Martine Rouhart, En ce lieu clos, poèmes, M Toi Edition, septembre 2025, Villematier.

En ce lieu clos…

Les postures d’éveil de Martine Rouhart 


L’écriture imposerait-elle sa propre dictée de l’inconscient ? Son propre vocabulaire ?  En peut restituer un lieu ou déterminer un moment choisi  (comme « en hiver », « en 1982 »), exprimer une origine ou une durée (« j’en viens », « j’apprends en trois jours »), remplacer une quantité ou un élément précédé de « de » (« j’en veux », « j’en ai peur »), et servir de préfixe verbal pour composer de nouveaux mots. 

L’adjectif « clos » peut désigner un terrain fermé et cultivé (comme une vigne), le participe passé du verbe clore (qui signifie fermé, terminé), ou apparaître dans des expressions telles que « à huis clos » (en privé) ou « clos de murs » (entouré de murs). Le mot est un emprunt « au latin médiéval clausum, qui signifiait « espace clos ». 

« Clos » s’accommode volontiers de la pérennité…  et préserve le visiteur de l’intrusion, du hasard, voire de « l’accidentel ».  En l’occurrence, « Le lieu clos » ne rend pas seulement la « mesure objective » des éléments qui le composent mais s’inscrit d’évidence parmi les « innombrables pays intérieurs » de sa visiteuse.    

L’écriture s’apparente ici (se risque ?) à un lent et minutieux chemin de ronde.  Gauchie par le silence et l’observation, elle prend la mesure des lieux en leur adjoignant tour à tour une présence rituelle ; et tout en alignant d’authentiques « griffures » de la pensée, elle détaille ici et là l’empire naissant du jour recomposé.   

Dès lors, l’auteure optera pour l’exacte mesure de sa prudente avancée : « Un jardin/clos de murs/où il fait bon/s’évader.

L’environnement fraîchement réanimé, comme « découvert » détermine sa progression muette et la ramène irrépressiblement aux « innombrables pays intérieurs »  qui vont paramétrer la journée.

La posture d’éveil la sollicite d’entrée de jeu et  lui dicte une écriture nourrie de partage, de mémoire et d’une sorte de prudence affective…  De fait, un « nouveau temps se précise » dont l’auteure ne sait rien sinon qu’il s’écrira entre nature et nature intérieure.  Les griffures sensibles, peu à peu observées et ramenées au discours, prennent alors tout leur sens dès lors que la découverte des « lieux clos » prendra l’exacte mesure de la journée à vivre. 

D’évidence, la « maison d’âme posée à l’ombre/d’un tilleul » entretient à sa manière un orchestre de « petits bruits » et s’accorde aux herbes, les branches, les oiseaux : « On sait que les arbres/écoutent nos rêves ».  

Et on découvre au fil des pages que l’auteure éveillée « dans une chambre/éclairée/de poésie » accordera sa vigilance au double éveil de la nature et de sa nature intérieure. Plus explicitement,  la «résurgence » des mots secrets  retrouvera les essences du petit matin « un parfum de chèvrefeuille, une image de clarté ».  

Consciente des « limites qui se rapprochent » et forte des signes récurrents que lui adresse l’entame du jour, Martine Rouhart consulte « des mots/pour boussole » :  une procédure singulière certes, mais aussi une incursion décisive de la ligne poétique dans l’attente du prochain.

Le lecteur entreprend alors de détailler (comme un nouvel accessit),  le micro-univers du jour apparu et auquel il est conféré une sorte d’identité passagère.

Pour faire de ses impressions contrastées un inventaire textuel, l’analyste-poète recourt à une langue  « minimale » et « naturelle » susceptible d’accueillir chacun dans ses propres jardins et d’en approcher le mystère.    

Martine Rouhart aurait-elle investi  son « lieu clos » à seule fin d’exister à ses propres yeux ? Ou de retarder autant qu’il est possible l’inéluctable menace des portes qui s’ouvrent à l’entame de la journée qui vient ?

En ce lieu clos suggère, à n’en point douter, de prochains développements. D’aucuns parleront d’une « conscience éveillée » ou d’un « silence habité »… Et l’auteure renverra le quidam à ses propres alertes.   

Le lecteur ne manquera pas d’explorer le mode singulier de la « pensée nomade » qui s’affrète aux mouillures du petit jour (et qui relève chez Martine Rouhart d’une aspiration à l’imaginaire, insistante).  Il appréciera dès lors la part d’identité dont elle assure expressément le crédit :

« Le poème est mon refuge » (le propos mâtiné d’hésitation, d’attentes inexprimées, de petites peurs induites et d’un évident souci d’absolu   « Je règne/sur une demeure/aux parois de verre/reflétant le ciel ».

  • Martine Rouhart, En ce lieu clos, poèmes, M Toi Edition, septembre 2025, Villematier.

