Chronique de Marc Wetzel

Erling KAGGE – Quelques grammes de silence – traduit du norvégien par Hélène Hervieu, Flammarion 2017, 144 p.
La simple existence d’un aventurier du silence (comme l’est manifestement Erling Kagge, explorateur des Pôles, et ardent familier tant de l’auto-hypnose que de l’Everest) prouve que le silence est par lui-même aventureux, risqué ; ce petit livre établit que, si le risque du silence peut être fâcheux, voire mortel (par l’ennui, l’angoisse et l’isolement qu’il génère ou laisse prospérer), il est aussi un risque fécond et beau (comme peuvent l’être la paix, la sagesse ou l’humour), par la disponibilité, le repos et la plénitude qu’il promet ou symbolise.
Cette ambivalence du silence, d’emblée reconnue, est-elle pour autant aisément maîtrisable ? Dépend-il ou non du courage et de la lucidité des efforts de chacun que la face paradisiaque du silence (la calme ouverture à une présence qui se suffise) l’emporte sur l’infernale (l’oppressive oisiveté d’un mutisme universel) ? L’auteur montre avec justesse que les présumés charmes du silence n’impressionnent pas du tout les sourds, et que les sourds célèbres (tels Beethoven ou Edison) n’ont supporté le silence qu’à exacte proportion de ce qu’ils ont su faire entendre par ailleurs (les derniers quatuors ou l’invention du phonographe même !!). Quoi qu’il en soit, si
« Le silence que nous avons dans l’esprit se trouve à l’endroit où nous nous trouvons, quand ça nous convient, à l’intérieur de notre tête, et ne coûte rien » (p. 71),
cette « gratuité », et cette immédiate accessibilité du silence sont, d’après l’auteur lui-même, nuancées par l’exigence de « créer » son silence, en tout cas par l’impératif d’en créer les conditions, c’est à dire l’effort de
« rendre possible de trouver le silence partout » (p. 128)
Le silence est absence significative de bruit, et l’on comprend que cette signification change du tout au tout selon que le bruit (manquant) est vital ou mortel !
Quand manque la vitalité du bruit, alors le silence, en effet, se confond avec l’absence douloureuse de l’ennui (rien à faire, rien à vivre), de l’angoisse (rien dont s’assurer, tout à mourir) ou de l’isolement (personne à approcher, rien à faire vivre). Mais le bruit peut être mortel, et le bruit de la raison l’est peut-être.
La raison est établissement de rapports réguliers, prise en compte de relations nécessaires. Si le rapport est de cause à effet, la raison est explication ou application ; s’il est de principe à conséquence, elle est déduction ou justification ; s’il est d’opération à résultat la raison est calcul etc. Mais si la raison a évidemment l’ordre utile (établir des relations générales et nécessaires permet vérité objective, efficacité, et peut-être justice), elle a un très bruyant défaut, dit notre auteur, citant (bien) Heidegger : la rationalité, qui est le génie des moyens, qui a l’exploitabilité logique des ressources pour principe, se retourne fatalement contre ses usagers mêmes en les traitant à leur tour en ressources,
« … une ressource pour des organisations comme Apple, Instagram, Google, Snapchat, et au bout du compte pour l’Etat qui récoltera un maximum de données sur nous, grâce à notre aide bénévole, et qui pourra soit les vendre, soit s’en servir lui-même » (p. 75)
La raison, qui ne saisit les choses que par les relations qui les structurent ou qu’elles ont entre elles, manque donc leur substance propre, leur teneur de présence ; elle impose justement silence à tout ce qui lui échappe, c’est à dire à tout ce qui ne fonctionne ni en extériorité, ni impersonnellement (les premières fois, l’affectivité, l’expérience vécue), alors que le – véritable – silence, écrit l’auteur
« traite au fond de tout le contraire. Il s’agit d’atteindre l’intérieur de ce que tu es en train de faire » (p. 51)
alors que le divertissement est exactement l’inverse : la stratégie de fuir un présent qu’on est incapable de vivre pour lui-même, c’est à dire l’art d’atteindre l’extérieur de ce qu’on n’est pas fichu de faire ! Mais alors on voit l’enjeu de tout recours au silence contre la raison fonctionnelle ou ludique : ne pas laisser en retour ce silence, notre silence résolu et méthodique, faire le jeu de la déraison
(c’est à dire de la folie, de la violence ou de la bêtise) ! La leçon de ce livre espiègle et loyal est de savoir éviter l’usage déraisonnable de l’irrationalité (inévitable et salubre) du silence !
