Philippe Bouret, L’art en bar, préface de Jacques Cauda, Tarmac Éditions, décembre 2024, 52 pages, 15€

Philippe Bouret, L’art en bar, préface de Jacques Cauda, Tarmac Édition, décembre 2024, 52 pages, 15€


Le titre est un jeu de mots sur l’expression « l’or en barre » qui désigne une sacré fortune, une belle promesse de gagner beaucoup d’argent. Faut-il y voir une dénonciation du pouvoir toujours grandissant de l’argent, du capital sur la production artistique? L’art n’est-il pas toujours étroitement lié au pouvoir de par le fait qu’il dépend pour être vu, valorisé, d’institutions comme le musée ou les diverses fondations largement subsidiées ou sponsorisées?

Le trésor de Philippe Bouret est ailleurs, car l’artiste sent qu’il a trouvé quelque chose de beau, de noble, de simple. Il s’interroge sur ce qu’il regarde et s’émerveille d’autant plus qu’il nous révèle subtilement par bribes ce qui nous rapproche les uns des autres .

Tous les portraits repris dans ce livre ont été croqués sur le vif, de la manière la plus spontanée et sans doute à l’insu des personnes. Ils font références aux nombreuses études qui s’imposent aux artistes avant de procéder à la réalisation d’une « grande » oeuvre, peinture ou sculpture. Philippe Bouret étudie et de manière pointilleuse le regard. Qui regarde qui ? Que regarde-t-on? Il interroge tout en respectant l’anonymat des personnes.

Hommes, femmes, adolescents, enfants vus de dos ou de profil. Leur particularité commune première est de se trouver à un moment précis de la journée (que le dessinateur note soigneusement) attablé au bar du musée. 

On devine que ce qui rassemble ces anonymes et notre dessinateur, ce sont les oeuvres d’art du musée et celles plus naturelles que la poésie éclaire au quotidien et que note soigneusement Philippe Bouret. Notre dessinateur est un assidu au vu des notations qui accompagnent les dessins. (encre de chine et terre de sienne)  

Un des portraits précise « elle se blottit face à la vague ». (la Grande Vague de Kanagawa de Hokusai?La vague de Gustave Courbet? Les marines sont des thèmes courant dans l’histoire de l’art.)  L’art du poète-artiste est dans son regard, sa découverte toute simple et quotidienne comme coulant de source. Instants choisis, parcelles de vies.

D’autres références rappellent une oeuvre peinte ou écrite: P12 et P33 on retrouve le même portrait « Elle pense: « je m’ancre dans la lettre du poète comme un galion sans gouvernail il est 18H34 ».  P7, il y a « le jeune homme à la cigarette au bar du musée à 7H31 ». Page 13, « il a dit au barman: « c‘est l’ombre qui éclaire ma vie » il est 8H03. 

Tous ces portraits révèlent autant d’instants furtifs apparemment sans importance et sans liens directs. Tous comme s’ils n’étaient qu’un seul portrait cachant avec pudeur les multiples facettes de l’être humain. Tous ces autres comme le reflet d’un seul, une multiplicité et une individualité que tente de saisir l’artiste. L’observateur se sait aussi observé car il ne diffère en rien de ceux dont il dresse le portrait. 

Enfin, le support choisi par l’artiste fait référence aux nombreux projets artistiques, littéraires qui sont nés lors d’une réunion ou d’une rencontre dans un café, dans un bar. On fixe ou note l’idée, le projet, la phrase rapidement dans un geste plein d’espoir et de ferveur avec ce que l’on trouve ou ce que l’on a dans la poche ou à portée de la main sur un coin de nappe (parfois tachée), sur un bout de papier sur lequel on a déjà écrit quelque chose, sur un ticket, une serviette de table. Ces croquis, ces tentatives préservent toujours l’effervescence du moment. C’est aussi ce qui demeure dans les dessins repris pour cette publication.

Après l’on se demandera si ces projets prometteurs trouveront d’autres supports ou au contraire continueront de hanter à la manière d’un rêve, d’un souvenir le temps. Quoi qu’il en soit, ils sont rassemblés ici comme autant de strophes qui composent un ensemble harmonieux, mystérieux, magique et interrogateur que l’on peut nommer poème. 

