Le Modèle oublié, Pierre Perrin, Robert Laffont, 2019, 218 pages.

Chronique de Marie-Hélène Prouteau

Le Modèle oublié, Pierre Perrin, Robert Laffont, 2019, 218 pages.

Le Modèle oublié de Pierre Perrin ressuscite Virginie Binet (1808-1865) qui fut le premier amour et la muse de Gustave Courbet dans les années 1840. Une vie commune qui dura plus de dix ans et d’où naquit un garçon. Comme le titre l’indique, Le Modèle oublié est le livre d’une femme. Il s’ouvre sur la présentation de celle-ci à Dieppe, sa ville de naissance. Et se clôt, magnifiquement, en 1877, sur Gustave Courbet à l’agonie, se remémorant Virginie Binet et Émile, leur enfant.

Même si le peintre est largement présent dans le livre à travers ses propos, ses tableaux, ses difficultés à se faire reconnaître, le point de vue retenu par Pierre Perrin se centre sur la figure féminine, sur leur amour et sur leur fils. C’est ce regard intime qui fait la singularité de ce roman inséré dans l’Histoire. C’est aussi la perspective temporelle du récit qui frappe : au-delà de la mort de Virginie en 1865, le récit se prolonge par l’évocation de sa descendance, en la personne de son fils Émile puis de son petit-fils, Charles, descendance jamais reconnue par Courbet et vouée au malheur de la mort précoce. 

Nous suivons pas à pas Virginie, fille d’un modeste cordonnier, jeune femme intelligente et sensible. De Dieppe où elle naît et où elle rencontre Gustave Courbet à Paris où il l’emmène, nous voyons par ses yeux les journées de 1848, les fréquentations parisiennes de Courbet, Champfleury, Baudelaire, les amis du peintre. En arrière-plan passent Lamartine, Flaubert, Hugo, entre autres. Virginie Binet n’est pas que cette beauté figurée nue dans La Blonde endormie et dans L’Atelier du peintre reproduit en couverture du livre. Elle est aussi une femme issue du peuple qui cherche à s’instruire – héritage peut-être de la Révolution française ? Celle-là même qu’on voit lire dans le tableau La Liseuse endormie. Le superbe dessin au fusain où elle est assoupie, sa main sur le livre posé près d’elle. Peut-être un clin d’œil à Balzac très présent dans le livre, ce romancier habitué à un lectorat féminin – ne souligne-t-il pas, au début du Père Goriot, que les pages de ses romans sont tournés par « une main blanche », celle des femmes ? 

L’auteur nous rend vivantes plusieurs facettes de ce modèle oublié : l’amante passionnée, d’abord, à travers les dialogues et le rappel des tableaux du peintre d’Ornans, ainsi Amants dans la campagne, sentiments du jeune âge. Cette danse d’amour dont Pierre Perrin a décrit la merveilleuse juvénilité. Il redonne vie également à la tendre mère du jeune Émile, puis à la femme déçue par ce compagnon d’une rare lâcheté qui cache leur liaison à ses parents. Mais la douce Virginie a du caractère et finit par ne plus accepter l’attitude de Gustave qui refuse de reconnaître l’enfant et les délaisse de longs mois. La rupture de Virginie la ramène à Dieppe où elle finira misérable. Son fils intelligent et sensible devenu sculpteur mourra fort jeune. Cette répétition du malheur semble s’attacher à ce destin marqué d’opprobre qu’on désigne alors du nom de fille-mère et qui est celui de la Fantine des Misérables. 

Que dire de Courbet ? Pierre Perrin recrée ici un être dans sa complexité et ses contradictions. Son obsession du succès, son égocentrisme, son goût de l’argent sont les faces moins glorieuses d’un immense talent artistique souvent mis au service des humbles. Pierre Perrin campe à la fois son côté sombre et son réel attachement de père qui le fait s’émouvoir sur son petit garçon et le peindre dans des chefs d’œuvre, tels L’Atelier ou bien Les Cribleuses de blé

« Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre », dit Goethe. C’est cette ironie qui est, par moments, la marque de Pierre Perrin et qui allège le récit aucunement moralisateur. La dimension de forte humanité qui ressort de ce livre touche par une belle démarche d’écriture face l’intime.

©Marie-Hélène Prouteau

Sandrine Rotil-Tiefenbach, Grise, éditions Sulliver, postface de Jean Orizet, 112 pages, 11 €

Chronique de Pierre Perrin

9782351221563
Sandrine Rotil-Tiefenbach, Grise, éditions Sulliver, postface de Jean Orizet, 112 pages, 11 €


Un puzzle de l’étrange, note Jean Orizet dans sa postface ; un sketche, pour encore parler français, à la Raymond Devos, se dit-on en ouvrant ce petit livre étonnant qui commence ainsi : « Qui me croira ? Encore faudrait-il que je trouve quelqu’un à qui parler. Et que les mots me viennent. Pourquoi y penser ? Il n’y a personne. » Que se passe-t-il ? Une immobilisation du personnage qui déclare s’appeler Blanche. Mais ce prénom ment, de sorte que l’écorchée se retrouve aussitôt, dès le bas de la page, « couleur d’écorces et de murailles », Grise. Les aiguilles de l’horloge municipale sont bloquées comme dans un conte des frères Grimm qui, de leur côté, ont bien inventé une « histoire de bourse aux pièces d’or inépuisables » ?

Ces douze heures, départ arrêté, si on ose dire, déportent l’héroïne hors du monde temporel, où les grilles de métro sont fermées, les feux de circulations ne circulent plus entre leurs trois couleurs, où les questions se pressent : en quoi consiste la vie réelle, avec ses béquilles de type portable, café du matin, cigarettes, amour même ? Pourquoi avoir perdu « le réflexe d’écrire ses rêves tout de suite avant dissipation totale des brumes » ? Peut-on « disparaître aussi délicatement d’un effluve » ? Peut-on n’être vu de personne ? Être totalement translucide, voire être un pur fantôme ? « La mort est un bien étrange lieu », écrit Sandrine Rotil-Tiefenbach et fait résonner cette injonction : « veillez à ne pas confondre la ruse avec l’intelligence ».

Cette « allégorie littéraire », dont on ne donnera pas l’explication finale, nous fait pressentir le désarroi de vivre, quand tout nous échappe. On imagine aisément que « la poésie est une colère politique ». Non seulement cet effacement peut arriver à chacun, mais certains le vivent dans leur chair, douloureusement, soit que des bombes leur tombent sur la tête, soit que l’avenir soudain s’enraye. Sandrine Rotil-Tiefenbach écrit de façon haletante. « La musique me fond dessus comme un pélican sur un porteur d’écailles. » Une « petite absence » à découvrir.

©Pierre Perrin