Vassilis Alexakis – Le sandwich – Stock (188 pages -18,50€).

    Vassilis Alexakis - Le sandwich - Stock (188 pages -18,50€).

  • Vassilis AlexakisLe sandwich – Stock (188 pages -18,50€).

Ce premier roman qui vient d’être réédité, Vassilis Alexakis y faisait allusion dans L’enfant grec, avouant qu’il ne se souvenait plus du rôle de Gaspard. Une façon habile d’aiguiser notre curiosité. Qui est ce moine Gaspard qui a retenu le narrateur prisonnier dans un puits ? Pourquoi ? La conversation perçue intrigue. Qui le sauva ?

Qui a kidnappé sa femme Françoise ? Parviendra-t-il à la retrouver ?

L’avertissement, en ouverture, du livre nous assène une réalité sordide, le destin tout tracé de la femme du protagoniste. Si Claire Fourier qui affirme dans un titre de roman : « Je veux tuer mon mari » ne passe pas à l’acte, il n’en est donc pas de même pour le protagoniste de ce roman.

Armez-vous de patience, lecteurs, car on peut y être déboussolé. Les réponses aux multiples interrogations, l’auteur nous les distille progressivement. D’ailleurs il apostrophe souvent son lecteur, le met dans la confidence, s’évertue à lui démontrer la finitude des hommes, étayant ses propos d’exemples, parfois puisés dans des contes.

Le narrateur, une fois son identité déclinée, revisite sa rencontre avec Françoise, revisite sa vie de jeune marié, parsemée de péripéties et livre des bribes plus privées. Il explore leur couple, ses hauts et bas : « On s’y bagarre, on y rit, on y pleure, on s’aime quoi ! ». Il en arrive à perdre ses convictions sur le mariage. Il compare « l’amour à un bateau », donc avec des tempêtes à traverser. Il aborde des thèmes liés : l’infidélité, la jalousie, la violence dans le couple et ses conséquences (séparation, vengeance, crime). Françoise, cette femme « chérie » devient dans sa bouche « la salope » et le narrateur nous prend à témoin de ce délitement des sentiments jusqu’au désamour et la tragédie inéluctable.

Vassilis Alexakis, campant son récit à Paris, pense à ses lecteurs non parisiens, et brosse un portrait subliminal du quartier latin, des lieux mythiques ou qui lui sont familiers. Il nous convie à arpenter avec lui les rues parisiennes.

Si vous voulez gagner l’estime de l’auteur, retenez autre chose que la superficie de la place de la Concorde qui est pour lui « sans grande valeur » car « on peut aussi bien » la « trouver ailleurs ».

On devine en germe son attirance pour les livres et l’écriture.

D’ailleurs le narrateur ne congédie-t-il pas Pipiou et toute sa bande (le dindon, l’écureuil gourmand, le poulain, la poule…, une vraie arche de Noé) pour commettre « ce bouquin » ? Vassilis Alexakis reconnaît avoir plus de tendresse pour ses héros d’enfance de L’enfant grec que pour ceux de son premier roman qu’il aurait eu tendance à tourner en dérision.

Le sandwich mêle en effet dialogues, digressions, extraits de contes, situations foutraques, absurdes. Le récit est construit comme un roman policier, l’intrigue y est relatée à rebours, de quoi y perdre son latin ! (ou son grec). Vassilis Alexakis justifie ce mélange des genres afin de « s’affranchir de ses lectures » de jeunesse et de se libérer de son overdose émotionnelle, pour pouvoir écrire.

L’auteur sait tenir en haleine son lecteur, le prend même à témoin. Il fait monter la tension crescendo : « On ne peut pas dire que je ne l’ai pas prévenue » ou « Un accident est vite arrivé ». Il distille les indices prémonitoires jusqu’à l’ultime : « Le jour du drame vient de se lever ». Le narrateur, sous l’effet de la drogue et de l’alcool, devient un monstre. Ce qui soulève la question de la responsabilité de « l’époux sadique », plus sauvage qu’un loup. On songe à cet article 122.1 stipulant que « n’est pas responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». On est loin des injonctions : « Sois bon », « Fais le bien » citées dans certaines pages. Il souligne également l’influence du passé dans l’acte criminel. La fêlure ne viendrait-elle pas d’une famille désunie, d’une enfance malheureuse ?

