Dialogue intemporel, photographies de Françoise Ducène-Lasvigne, poèmes de Michel Bénard, préface de Hafid Gafaïti, 80 pages, éditions les Poètes français, Paris, 4e trim. 2023, ISBN : 978-2-84529-376-2

Dialogue intemporel, photographies de Françoise Ducène-Lasvigne, poèmes de Michel Bénard, préface de Hafid Gafaïti, 80 pages, éditions les Poètes français, Paris, 4e trim. 2023, ISBN : 978-2-84529-376-2


Elle peint ses photographies avec des photons non pas argentiques, mais des pixels qu’elle anoblit, triture, assagit de la plus belle des manières dans le théâtre d’ombres et de lumières du noir et blanc. Se cristallisent des perspectives printanières ou des reflets lunaires, une atmosphère d’apaisement, des silences d’encre. Pour qui veut également découvrir les œuvres en couleurs de Françoise Ducène-Lasvigne, son site est délicatement enchanteur .

Lui, Michel Bénard, poète bien connu, dit avec brio et modestie les mots du cœur, les mots de l’âme, de l’éphémère (ce terme revient d’ailleurs avec insistance et cadre tout à fait avec le titre de ce beau livre). Ses vers ruissellent, flamboient, s’évaporent au gré des pages, comme issus des vues magistrales chez sa complice.

Oui, tous deux sont en dialogue intemporel, en symbiose furtive mais définitive, issue d’une force intérieure à la fois mystérieuse et intense.

Hafid Gafaïti, le préfacier-poète, s’est coulé aux marches de ce duo artistique. Avec acuité, l’essentiel est là, dans ses lignes, avec la lumière de fondus-enchaînés, la résonnance des textes, la musique, l’architecture de singulières synergies.

La sobriété japonisante est omniprésente : le peu est mieux. La dentelle s’est faite végétale, les eaux se sont muées en voiles : le chant des phrases ou de dégradés aux subtiles frontières nous méduse. 

Sur la quatrième de couverture, un oiseau, un seul sur fond strié :

Apprendre à regarder

Le passage fragile

De la vie à l’image,

Où l’instant réside

Dans un fragment d’utopie

En une manière de haïku, nous voici dans un voyage aux ailes soyeuses, en son silence, en sa pureté :

Mystérieuse ligne d’écriture,

Emportée dans un fol envol

Sur le miroir des eaux.

Le lecteur se fait complice, chuchote lui-même d’autres prières devant ces tableaux impressionnistes. Ce livre se mérite et s’abandonne. Se met sur la table tout doucement, comme pour ne pas déranger le mikado des pixels et des lettres en douce complicité. Et l’on reprend le recueil avec foi et respect. Encore !

Claude LUEZIOR, L’itinéraire, Librairie-galerie Racine, Paris, ISBN : 9 782243 048704

Une chronique de Gérard Le Goff


En parcourant — le choix de ce verbe n’est pas anodin — le nouveau livre de Claude Luezior : L’itinéraire, le lecteur peut être en droit de se demander pourquoi son titre figure au singulier alors qu’il se voit proposer au fil des pages une multitude de parcours. Seule une lecture attentive nous permettra de comprendre cette « singularité » affichée.

Dans son Liminaire, le poète s’interroge à la fois sur une finalité possible à donner à son recueil et sur l’accueil que vont lui réserver ses lecteurs : Ces arrêts sur images peut-être vous rendront-ils heureux ? Cette notion cinématographique est à mon avis essentielle (on trouve d’ailleurs un texte avec cet intitulé page 100) pour comprendre la démarche de l’auteur. Rien à voir avec le touriste qui filme ou photographie à tout va. Chacun de ces « arrêts sur images » pour l’écrivain devient occurrence à interroger le monde et à s’interroger sur le monde.

