Éric Chassefière, Garder vivante la flamme du poème, préface d’Annie Briet, Collection Cahier nomade, Sémaph(o)re éditions, octobre 2024, 14€, 134 pages.
On ouvre un livre, on ouvre une fenêtre. On lit une strophe, on pénètre en un jardin dont on ne sait jamais très bien s’il est le fruit d’un rêve, le reflet de soi-même, du monde à appréhender. On butte sur une pierre, on savoure un mot, on apprécie le silence qui émerge de cet instant zéro où rien n’est pas encore cette fleur, sa saveur que l’écriture essayera d’apprivoiser pour la page.
On parcourt le livre, on prolonge l’incursion, on va en un sens comme le vent, on en revient par le souffle, porté au-delà par une inspiration qui ne semble plus être la sienne mais celle de cet autre inconnu. Insoluble. Au bout de chaque expérience, on se sent sensibilisé aux choix du vivre, de vivre ensemble, de vivre seul. Au bord de toutes les frontières, se découvrir dans la limite. Soi. Soi seul. Soi illusionné. Soi impertinent, incrédule. Soi impermanent.
On lit, on écrit, on se recherche, on s’installe dans le désir d’établir des liens, des connections sensibles entre le monde des choses observables, le monde lumineux, éclatant, extérieur, extensible et le monde intime, ombrageux, énigmatique, songeur. On lit le monde, on en lit plusieurs, on décrypte des présages. On lit. On lie. On livre une interprétation probable. Tous les jours, on rassemble les morceaux de soi comme les pièces d’un puzzle. Sait-on qu’il est de notre intérêt qu’il reste incomplet? Même si un jour, on vient à bout d’un carnet d’écriture, on atteint la dernière page d’un livre?
On ouvre un livre pour intensifier ce rapport mystérieux entre sonorités, musicalités de la parole, de la langue et le mot enrobé de tout ce qui ne se dit pas et qui se révèle sans doute grâce aux silences que l’écriture impose soyeusement à la page. L’inversion se produit l’encre sombre montre et démontre la nature de la lumière. On s’inscrit plein de doute, on pose la question pour laquelle il n’y a pas de réponse satisfaisante.
L’architecture du livre me fait penser à celle d’une maison traditionnelle japonaise. Un espace intérieur proportionné, sobre et modifiable, où la répétition de certains éléments donne à l’ensemble de la construction une harmonie. De grandes ouvertures vers le jardin dont la présence est appuyée par des encadrements, de grandes ouvertures font que les limites entre intérieur et extérieur parfois disparaissent, s’évaporent. La maison d’Éric Chassefière a toujours une « fenêtre ouverte ». On y lit un signe de tolérance, une acceptation curieuse. Une ouverture d’esprit.
Les poèmes d’Éric Chassefière jouent sur les dualités: jour/nuit, lumière/ombre, silence/ bruit, corps/esprit, surface/profondeurs, écrit/indicible, intérieur/extérieur. Le poète déplace les frontières, maintient un équilibre dont il mesure en permanence la fragilité. Le ciel est une page. La page une fenêtre ouverte où s’installe l’écriture. Elle est trace, elle est peinture. Formulation de ce qui existe entre les lignes.
Au fil des pages, on s’aperçoit que l’écriture du poème n’est jamais terminée, qu’elle s’élabore peu à peu, qu’elle tente de faire corps, de se matérialiser. Faire, écrire un poème, exige du poète d’être. Être au monde, Être à l’écoute, Être en mesure de lui répondre. Par l’amour peut-être.
« Ouvrir la fenêtre c’était ouvrir la page en déployer au secret des mots ce profond ciel d’or tu devais ciel sur ciel faire pas du poème ouvrir seuil après seuil la voie vers le Tout maintenant le geste est accompli c’est ta vie que tu tiens entre tes mains le chemin de ta vie que tu réchauffes de ta paume main posée sur le cahier aux muettes collines »
Camille LOIVIER, Nature en décomposition, Backland éditions, 116 pages, octobre 2024, 17€
« on nage la bouche ouverte dans la vase
on se souvient d’avoir été bercée
la douceur furtive de l’eau est celle
d’une queue de belette passant sous le nez du dormeur
(je ne sais pas ce que tu veux
tu ne cesses de t’écouler – )
alluvions et têtards ensevelis dans la vase
y étouffent sans bruit
– quel dommage de ne pas les suivre sans retour … ») (p.62)
Le titre de ce recueil de poésie « Nature en décomposition » pourrait, à tort, faire penser à un cri d’alerte écologiste (sur une nature déréglée par la pollution, et y perdant son ordre), ou à une observation d’agronome ou de simple promeneuse sur la putréfaction locale – par l’âge, les saisons ou les intempéries – d’un mince ou large biotope, mais (même si l’auteure, semble-t-il, jardine ou herborise volontiers), pas du tout ici ! La décomposition même du livre en « éléments » (sept « cycles », ici des pierres, du bois, de l’eau … jusqu’au feu et à l’air) signifie donc nettement : une analyse de la nature (en ses caractéristiques dominantes, en ses aspects matériels majeurs) – mais comme dramatisée (« décomposition » n’est pas neutre, et