Quant à l’épilogue, âmes sensibles s’abstenir, car Vassilis Alexakis ne nous épargne aucun détail. Il relate dans une plume gore, sanguinolente les mutilations, dépeçant ce corps qui l’avait trahi. Cet acharnement interminable, innommable n’est pas plus glauque, ni plus insoutenable que certains faits divers et vient confirmer que les histoires d’amour finissent mal en général. Le contraste avec la sérénité affichée au café où le criminel « se repaît » d’un sandwich est saisissant.

Les fidèles lecteurs de l’auteur pourront constater l’évolution de son écriture en 40 ans. La Grèce n’y est pas omniprésente comme dans les derniers romans, à la veine autobiographique. Mais l’écriture reste fondée sur l’humour et le dialogue.

Vassilis Alexakis a réalisé son rêve d’enfance : « devenir menteur » et conteur pour le bonheur de ses aficionados.

©Chronique de Nadine DOYEN

Hervé Guibert / Eugène Savitzkaya, Lettres à Eugène, Correspondance, 1977-1987, nrf, Gallimard (15,90€ – 129 pages)

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  • Hervé Guibert / Eugène Savitzkaya, Lettres à Eugène, Correspondance, 1977-1987, nrf, Gallimard (15,90€ – 129 pages)

La correspondance dévoilée entre Hervé Guibert et celui qu’il a élu : le belge Eugène Savitzakaya, couvre une décennie. Elle débuta en 1977 avec la parution, à 22 ans, de leur premier roman respectif. Ces lettres mêlent confidences, épanchements, délires, supplications, conseils bienveillants, projets communs (Villa Médicis), déboires, ainsi que des réflexions sur leur écriture. Écriture sensuelle, tendue par le désir.

Comme Christophe Carlier le démontre dans son roman (1) : « les lettres nous informent moins sur la psychologie de leur auteur que sur celle de leur destinataire ».

Il ajoute que « C’est toujours en fonction de celui-ci qu’elles sont composées, le rédacteur jouant simplement le rôle du miroir déformant ».

Ce recueil nous offre donc les portraits croisés des deux auteurs qui s’apprivoisent, tissent des liens littéraires, puis plus intimes. On devine leur abandon physique : « Je sens encore ta langue » lors d’un séjour sur l’île d’Elbe. L’amitié n’instaurant pas la symétrie, la fréquence de leurs échanges est inégale. D’où les nombreuses remarques d’Hervé, souffrant d’une carence de nouvelles de la part d’Eugène. Ses missives se font plus enflammées après leurs rencontres. Certaines sont de vraies déclarations : « Je t’aime ». Hervé ne cache son aimantation mais est en proie à des interrogations, craignant d’insupporter Eugène par sa prolixité et sa passion « déraisonnable ».

Hervé, envahissant, estampille Eugène de nombreux termes : depuis « Bufo, Mon cœur infernal, Ma merveille, mon gueux ». Quant à Eugène, plus discret, « retors », il se qualifie de « pauvre protégé » et voit en Hervé « le plus gentil des garçons ».

Quant à Eugène, il n’est pas indifférent mais garde une certaine froideur et distance.

Toutefois, il répondra à sa demande de photos, parfois à ses injonctions. Il se montre préoccupé quand la santé d’Hervé montre des défaillances. Une infinie et profonde tendresse les réunit. Hervé Guibert évoque en filigrane cette maladie qui le ronge, consignant ce mal « invivable », sa souffrance physique dans son journal (Lemausolée des amants) qui fut publié de façon posthume en 2001.

Quand il devine Hervé dans une phase de bourdons, il n’hésite à l’inviter à Liège.

Les cadeaux échangés (oursons, médaille) n’arborent pas la même valeur pour eux. Pour Hervé, tout ce qui lui vient d’Eugène devient sacré comme des reliques.

Quant à Eugène, il conserve précieusement « une carte purgative », qui agit comme un baume au cœur quand il est triste.