Le premier texte (Amour en héritage) nous renvoie à l’illustration de la couverture. Il s’agit d’un cliché réalisé en Inde qui représente un enfant (vu de face : le visage et une main visibles) endormi dans les bras de sa mère (vue de dos et donc invisible — imperceptibilité que renforce le port d’un ample voile couvrant) ; une photographie que son auteur commente ainsi dans le poème précité : L’Inde / sous les paupières closes / d’un seul enfant. Claude Luezior semble ici vouloir nous faire réaliser — en dépit de la distance terrestre qui le sépare de son pays et plus encore de l’éloignement de soi que procure la découverte d’une civilisation « autre » — que cette image (dans laquelle deux êtres tentent de s’approprier / leur infinie tendresse) révèle et illustre, et ce malgré une présence charnelle en partie occultée, le concept universaliste de l’amour humain.

Pour pouvoir témoigner de ses errances, l’écrivain, même s’il maîtrise la technique photographique, a besoin d’un outil manuel et portatif. Claude Luezior aime à remonter le temps (autres pérégrinations) et rappelle que les premiers écrits furent effectués par des scribes qui usaient de roseaux taillés pour graver des tablettes d’argile. Avec l’apparition de l’encre, ils purent tracer leurs signes sur le papyrus puis le papier. L’écriture n’aurait pu exister sans le calame, la terre et le tanin. Aujourd’hui encore et toujours l’encre s’impose : encre / indélébile / noire de mots / qui désormais / hante mes fibres / et qui dévore / ma cervelle / à petite cendre (page 9).

Ainsi « armé » de sa plume — ce prolongement qui se veut peut-être « séculier » de la main et du bras —, le poète va parcourir les rues de différentes villes, certaines confondues dans l’anonymat de la modernité, d’autres identifiées : Helsinki, Amsterdam, Marrakech, d’aucunes, enfin, si familières qu’il ne sert à rien de les nommer.

 En cours de route, le poète observe, s’émeut, aime, s’indigne, prend pitié, se moque… Il va user de tout l’arsenal du langage : ironie, amusement, émotion, clairvoyance, pitié, colère… Les activités humaines constituent pour lui une source permanente d’étonnements, de sujets de réflexion et d’objets de raillerie. Autant d’ « arrêts sur images », de vignettes précises, de « zooms » allègres, de « travellings » révélateurs…

Ainsi, dans une brasserie, faisant montre d’une verve rabelaisienne, il s’étonne et s’écœure de la surabondance de nourriture, quand convives et compères bâfrent d’importance : s’exclament par tablées / les veilleurs de bombance (page 13).

Question restauration d’ailleurs, Claude Luezior, que l’on devine gourmet, dénonce avec humour les supercheries exotiques. Dans Pas si chinois ? après avoir énuméré les nombreuses spécialités proposés, il annonce : le chef de ces très chinoises chinoiseries / le chef, mais oui, est un Italien (page 48).

Ailleurs, dans une Onglerie d’Helsinki, il souligne la frivolité d’une femme : elle ressort, la silhouette reste grise, / mais ses mains devenues orchidées / et ses ongles resplendissent / désormais d’une suédoise royauté (page 15), tout aussi bien que l’attitude futile d’un homme dans un Salon de coiffure où tout se fait au nom d’une religion / celle du bien-paraître (page 33).

L’auteur s’attarde encore dans une parfumerie, paradis des artifices : eau de senteur / en embuscade / écrins et ivresses / d’illusions graciles (page 16)

Il manifeste une certaine complicité avec une mercière dont le chat dort dans […] un panier  / empli de mohairs et de cachemires (page 35) rendant celui-ci invendable ou bien encore montre de l’affection pour une fleuriste chez qui l’éphémère ne peut que s’accorder avec la beauté (page 45).

Mais la ville est aussi un vaste espace de recel où des conservateurs, épris des vestiges du passé, animent de bien secrets musées : l’antiquaire / polit / ses vieilleries / en jachère / mais le Grand Siècle veille / avec ses bougeoirs, guéridons / feuilles d’acanthe et lustres (page 26).

 Il cède aux mirages d’un souk mais demeure rétif aux sollicitations des agences de voyage : le vendeur d’archipels / vous ensorcelle de pépites / escapades très gourmandes / et routes sans pollution (page 42).

Certains artisans bénéficient de son admiration, à l’instar des horlogers : les garde-temps et leur savoir-faire / tout d’or et de couronnes en titane / leur donnent des airs de princes / domptant les secondes précieuses (page 51). Mais aussi une vendeuse de journaux ou un joaillier.