Lili FRIKH – Un mot sans l’autre – Dialogue avec Philippe Bouret – Mars-A éditions, 106 pages, 2023, 15€

Une chronique de Marc Wetzel

Lili FRIKH – Un mot sans l’autre – Dialogue avec Philippe Bouret – Mars-A éditions, 106 pages, 2023, 15€


 « La souffrance écarte les yeux. Elle est grande d’agrandir, pas de faire souffrir » (p.63) 

D’abord le titre étrange « Un mot sans l’autre » de cet entretien de Lili Frikh. Elle s’en explique pages 59 et 68 : toute sa vie, elle a senti les mots un par un, isolés les uns des autres (« des mots pas ensemble« ), comme des morceaux à devoir recoller par la voix, pour pouvoir parler. Les mots sont, pour elle, ces unités sonores et signifiantes disponibles en chaque langue, mais spontanément seules : qui n’ont pas, entre elles, de proximité toute-faite, sinon formatée et factice. C’est à nous à savoir comment aller d’un mot à l’autre, « au ras-de-vivre », en écartant le « ciment de matière grise » (la gangue programmée de sens) que la communication propose (et impose) à leur rencontre. Liberté difficile – puisque nous n’avons, dit-elle, que le souffle de la voix pour initier, organiser et assumer cette rencontre, et que la poésie pour la rendre qualifiable. Lili Frikh, c’est cette intuition singulière : le régime de sens courant de la parole (en général, et de la poétique en particulier), c’est du langage, du papier, et un jeu de formes pour face sociale de l’expression; et elle, ce qu’elle éprouve et vit depuis toujours à la source de la parole, c’est , non le langage, mais les mots; non le papier, mais le souffle vocal (« elle écrit à voix haute » dit-elle, directement); non donner forme à l’expression, mais visage à la présence. 

« À l’école, j’arrivais pas à appliquer les règles de la ponctuation. Quand la maîtresse disait, tu mets la virgule quand tu respires, je comprenais, oui, mais je ne respirais jamais à l’endroit où respirait la maîtresse ; j’avais faux.

Je respirais faux.

C’est possible, ça ?

Qu’est-ce qu’elle me disait là comme ça la maîtresse,

qu’on respire tous au même endroit ? (…)

Combien de fois cette maltraitance, combien de voix coupées ?

Comme s’il ne se passait rien dans l’invisible …

Eh bien si ! Là aussi » (p.95)

 Les mots, la voix, la présence – font une intuition centrale, douloureuse, radicale (« Sentir l’existence … tu veux plus ? » p.93). Quand Lili Frikh monte (rarement, péniblement – une maladie des yeux la fait comme tâtonner, « balbutier » dans l’espace !) sur une scène pour y « écrire à voix haute », vraiment, ce si singulier régime de sens littéralement s’incarne. Devant nous, elle hésite, elle rayonne, elle bute. Elle hésite (« Vous êtes un trébuchement » résume son interlocuteur Philippe Bouret. Traduction : vos écarts de démarche sont seules chances de vrais-pas !) parce que parler, c’est « essayer le vide entre le mot et la chose » (p.91), et elle l’expérimente scrupuleusement, indéfiniment comme on tate l’absence du bout de la voix, pour mettre, de justesse, la pensée en place. Elle rayonne, parce que, comme elle le fait saisir, le numérique transporte toute la vie sociale dans un espace totalement falsifiable, alors que la présence du souffle de la voix est, elle, « infalsifiable ». Elle bute enfin, elle semble se heurter à une sorte de présence-limite, ou s’en tenir à incarnation suffisante, parce que (dit-elle dans ses formulations vives, géniales, aberrantes) même un visage doit bien s’arrêter quelque part : notre visage est comme le masque acquis du souffle d’une vie, et nous terminons nos visages comme, par politesse et civilité, nous terminons nos phrases, comme si leur sens était maîtrisable et transmissible. C’est que le visage, dit-elle, commence là où notre apparence échappe  – « Un visage, c’est l’endroit où ce qui échappe à l’autre est inscrit. L’autre reconnait un visage dans ce qui lui échappe » (p.90) – , là où le portrait fixe ses simagrées socio-expressives (il ne pourrait pas exister de visage-robot !). Le visage n’est pas plus « sur la photo » que la voix ! C’est un baptême continué (« rien de plus violent que le baptême« , p.91), qui le prive, à jamais, de « traits fixes« .

« Ensemble, c’est pas devant tout le monde. Toutes les lumières ne lavent pas.

Montrer, ça fait monter l’audience ou la visibilité, pas plus.

Montrer, c’est pas laver.