Leurs liens professionnels leur permettent de cultiver leur amitié, Hervé Guibert faisant publier par épisodes, les textes d’Eugène dans L’autre journal. Mais leurs relations vont être assombries à la cessation de cette aventure éditoriale. D’où la lettre de contrition d’Hervé, endossant la responsabilité de l’avoir « fourgué dans ce pétrin » et renouvelant son admiration « pour la beauté de son écriture ».

Leurs lettres convoquent également des connaissances communes, comme le photographe Bernard Fauchon ou le poète Izoard et déclinent tous les titres de leurs publications. C’est alors que la portée prophétique et testamentaire de La mort propagande saute aux yeux. Hervé Guibert ne voyait-il pas « tout noir ou presque noir » ? N’écrivait-il pas pour résister à au silence et à l’oubli ?

Si la mort met fin à leurs liens, Eugène Savitzakaya ressuscite son frère d’écriture et lui rend hommage par ce touchant mausolée de papier établi conjointement avec Christine Guibert. La littérature plus forte que la mort.

(1) : L’assassin à la pomme verte de Christophe Carlier (éditions Serge Safran).

© Nadine Doyen

Le gardien invisible de Dolores Redondo – traduit de l’espagnol par Marianne Million, Stock, collection La Cosmopolite Noire, Mars 2013. 453 pages, 22,50 €

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  • Le gardien invisible de Dolores Redondo – traduit de l’espagnol par Marianne Million, Stock, collection La Cosmopolite Noire, Mars 2013. 453 pages, 22,50 €

Voici le premier roman d’une trilogie policière qui se déroule au Pays Basque espagnol. Des adolescentes sont retrouvées dans la vallée de Baztán, étranglées, les vêtements déchirées de part et d’autre de leur corps, maquillage effacé et un txatxingorri déposé sur leur pubis rasé. Les txatxingorris sont des gâteaux typiques de la région. De plus, des poils d’origine animale sont retrouvés sur chacune d’elle. L’enquête est confiée à l’inspectrice Amaia Salazar, originaire d’Elizondo, le chef-lieu de la vallée, qui n’y était jamais revenu depuis qu’elle l’avait quitté. Amaia Salazar est une femme fine et intelligente, dotée d’une ferme volonté, formée au FBI, elle est spécialisée dans la traque de tueurs en série. C’est donc confiante dans ses capacités qu’elle va se lancer, plus ou moins bien secondée de ses co-équipiers, dans une course contre la montre pour identifier et arrêter le tueur, mais ce retour sur les lieux de son enfance, où elle a encore de la famille, est loin d’être anodin. Surtout qu’une de ses deux sœurs, Flora, prend visiblement plaisir à réactiver ce passé.

« Oublier est un acte involontaire. Plus on essaie de laisser quelque chose derrière soi, plus cette chose vous poursuit ».

Et ce retour va la déstabiliser bien plus qu’elle ne le pensait. Tout s’enchevêtre au fur et à mesure, le passé, le présent, l’enquête et sa propre et douloureuse histoire, ce qui lui rend les choses de plus en plus difficiles. Elle va devoir faire face à ses propres démons, affronter ce qu’elle fuit depuis des années et admettre des blessures profondes. C’est un défi qu’elle relèvera, soutenu par la présence et l’amour de son mari, un peintre américain et d’une tante qui sait beaucoup de choses à propos de l’âme humaine. Ils lui seront d’un grand secours quand ses propres facultés mentales sembleront sur le point de basculer.

Peut-être que dans la solution à l’énigme posée par ces meurtres se cache aussi la résolution de ce passé qui la hante.

Aux passions et folies humaines se mêleront mystère, tradition et folklore, tels que le basajaun, cet être mythique qui semble rôder sur les lieux du crime, la déesse Mari, les lamies, mi-femmes mi-serpents, les fées et les belagiles, ces sorcières obscures… Un polar dense et captivant qui prend source dans l’atmosphère particulière du pays de Navarre, entre montagnes, forêt profonde et rivières et qui serpente aisément entre modernité et croyances populaires, pour le plus grand plaisir du lecteur.

Dolores Redondo est née en 1969 à San Sebastian. Après un roman historique – Los privilegios del angel (2009) – elle signe avec Le Gardien invisible son premier roman policier qui inaugure « la trilogie du Batzan ».

©Cathy GARCIA