Les pharmaciens n’échappent pas à ses sarcasmes. Un commerce comme un autre ? Certes pas quand il s’agit de santé. Cette course au bien-être laisse pourtant parfois perplexe : les croix vertes ont-elles remplacé / les Christ en croix de nos cathédrales ? / qu’importe, on va de suite s’occuper / de votre porte-monnaie bien rempli (page 55). Comme il assassine les banques où courent les espèces / comme rats apatrides (page 21).

L’écrivain ne cherche pas non plus à éviter les zones nocturnes aux vitrines peuplées devant lesquelles autour de minuit maraudent les phantasmes et les paumés (Minuit, Amsterdam).

Il porte encore un regard réjoui en baguenaudant dans un vide-grenier où l’on peut trouver  pêle-mêle : sabres pour corsaires / et dinosaures à la retraite (page 60).

Ce même regard malicieux et bienveillant s’attache à observer les plus humbles : un vieillard, un poivrot, un bouquiniste, une kiosquière, cette concierge de la ville (page 57), etc.

Claude Luezior est captivé et rend captifs ici un paysages, là une vitrine, tout un kaléidoscope de personnages et puis des rencontres d’exception.

L’itinéraire, cette suite de fragments, trouve en cela son unicité de devenir un livre unique qui est le livre d’une vie. La vie de Claude Luezior, l’existence d’un « honnête homme » (au sens classique). Cette itinérance n’est pas errance puisque tous les chemins empruntés convergent vers l’essentiel : l’amour de la vie — malgré tout. Même si l’amertume — un sentiment peu familier chez l’écrivain — pointe son museau gris au détour d’une page : au comble de la solitude / je n’ai pas réussi / à joindre les deux mots / pour féconder / les lumières de la ville (page 63).

©Gérard Le Goff © octobre 2024

Michel Herland, L’Homme qui voulait peindre des fresques, Paris, Andersen, 2023, 136 p., 14,90 €.


Le nouveau recueil de poèmes de Michel Herland L’homme qui voulait peindre des fresques dévoile par son titre une intention poétique. Car le poète est aussi bien le peintre du social que du paysage tropical. Parfois sarcastique, il peint le Monde sans concession. L’humanité est la même partout, les faibles sont exploités, manipulés par des puissants qui s’enorgueillissent de leurs richesses. Ce qui n’empêche pas d’apprécier les beautés de la nature, plus douce ici, dans les paysages provençaux que là, sous les tropiques où éclate la somptuosité des couleurs. Le recueil est divisé en plusieurs parties censées aider le lecteur à se repérer entre les divers genres que cultive le poète : social, exotique, érotique, ou simplement fantaisiste.

Le poète lève le voile qui cache la misère, dénonce les aspects les plus cruels d’une société qui méprise, viole les droits, entretient le chômage, la pauvreté, l’humiliation, contraint à la migration, à la révolte :

« Parfois du fond de l’humiliation

un peuple relève la tête

il crie sa haine et son envie » (Nouméa Culpa)

Observateur impitoyable, Herland met en évidence le contraste entre les nantis, d’un côté, et les prolétaires, les migrants, les clochards, de l’autre côté, entre le luxe des uns et la précarité des autres : « le riche orgueilleux se régale », « trime l’ouvrier miséreux », « la finance se porte bien », « les puissants ne manquent de rien » :

« Orient régiments laborieux

Air pollué puanteur acide

Fourmi automate livide

Trime ouvrier miséreux

À Shanghaï le luxe s’étale

Maserati Lamborghini

Jambes étirées robes mini

Le riche orgueilleux se régale

Chômeur au visage fermé

Anpe bureau immonde

C’est le triste sort du vieux monde

Irrésolu et désarmé » (Le cac 40 caracole)

Il suffit de descendre dans la rue, d’ouvrir un œil attentif pour constater la cupidité, le pouvoir de l’argent, l’iniquité, l’indifférence, la violence, la cruauté, sans oublier les guerres absurdes dont l’homme ne tire aucune leçon :