De plus en plus, on fait venir sur le devant de la scène des choses qui n’ont jamais eu de devant. On semble se soucier de nous. Du plus démuni de nous. (…)

Si j’allume la télé ou le téléphone, je ne reçois que des invitations à prendre soin de moi et de l’autre, que des publications qui témoignent de la misère, de la beauté et de la grandeur de l’autre. L’homme n’est pourtant pas connu pour ça. (…)

J’espère juste que tout ça indique qu’il y a une humanité en veille, et non une médiatisation qui se serait avancée sur le terrain de l’être en faisant qu’il n’y aurait plus d’être sur le terrain » (p.82-83)

 L’inconnu est naturel à cette poète, elle ne le craint pas : plus ce qu’on sait s’étend, plus ce qu’on ne sait pas s’enfonce et s’approfondit, constate-t-elle (p.55). Elle-même « s’agrandit de ce qui ne répond pas », et « n’a jamais senti que le mystère diminuait ». Le papier lui serait un réconfort mensonger (tout papier nous ment parce que il peut tout terminer par des blancs, s’il le faut, même quand il feint modestement de rester inachevé, ce que la pure voix interdit), et Lili Frikh rencontre d’abord les poètes dans leur voix (Duras, Le Clézio, Jouvet), et elle n’est poète athée que parce que « Dieu, je l’entends pas » (p.71). La voix est, pour elle, « ce qui s’articule d’être » d’une vie. Et l’usage spontané, et incessant, qu’elle fait des verbes substantivés (comme ici d' »être« ) montre les gestes élémentaires (à raccorder, à chorégraphier de la voix, à déployer les uns des autres) que lui sont les mots. C’est ainsi que son style l’a fait vivre (« Ma voix est la seule chose/ qui soit restée intacte/ c’est étonnant » p.70) , et vit lui-même dans ces infinitifs s’abandonnant « à vif, et tombant pareil » (« Je n’ai pas d’explication de vivre« , « J’ai appris à parler dans le noir de parler« , « Cette conversation avec vous fait partie de reprendre mon souffle« , « J’ai l’impression d’aller jusqu’au bout de prononcer« , « Je ne suis pas au théâtre de la parole (…) j’y suis allée pour ralentir de mourir« , « Quelque chose d’écrire qui ne vient pas d’écrire« , « Quelque chose que je ressens depuis le début de ressentir » …). Quelle plus belle présence au monde que ces verbes substantivés soufflant dans cette voix ?!

« J’ai un besoin de justesse, surtout s’il n’y a pas de justice.

Il faut que le mot entre jusqu’au bout.

La forme, c’est pas grand-chose, c’est que de la jouissance dans l’écriture. (…)

Pour moi, les mots c’est la présence.

Discréditer la présence, c’est discréditer l’incarnation.

Il se passe quelque chose en fait depuis que nous avons ce dialogue.

Grâce à ce dialogue avec vous je dis les choses jusqu’au bout.

On préfère parler du viol que de la maltraitance de la virgule.

Je suis violée à la racine, au ras-de-vivre.

Quand on est éduqué dans l’humiliation du souffle, ça marque une vie.

Le contraire de la forme, c’est pas le fond.

Le contraire de la forme, c’est la proximité, parce que la proximité est inqualifiable.

Pour écrire, il faut être véritablement à l’écart du langage » (p.73) 

 Je le dis ici timidement, mais sûrement : on est ici devant une très rare poète (quelqu’un à mi-chemin entre Artaud et Simone Weil, quelqu’un pour qui les mots sont au départ – et redeviennent pour nous – de véritables enchères de présence, des morceaux de souffle se cherchant les uns les autres pour que, durant le temps d’un souffle qu’est la vie, aucun mot justement ne soit le dernier.) Le fabuleux (et justifié) compliment qu’à un moment Lili Frikh adresse à son interlocuteur (« Vous, vous me parlez de là où quelqu’un regarderait l’humanité. Il la regarderait apprendre à marcher et à se tenir debout« , p.53), on la lui renvoie : cette extraordinaire poète reprend la douloureuse civilisation de la voix humaine là où notre ingrate et fatiguée négligence l’avait laissée.

 « C’est ça que j’appelle l’humilité de parler, ne pas faire basculer les mots dans la langue. Pas tout le temps, pas tout de suite. C’est pour ça que j’ai beaucoup de mal avec ça, le texte. (…) Il faut laisser parler les mots avant de les égorger dans le miroir. La plupart du temps, on fait dire aux mots des choses qu’ils ne disent pas, on ne les laisse pas parler. On les fait parler. On écoute pas. C’est comme quand on torture quelqu’un pour soi-disant le faire avouer. Au bout du compte, on lui fait dire un truc qui n’est pas vrai, mais qui est ce qu’on veut entendre. On fait dire. À la langue, oui, on peut lui faire dire. On peut lui faire dire ce qu’on veut. Vous pouvez même lui faire dire que vous êtes un grand écrivain. Au mot, non. Vous pouvez rien lui faire dire. Parce qu’il est seul. Parce qu’il est sans l’autre. Parce qu’il entre dans le vide de parler et pas dans la trame d’écrire » (p.58-59) 

© Marc Wetzel