Une chronique de Pierre Schroven
Béatrice Libert, Poèmes en quête de nuits douces, frontispice de l’auteur, Préface de Laurent Fourcaut, Châtelineau : Le Taillis Pré, 2023.
On a souvent disserté sur l’écart existant entre la littérature et la vie mais comme l’exprime Laurent Fourcaut dans sa brillante préface : « c’est là qu’intervient l’art, qui consiste en ce pari impossible : faire pénétrer un tant soit peu le réel dans le langage ». Pari réussi pour Béatrice Libert qui nous démontre magistralement au détour de chaque page, qu’une chose, un mot n’est pas ce qu’on dit qu’ils sont, qu’ils dépassent de loin les étiquettes verbales qu’on leur attribue.
M manie parfaitement plusieurs langues. Selon les saisons. M est amoureux du mimosa, du magnolia ou de la mimolette, ce qui n’est pas du tout pareil. Cela ne s’explique pas. C’est ainsi. Et ça le rend quelquefois aussi muet qu’une mandarine
Attentive à tout ce que la langue porte de musical en elle, l’auteur nous offre ici un foisonnement d’images riches, de vers audacieux qui déjouent nos perceptions communes, transgressent les valeurs établies et accélèrent la circulation des sens. On est ici en présence d’une poésie susceptible d’assumer la complexité irréductible du réel, d’engendrer une visibilité autre, de porter le monde sur un autre monde et de donner des ailes à une vie qui ne va pas de soi ; mieux, on est ici en présence d’une poésie à même de remettre en question le caractère définitif de la réalité, de bousculer nos habitudes de voir et de penser (« j’invente ce que je vois » / Marcel Havrenne) voire de révéler le fond caché de la vie. En bref, à travers ce recueil, Béatrice Libert rend le réel recomposé, bouscule le poids mort de l’institué et expérimente un langage qui nous permet d’entretenir de nouveaux rapports avec le réel soumis aux lois de l’organisation sociale et au joug de l’utilitaire. Poème en quête de nuits douces est un livre qui, non seulement, nous aide à développer le culte de l’émerveillement quotidien, mais démontre aussi que le poème est bien cet espace de liberté où la vie est sans cesse réinventée.
Tu me dirais le gris, le gris flanelle, le gris coton, celui qu’on plie comme un mouchoir, le gris sans pluie et sans chagrin, le gris vivant, le gris malin, fils de souris et d’Arlequin, tu me dirais le gris embusqué dans nos verts, sa pierre, sa taille, son ordonnance, sa lumineuse discrétion, sa page grisée d’émotions, tu me dirais la cendre de nos bénédictions, tu me dirais le gris intimement peuplé de nos hésitations.