« Faut-il remémorer la longue litanie

de notre espèce les terribles avanies

Guerres anciennes ou modernes

Péloponnèse ou Dardanelles

guerre de cent ans ou guerre éclair

guerre impériale ou coloniale

dans les tranchées ou dans les airs

les occasions ne manquent pas

de s’entresuicider »(Guerres et pandémies)

Nombre de poèmes dénoncent un mal qui semble s’aggraver avec le temps, peignant le visage amer du malheur qui se cache derrière les apparences :

« Nord ou sud partout des chômeurs

Perdus dans leur vie de misère

Ils ont renoncé au bonheur

Tout autour d’eux les désespère

Noirs ou pâles sont les migrants

Même s’ils sont toujours précaires

On les sait pleins d’espoir vibrant

Ils ne sont plus prêts à se taire »  (Itali-ques)

La voix du poète est souvent grave, grinçante, révoltée, voire sarcastique comme noté plus haut, conformément à une intention clairement exprimée en exergue de la seconde partie, Amères destinées : « Ma poésie est une porte qui claque ».

Le poète est révolté par l’injustice, l’indifférence des riches face à la misère,  l’humiliation des pauvres qu’il a rencontrées partout où il est passé mais il est aussi un peintre de paysages, ceux de sa Provence comme ceux de la Martinique où il est installé désormais. Il lui rend hommage dans le premier cycle de poèmes intitulé Tropiques. La beauté du paysage tropical, la végétation luxuriante, les villages et les petits ports, les pêcheurs, les barques colorées, les montagnes couvertes de forêts, enfin la grâce des femmes noires, ensorcelantes composent de véritables tableaux : 

« Ô femme d’ébène

Arbre que soutiennent de solides racines

Fleur de ma passion

Dont la corolle gracieusement s’incline

À la douceur d’un soir

Que trouble quelquefois le chant du crapaud-buffle

Ô Négresse d’amour

J’aime quand tu balances

Les rondeurs de tes hanches

Tu me laisses effleurer

Le creux de ton échine

Et je vais m’enivrer

Des senteurs de la Chine

Ô fille d’Afrique

Tes lèvres au sucre de corossol

Ta langue suave comme une mangue

Ta bouche rose de porcelaine

Tes seins deux cocos de mon jardin

Tes jambes de bambou

Et tes bras les lianes pour m’attacher »(Le chant du crapaud-buffle)

Le paysage tropical incite aux délices de la passion, aux plaisirs de la vie : 

« Quel étourdissement

Chez les tendres amants

Le désir brille dans leurs yeux

La soif des plaisirs merveilleux » (Au village de Sainte-Anne)

C’est ce paysage qui inspire les poèmes d’amour, leur confère un accent de vérité. Le lecteur sent l’attachement du poète à son île remplie de merveilles. La femme est peinte sous les traits d’une noire déesse, sensuelle, excitante, langoureuse – réelle ou chimère, qui sait ?  – apte en tout cas à susciter la passion.

Michel Herland s’avère nostalgique de la poésie classique, de ses rimes et de ses mètres, de sa musique. Il semble avoir une certaine prédilection pour le sonnet. Il est résolu en tout cas à suivre sa propre voie, adepte d’un postmodernisme qui permet le mixage des époques, des styles et des langages. Il ne cache pas son attachement aux poètes d’autrefois dans Le Petit Manifeste qui ouvre son recueil. C’est ainsi que ses poèmes jouent sur plusieurs modes, empruntant parfois à l’air du temps, parfois à celui de temps révolus.

LE GRAND LIVRE DE LA DOULOUREUSE RENAISSANCE ACTUELLE DE L’UKRAINE:LINA KOSTENKO, JOURNAL D’UN FOU UKRAINIEN, traduit par Nikol Dziub et Sonia Philonenko, Paris, L’Harmattan, 2022, 330 p.

Une chronique de Vladimir Claude Fišera

LE GRAND LIVRE DE LA DOULOUREUSE RENAISSANCE ACTUELLE DE L’UKRAINE:LINA KOSTENKO, JOURNAL D’UN FOU UKRAINIEN, traduit par Nikol Dziub et Sonia Philonenko, Paris, L’Harmattan, 2022, 330 p.