Pierre Schroven, La merveille d’être là, poèmes, L’Arbre à parole, 2024, 70 pp., 13 €

Pierre Schroven, La merveille d’être là, poèmes, L’Arbre à parole, 2024, 70 pp., 13 €


C’est un véritable hymne à la joie, hymne à la vie que Pierre Schroven nous adresse en ces pages. Une intense jubilation d’être, d’être là, présent, tout simplement ; hymne à l’amour également, car l’un ne va pas sans l’autre. Un peu comme si l’amour était pour l’esprit, pour la vie spirituelle, l’équivalent du soleil pour la vie du monde.

Nous ne pouvons mieux faire que de l’écouter, de recevoir, et de participer. De longs raisonnements, ici, ne feraient qu’affaiblir le poids des paroles, des sensations, des images :

« Ressasser le poème/ À maintes reprises dans la bouche /  Le mastiquer en silence / Et le regard tourné vers un arbre / Devenir tout autre chose que soi-même / Se nouer à l’infini d’un temps / Dont le geste invisible et volant / Défie les évidences trompeuses du jour. »

Cette image de l’arbre, du regard qui s’y fixe, reviendra à différentes reprises. Et, si je me souviens bien, Yahveh ne dit-il pas à un prophète de prendre le livre et de le manger ?

Ainsi, à la page suivante :

« J’attends que le monde me donne des nouvelles / Que son arbre pousse en moi /  donne des fruits / Secoue le soleil de mes yeux / Et ouvre en mon être qui se croit achevé / une béance. »

En ces premiers vers, déjà, tout est dit, et ce qui suit en sera seulement la réalisation : le rapport du poète qui doit dire le monde, et le dire, le porter à connaître, pour le poète, s’est s’accomplir soi-même, combler ce vide intérieur. Le monde, le poète et le lecteur : un seul tout irradiant la parole.

Epinglons seulement dans ce qui suit :

« L’instant qui fait peau neuve –  Ecoutant respirer les arbres – Quelqu’un marchera aujourd’hui / refusera de dire son nom – La joie consiste d’abord à assumer / À se réjouir du réel tel qu’il est  –  Que je n’ai plus de temps à perdre / et que c’est le moment de me sentir vivant – Tout est miracle signe symbole – La beauté de la vie se tient prête / Se délecte des formes avenantes du jour – Et pour une raison inconnue / Balbutie en mon corps la grande folie d’aimer – Rien ne changera / Rien n’ira de soi … »

Le ton bien souvent est celui d’une joie violente, irradiante, à laquelle rien ne peut résister, comme la force d’un grand fleuve, d’un feu dévorant, et pour peu, on se croirait auprès de William Blake, et de ses « Chants de l’innocence et de l’expérience ».

« …une parole / Qui n’a de sens que dans la vérité des étoiles » « Je me plais en ce monde / J’aime tout » « Tout s’en va toujours plus loin / Marche dans sa paix » (et n’est-de pas là l’équivalent d’un vers de Victor Hugo, repris par Julien Green pour titre d’un de ses romans : « Chaque homme dans sa nuit / Marche vers sa lumière »

« Un grand besoin d’être et d’aimer »  « Il me reste peu de temps à m’aimer » «…le grand miracle d’être en vie »

Il me pardonnera, je l’espère, de m’être perché dans son arbre, pour y grappiller images et paroles, plutôt que de trop les commenter.

Car c’est un arbre de vie, et les fruits qu’il porte sont ceux de la poésie.

Nathalie Roumanès, Tremor Cordis


Traversées (c/o Patrice BRENO)

Faubourg d’Arival, 43

B-6760 VIRTON (Belgique)

Tél.: 0032(0)63/57.68.64

GSM : 0032(0)497/44.25.60

Courriel: traversees@hotmail.com

Barbara AUZOU,GRAND COMME, Préface de Ile Eniger, Poèmes,éditions unicité.

Barbara AUZOU,GRAND COMME, Préface de Ile Eniger, Poèmes,éditions unicité.


Une sorte de murmuration d’oiseaux qui passe au-dessus d’un arbre, le premier sans doute de la création, telle se présente la sobre et belle illustration de couverture signée Francine Hamelin qui sait sculpter la poésie jusque dans le marbre.

GRAND COMME, dès ce titre ouvert on pense à l’enfant qui ne trouve encore les mots pour dire son amour :  »Je t’aime grand comme ça–, dit-il en écartant les bras, ou bien  »Je t’aime jusqu’à la lune » répète-t-il en élevant le bras vers le ciel. Barbara Auzou prouve par ce titre qu’elle garde pour la vie un appétit d’enfance à la fois neuf et sans limite :

 »nos yeux d’horizon ne sont jamais que l’intérêt infini que nous prenons à vivre » 

 Elle est partie prenante de ce cycle élevé, infini, et toujours neuf de la vie ; 

 »la lumière est venue de très loin et à pied / elle s’est installée dans nos silences alternés / dans nos rides

Oui, le temps passe, et parfois non sans dégâts de tous ordres, est-ce une raison pour ne parler que de déclin alors que tout vit et renaît sans cesse en ce Grand Tout qu’est le monde ? Les enfants qui vivent à fond l’instant pensent-ils à la déchéance, à la mort ?