Et notre auteur y parvient en divers réjouissants registres :
Le socio-politique :
« Le bruit participe à créer une séparation entre les classes. A travers les sons produits par certains et qui en dérangent d’autres, les sons de seconde main, se révèlent de grandes différences sociales ; les personnes qui perçoivent un bas salaire ont généralement un environnement plus sonore sur leur lieu de travail que celles aux salaires les plus hauts, et les murs de leurs habitations sont moins isolants que ceux de leurs voisins. Les classes aisées vivent dans moins de bruit et respirent un air de meilleure qualité, leurs voitures sont moins bruyantes, tout comme leur machine à laver. Ces gens ont plus de temps libre et mangent une nourriture plus équilibrée, plus saine. Le silence fait désormais partie intégrante de ce qui distingue les vies moins longues, moins saines, moins enrichissantes des autres » (p. 67)
L’éthologico-écologique :
« J’adore me réveiller au son des oiseaux, mais des études ont été réalisées sur la réaction des volatiles aux bruits ambiants, qui sont de plus en plus forts dans les zones urbaines ; la conclusion a été que leurs chants changent. Les tonalités les plus graves disparaissent au profit de notes plus aiguës, dans le but de concurrencer les sons produits par les hommes » (p. 68)
Le pédagogico-religieux :
« Le premier livre des Rois raconte comment Dieu s’est manifesté devant Élie. D’abord, il y a eu un ouragan, puis un tremblement de terre et ensuite le feu. Mais le Seigneur n’était dans aucun d’entre eux ; Dieu arrive après, dans le « murmure d’une brise légère » ou dans une « voix de silence ténu », comme le propose l’une des dernières traductions de la Bible. J’aime cette idée. Dieu est dans le silence » (p. 80)
L’esthético-spéculatif :
« Selon le philosophe Denis Diderot, quelqu’un qui contemple une œuvre d’art intéressante est comme un sourd qui voit les signes muets d’un objet qu’il connaît. C’est une formule un peu alambiquée, mais elle est juste. Tu es sourd quand tu te tiens devant un tableau en essayant de comprendre ce qui est sous tes yeux. Fait intéressant, une telle supposition s’applique également aux peintures plus introverties de Marc Rothko. Ces grandes surfaces rectangulaires recouvertes de couleurs fortes et souvent sombres représentent, en un sens, le contraire du Cri (de Munch). Quand on les regarde, on a le sentiment qu’il y a en elles d’énormes batteries chargées d’énergie. « Le silence est si précis » a dit Rothko quand il a refusé d’expliquer ses tableaux avec des mots » (p. 110)
A ce petit livre foisonnant et chaleureux, ne manque, je crois, qu’une caractérisation un peu synthétique et dense de l’acte même d’entrer dans le silence – qui est, comme l’auteur l’avoue lui-même, la méditation. Mais voici l’occasion alors, si je puis me permettre, de compléter l’ami Kagge par un passage d’André Comte-Sponville, qui en dit l’essentiel :
« Immobilité stricte. Silence complet. Attention pure, pour autant qu’on en soit capable. Attention à quoi ? D’abord à ce corps que vous êtes, ou qui est vous. (…) C’est jouer le corps contre l’ego, la respiration contre le mental, l’immobilité contre l’agitation, l’attention contre l’emportement. Pourquoi méditer ? D’abord pour la méditation elle-même. Attention de n’en pas trop attendre ! La banalité fait partie de l’exercice, comme sa répétition, comme la déception, parfois, qu’il suscite. C’est le contraire d’un miracle : juste un peu de réel à l’état pur, ou purifié, juste quelques instants de vie contemplés attentivement. (…) C’est comme un repos en acte : ne rien faire, mais à fond. (…) C’est comme une douche de silence, qu’on prendrait chaque matin. Rien là de mystérieux, de religieux, de sacré. Il ne s’agit que d’être présent, le plus consciemment qu’on peut, à ce qui passe et demeure, qui est le présent même » (art. Méditation, dans le Dictionnaire Philosophique, p. 620-1)
Dans le silence, dit (p. 65) Erling Kagge, il s’agit de soustraire quelque chose. Et, donc, grâce à ce livre, de ne plus se soustraire à cet effort même.