Enfin, nous avons le grand roman-vérité, comme on dit cinéma-vérité, de la lutte de libération nationale de l’Ukraine, de la libération personnelle de chaque Ukrainien, sous la forme d’un journal intime, à la fois chronique et monologue intérieur d’un informaticien trentenaire kyïvien (en russe : kiévien), entamé le premier janvier 2000 et qui s’achève fin 2004 par l ‘éclatement de la Révolution Orange (du nom de son drapeau). Celle-ci  va chasser par la rue, malgré une terrible répression, les gouvernants pro-russes et largement russisés qui contrôlaient le pays depuis son indépendance quand il s’est détaché par referendum de l’URSS moribonde le 1er décembre 1991. En fait, le héros a, comme Lina Kostenko elle-même, pour référence les mouvements dissidents des années soixante,  ceux de 1990-91 et la dévastation occasionnée par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986. 

 L’épouse du héros, chercheuse en littérature, est une spécialiste de Nicolas Gogol (1809-1852), auteur ukrainien, écrivant en russe mais se référant surtout à la culture et à l’histoire ukrainiennes, auteur d’une célèbre nouvelle intitulée Le journal d’un fou (on devrait dire  les notes privées –zapiski–  d’un fou). Plus généralement, l’œuvre de Gogol, comme celles des plus grands écrivains et patriotes ukrainiens ainsi que les traditions nationales et principaux moments historiques du pays sont sans cesse rappelées ici. Toutefois, l’action est, comme dans le récit de Gogol, rapportée à la première personne et sous forme d’un simple journal intime chaotique d’un homme dévoré par une angoisse croissante. 

Sauf qu’il s’en libérera et ce sera grâce à la Révolution de 2004 dans laquelle il va se jeter à corps perdu, retrouvant ainsi son équilibre mental et son bonheur conjugal et familial.  Son mal de vivre était en effet totalement causé par la situation de souffrance due à la colonisation du pays et à la russo-soviétisation des esprits, largement dominante chez les kyïviens. Ceci s’opère depuis les années 1930 par l’abandon –ou au moins sa dégradation par la russisation– de la langue ukrainienne devenue trop souvent, surtout en ville, un sabir désarticulé qui accompagne la terreur imposée par des gouvernants d’origine ukrainienne au service de Moscou. Cela suscite la haine de soi et le mépris de tout ce qui est identité et fierté nationales ainsi qu’une dévalorisation des traditions populaires occultées voire reniées, notamment des traditions et valeurs paysannes. Celles-ci s’opposent aussi à l’invasion récente, surtout à Kyïv,  par la société de consommation et sa frivolité hédoniste, vulgaire et sans âme que les gouvernants pro-russes favorisent comme le font leurs maîtres et modèles à Moscou.

 Lina Kostenko, la grande dame, l’aînée, « la Nestor » de la littérature ukrainienne en langue ukrainienne, née en 1930 dans la campagne autour de Kyïv, est immensément populaire dans son pays (voir son poème «Quatrain volant» publié dans ma traduction dans Les Lettres Normandes, n°134, 2022, p.4). Elle a choisi d’écrire en ukrainien alors qu’elle est diplômée de l’Institut de Littérature Gorki de Moscou et de se concentrer sur les dimensions éthique, nationale et européenne de la poésie et du roman.  Cela lui a valu d’être interdite de publication entre 1961 et 1977. Dès 1990, ses oeuvres choisies sont publiées et elle reçoit le Prix d’État Chevtchenko, du nom du fondateur de la langue ukrainienne écrite moderne au XIXème siècle. Elle a des centaines de milliers de lecteurs, notamment avec  ce Journal d’un fou ukrainien, pourtant volumineux et parfois allant dans tous les sens à la manière d’Ulysse de James Joyce. Sur Facebook, comme le note Radomyr Mokryk dans sa préface, elle a près de 800000 utilisateurs. C’est dû au fait que chez elle si le politique est omniprésent, ce n’est que par son impact sur des expériences et destins individuels.