 »Et vois comme on égale les dieux là parmi les arbres tapis d’enfance qui se partagent nos noyaux./ …et les étoiles qui dansent là-haut »

 »Pour vivre heureux vivons cachés » n’est pas le choix de Barbara Auzou ; pour elle, l’amour est inclus dans le cycle du monde au présent perpétuel avec, au jour le jour, et toutes les nuits, la quête de la joie à l’horizon :

 »C’est un envol les yeux ouverts qui a pris la dimension des choses regardées / enfin / et qui se tient loin du grand rouleau des peurs »

car, la poète le sait depuis la petite enfance :

  »La lumière est parfois quelque chose de plus que la lumière »

Si chez certains, les mots se multiplient, se salissent, se galvaudent et souffrent d’être une langue, chez Barbara ils ont gardé leur souffle premier, leur liberté native accompagnée de pauses d’écoute, tel le rossignol alternant musique et silence dans son chant d’harmonie qui s’élève au delà de la nuit :

un amour Grand comme un couchant qui vous transporte

Je n’ai jamais rien vu d’aussi inouï ni d’âme ni de corps

que ce soleil ce soir si tendrement mourant 

et notre silence passe au travers comme un oiseau tremblant

et me voilà confiante en d’autres espaces »

Ainsi nous sentons-nous à la lecture de ce recueil, comme l’oiseau ému, emplis de  »trouées d’enfance » et de  »lumière de première main » 

Il reviendra alors à chacun de relire ce recueil ainsi que son titre  »GRAND COMME », et de le mesurer à son idéal de vie personnel ; nul doute que le » rossignol  »de l’âme ne quitte la cage pour rejoindre l’immensité de la poésie, celle surtout qui élève et dont Barbara Auzou nous donne le la

Éric Dubois, Nul ne sait l’ampleur, poèmes, éditions unicité, 2024, 45p 12€.

Éric Dubois, Nul ne sait l’ampleur, poèmes, éditions unicité, 2024, 45p 12€.


Si Pierre Kobel, dans la courte présentation de l’ouvrage, utilise le verbe « glaner » pour exprimer le geste poétique qui caractérise l’écriture d’Éric Dubois dans ce recueil, il n’oublie pas de préciser que le poète ne se limite pas à ramasser ici et là les mots ou les éléments de base à la construction d’un poème. S’opère dans ce recueil une sorte de petite magie, simple et essentielle qui rassemble les bribes en constellations rythmées. Comme si Éric Dubois jetait les dés et puis indiquait à ses lecteurs attentifs les corrélations entre les prospections. D’un heureux hasard naîtrait le poème? « Nul ne sait l’ampleur » Il existe bien quelque chose que le poète ne domine pas, il apprivoise, il improvise comme souvent la vie nous pousse à le faire.

Page 25 se glisse un indice pour répondre à l’énigme du titre du livre. Mais l’on sait déjà dès la première page qu’Éric Dubois a choisi le poignard mais disons que celui-ci n’a de tranchant que celui des mots. 

Écrire c’est faire d’oeuvre la vie mais aussi se confronter à l’impuissance des mots à dire l’essence de l’être, les tourments et les dérives.

Je partage avec la lumière
l’envie de me reposer
à l’ombre de quelque arbre
de porter au bout des bras
des fruits magiques
et des fleurs épiques

Mon étoile est morte
dans la galaxie que je convoitais

Écrire nous confronte aux illusions, aux désirs et à une inévitable insatisfaction semblable à celle qui se love au bout de l’amour. Le désir ne peut être assouvi sous peine de s’éteindre. Les frontières sont floues et incandescentes, des braises. 

Ma tête est un reposoir. Un écho pris de vertige.

Une flamme noir qui calcifie les oiseaux du
paradis.

(…)
Une flamme ocre dans les mouvements des ciels.

Nul mot à l’endroit
où saignent les larmes

Dans l’alcool, on cherche son « propre néant, la pitié d’autrui », on trouve « l’angoisse et au bout du compte »  on s’aperçoit que « le calcul est faux ». Impossible de mesurer l’ampleur. Quelque chose donc nous dépasse, nous échappe. 

De même qu’Éric Dubois ne cache pas qu’il a écrit ce livre alors qu’il était dépendant à l’alcool (il est redevenu sobre depuis), il ne fait pas de mystère sur le fait qu’il est schizophrène. Pour rompre les tabous autour de cette maladie, mais aussi pour affirmer qu’il existe plusieurs manières d’être au monde. L’écriture poétique peut être vue comme un remède, un baume mais aussi se comparer à une sorte d’ivresse, un état second qui nous éclaire ou nous rend extra-lucide. On n’en mesure pas non plus l’ampleur. 

Le poète Eric Dubois est également un peintre. En quelques mots, il campe une situation, un sentiment, une blessure, laisse ressurgir un souvenir, une sensation. Ce qu’il évoque ne se cache jamais derrière les mots ou les images. Parfois c’est dur, c’est irrévocable, sensuel, brut. Toujours sincère et juste.