke, dans l’édition bilingue qu’en donne Gérard Pfister, lequel a traduit les poèmes et les notes de la main de Rilke. On entre donc dans une œuvre qui fonctionne à part entière, en elle-même, poèmes et notes allant d’un même pas. Cela dit, je me trouve presque court pour résumer mon sentiment tant il faudrait pour l’expliquer, citer in extenso ces textes mystiques du grand poète autrichien. Il aurait fallu que je montre plutôt que d’expliciter, et peut-être mes déductions éclaireront, au moins pour moi, cette admiration violente que j’ai eu pour ces pages. Du reste, je pratique Rilke depuis bien longtemps, et il m’a accompagné dans ses poèmes, sa correspondance et aussi dans son œuvre en prose. J’y ai toujours trouvé une aspiration à l’inspiration, celle d’un être magnétique, profus parfois, lumineux toujours. Est-ce ici parce que le poète se cache sous la personne d’un moine, ce que les notes laissent entendre adroitement, ou bien parce que le poète se penchant sur l’univers mystique dans son versant créatif, est profondément pris dans la pâte d’un amour, sans doute sacré et aussi porté à Lou-Andréa Salomé ? Toujours est-il qu’il nous reste, à nous lecteurs, la manifestation d’un lien inviolable avec la divinité, là, au milieu de la beauté formidable du monde. 

J’ai dit mystique, et je crois que cette épithète va bien pour exposer en quoi la démarche intérieure de l’auteur s’absorbe dans une nuit du dedans, la nuit mystique de Jean de la Croix, attention brûlante à la spiritualité qu’elle soit orthodoxe, catholique, voire juive : tout confine à rappeler cet état de choc, cette commotion du langage qui nous conduit dans une sphère auguste. 

J’ai parlé aussi de lien, de poème lien, car il va d’évidence que ces textes sont une mise en relation, dans le sens par exemple qu’en donne Walter Benjamin, je crois, du geste fait ensemble, de la pérégrination au milieu des hautes valeurs spirituelles avec lesquelles la relation se substitue à la doxa. Ce recueil nous met sur la voie d’une entité harmonieuse, vers la divinité (Divinité ?) comme en une espèce de transe où le texte, depuis son caractère profane, se relie à tout le sacré des expériences intérieures. Dieu est une figure amoureuse, un chemin où s’aboucher au divin (Divin ?). Poésie de l’intercession, là où l’écrivain saisit la partie difficile et inexplicable en quoi apparaît comme vivifiés cet embrassement, cet embrasement. Cette interlocution mystérieuse revêt sans doute les atours de l’inspiration, comme la nomment les Romantiques par exemple. Acte de foi, voire de foi pure, désintéressée, extraordinaire, dirigée vers Dieu, vers l’icône. Ces poèmes mettent en relation Dieu et les hommes, comme le fait l’icône orthodoxe, qui recoupe à mon sens la vraie tension intérieure de cette écriture, sorte d’icône littéraire où l’on peut repenser sa relation au sacré, identifier sa propre foi.

Il n’y a au fond que des prières,
les mains nous ont été données
pour ne créer rien qui ne soit oraison ;
peignant ou moissonnant, 
loin déjà du cercle des objets
s’est déployée la ferveur.

Le dieu de Rilke est notre dieu transcendantal, le dieu des simples et des souffrants, venu pour guérir et réunir son peuple, son troupeau, ses enfants, les sages qui conservent l’huile de la foi jusqu’au mariage avec l’époux hiératique. Il faut donc considérer ce livre comme une cathédrale intérieure, construite de mains tremblantes et en prière, qui ne refuse pas l’intellection (et on suit là les préconisations de Maître Eckart). C’est à un dieu de fructification que cette poésie s’adresse, car elle est elle-même une feuillaison magnifique et spirituelle, elle augmente, elle aide à croître autant le poète que le lecteur. 

[Et le moine devient lumière au plus profond de lui et se sent offert à toutes les choses et présent dans chaque joie, comme la splendeur a conscience d’elle-même dans tout l’or du monde. Et il gravit ses vers comme des marches et jamais ne s’en trouve fatigué.]

Ou 

Je te trouve en toutes ces choses
pour lesquelles j’ai la bonté d’un frère,
tu te dores dans les petites comme une graine,
et dans les grandes tu t’offres en majesté.

C’est le jeu singulier de ces forces
d’aller ainsi à travers les choses en les servant ;
croissant dans les racines, disparaissant dans les tiges
et dans les cimes semblant ressusciter.

           [Le 24, tard.]   

On peut aussi considérer cette célébration du sacré comme un Magnificat, véritable ode lyrique qui image ce que j’évoquais tout à l’heure en parlant d’inspiration. Cette inspiration est violente – du reste, ces 66 poèmes ont été rédigés en très peu de jours. 

La langue fige ici les sentiments de l’âme, lui prête une forme, l’incarne. Pourquoi tant de lumière ? On ne sait pas, sinon que Rainer Maria Rilke signe l’accomplissement de son inspiration, d’une forme de magie littéraire qui lui est sans doute propre, une forme de génie qui constate la dépendance de chacun à la double perte de l’homme : ce qu’il peut entendre et ce qu’il peut dire, ce qui lui est réalité et ce qui lui est littérature, ce qui lui est révélé et ce que rien n’explique.

Comme le gardien du vignoble
a sa hutte où il veille,
je suis une hutte, Seigneur, entre tes mains
et je suis le nuit, ô Seigneur, de ta nuit.

Vigne, pâture, ancienne pommeraie, 
champ qui n’oublie aucun printemps,
figuier qui jusque dans le marbre dur
du sol porte fruits par centaines :

Un parfum monte de tes branches ployées.
Tu ne demandes pas si je suis vigilant ;
hardiment tes abîmes, répandus en saveurs, 
s’élèvent et passent silencieux près de moi. 

© Didier Ayres