Ce livre écrit en 2001-2010 est proprement prophétique puisqu’il faudra une nouvelle Révolution Orange en 2013-2014 avec encore plus de morts sur cette même place centrale de Kyïv, le Maïdan, devenu Euromaïdan pour que l’Ukraine devienne enfin ukrainienne. Or, c’est cela même que sous nos yeux depuis février 2022 l’impérialisme russe essaye à nouveau d’écraser avec une violence décuplée. Il faudra donc aujourd’hui comme Lina Kostenko l’écrit dans les dernières lignes de ce roman-témoignage  –qui exprime un « nous » ukrainien plutôt qu’un seul « je »–  surveiller ceux qu’elle appelle « nos chefs »  qui en 2004 étaient, enfin, « venus sur le Maïdan » car « peut-être voudront-ils l’oublier. Peut-être une main velue tentera-t-elle d’arracher cette page.

Mais c’est déjà l’histoire. Pas avec des calmants, mais avec des oranges. Il est possible de faire disparaître une page. Pas l’histoire.

      Voici qu’est arrivé notre Jour de colère (dies irae, note de VF).

      La ligne de défense est tenue par des vivants ». (fin de l’ouvrage).

 ©Vladimir Claude Fišera

Le chant de la mer à l’ombre du héron cendré, de Sonia Elvireanu, préface de Marie Faivre, Ed. L’Harmattan, Paris, 2020, ISBN : 978-2-343-20561-9

Une chronique de Claude Luezior

Le chant de la mer à l’ombre du héron cendré, de Sonia Elvireanu, préface de Marie Faivre, Ed. L’Harmattan, Paris, 2020, ISBN : 978-2-343-20561-9

L’élégante couverture nous invite à suivre un oiseau butinant le soleil qui se lève sur un horizon énigmatique. S’agit-il du héron cendré (principe mâle) qui habite le titre, le début et la fin de ce recueil, ou d’un héron-cendre qui fend l’aube et parsème son ombre, alors que chante la mer (ô combien féminine!), encore tiède de ses embrasements amoureux ?

Sonia Elvireanu, professeure d’université qui a déjà à son actif maints ouvrages, traductions (de roumain en français et inversement), essais et critiques littéraires, nous propose ici un cheminement à la fois intimiste et artistique. 

Poésie libre, épurée où le « je » rejoint le « tu » pour aboutir au « nous », où la souffrance devient peu à peu cicatrice, au gré d’une pulsation des mots et d’une spiritualité sous-jacente.

L’italique de bon aloi, les minuscules, l’absence de titres et de sous-titres donnent une fluidité graphique à une ode en quelque sorte d’un seul tenant, dont les répétitions voulues font rebondir le propos d’une page à l’autre, j’allais dire d’une respiration à l’autre. On y découvre, parmi les remous de l’âme, un apaisement embryonnaire:

les pierres

blanches

épanouissent 

le pardon 

… suivi d’une renaissance empreinte de sérénité :

la mer chante

nos rivages

rayonnants

Oui, le « nous » prend le relais :

enfants de la lumière

nous galopons le ciel dans les bras

Symbiose avec la nature, le rivage, la neige (thème souvent rencontré chez Elvireanu : on pense en particulier à un précédent recueil, Le silence d’entre les neiges), la lumière qui chasse le néant, ce cri de la mort. L’on remarquera aussi une forte spiritualité sous-jacente : vers toi / ô, ciel, // s’élève ma prière

Oui, la relation avec l’être aimé, l’être perdu s’est cicatrisée :

j’ai soulevé

ton fardeau

tu grandis 

maintenant

au creux

de ma douceur

Le « je » a compris le fardeau de l’autre, qui, lui aussi, grandit malgré l’absence. La douceur, celle de la femme, de la mer, de l’eau lustrale est demeurée, éternelle.

Et nous retrouvons, dans le final :

à l’horizon

le héron

aux ailes déployées

dans le scintillement du levant

Les ombres se sont-elles englouties dans le chant d’amour ? Le héron et la mer semblent avoir fusionné dans l’incandescence d’un souvenir : non pas fait d’abandon mais structuré par les fibres de la vie…

©Claude Luezior