on sent comme une gêne ou un prix à payer dans la réduction de la complexité naturelle à ses forces et formes simples). La « décomposition d’un visage », par exemple, dit tout autant la division observatrice des traits par un portraitiste avisé que leur altération par une situation troublée. Pour le dire familièrement, affronter, épingler et disséquer la nature quand on n’est ni Linné, ni Lavoisier, ni Tarzan (ni même Lucrèce ou Spinoza) est périlleux : si la nature ne se déduit pas plus que la vie, c’est que chacune des deux découle, non d’un principe, mais d’elle-même. Et si elle ne s’analyse pas plus aisément que le temps, c’est que, comme lui, la nature se recompose indéfiniment et aussitôt elle-même ! D’ailleurs, « nature » en général veut dire aussi bien « essence » que « jaillissement », et elle est donc – promesses d’une difficulté redoutable – aussi bien principe de son propre écoulement que simple passage de ses raisons d’être. Mais notre poète, intègre et subtile, sait tout ça, et ce qu’elle se propose d’écrire connaît ce double constant défi de circonscrire ce qui s’échappe, et comprendre ce qui se relance. Et, de fait, rien de ce qu’on lit dans ce dense recueil ne prétend suffire, sans jamais pourtant renoncer à avancer. Comme « traduire« , dit quelque part Camille Loivier (elle-même traductrice), « est comme une lecture en trois dimensions » – car il y faut déchiffrer à rebours le flux des mots jusqu’à leur source, pour qu’ils sachent rejaillir en une autre langue – « décomposer » la nature, c’est la faire revenir d’où elle vient pour qu’elle redéploie, au ralenti et comme à neuf, son style d’advenue. Voilà sa marche, son épiphanie farouche et tremblée.
Que trouve donc la poète dans cette « décomposition » de la nature ? Une vie plutôt minérale et végétative qu’animale (malgré un ours, une belette, un crapaud que déloge une bêche et quelques oisillons plus morts que vifs). Pas d’humains. C’est que l’affect qui règne ici est sentiment, plutôt qu’émotion ou passion : il n’existe pas d’émotion végétale (car réagir intensément à ce qui trouble suppose une sensori-motricité), et les passions ne sont qu’humaines (l’émotion de peur est animale, mais la passion est émotion du désir même, comme la jalousie est peur d’être trompé, l’ambition peur d’être devancé ou l’avidité peur de manquer…). La plante n’a certes pas de sentiments, mais tout sentiment (comme la confiance, l’anxiété, la tendresse, la rancune …) suppose d’être constamment exposé à quelque chose, de se sentir participer à un milieu de vie ou en être exclu, d’être dans la lenteur d’un retentissement positif ou négatif – ce qui est l’être-au-monde végétal même. Et, par exemple, tout le recueil déploie comme une anxiété de longue haleine, buissonnante, ramifiée, une sorte d’anxiété sûre de sa prévalence, voire de son bon droit ! Extraits d’anxiété, qui parlent d’eux-mêmes :
« ne faut-il pas exorciser une maison
avant de lui donner son sommeil » (p.96)
« les dieux sont des morts qui s’éloignent dans le vent
ils longent les murs
on les fuit
ils ont le goût amer du passé
chaque jour il faut se cacher
éviter leur regard à l’aube
avant qu’ils ne s’endorment … » (p.98)
« … montagne qui erre en moi, qui rampe en moi
(je coupe à travers)
montagne rasée
sa tête, son crâne (…)
quelqu’un arrose
j’entends le bruit de l’eau
et encore l’odeur de brûlé
la poussée d’une autre montagne » (p. 101)
Et c’est avec tous les moyens qu’elle rencontre, en elle comme hors d’elle, que la poète sent médiumniquement la vie s’ouvrir ou se fermer à elle, et la substance des choses se sauver ou se perdre. Tous moyens du bord : son oreille (p.15), qu’elle colle aux pierres pour y déceler des sortes d’échos fossiles, et « la dilatation de leur corps comme un murmure ». Ses yeux (p.87), qu’elle ferme soudain pour que le ciel étoilé tombe au sol d’un coup ! Sa voûte plantaire même (p.86) :
« ce n’est pas encore l’obscurité
mais presque
pieds nus je reconnais la direction des racines
ma plante se courbe au-dessus de leur courbe
(je n’existe qu’à ce moment-là) »
Mais encore une cuiller (p.77), une hache (p.44), une manivelle de pompe Japy (p.68), et même une brosse à dents (p.83) :
« dans ma bouche
frotte la brosse à dents en écrasant les poils«
La bouche, omniprésente, car en elle les éléments à la fois boivent et sont bus. La présence de choses de deux côtés de la peau obsède la poète, comme la hante être des deux côtés de l’eau à la fois :
« l’eau pénètre les bottes par l’intérieur
peu à peu
peau contre peau
l’eau du corps
et l’eau hors du corps
se rejoignent » (p.62)
et :
« car, si fraîche, on boit l’eau dans
laquelle on se baigne
nous imprégnant des deux côtés de la peau » (p.57)
car la vie même n’est qu’une eau compartimentée, boostée, se relançant elle-même, se « rongeant de l’intérieur » (p.77) pour se sauver de sa propre noyade. Le vivant est mystère d’une eau manoeuvrant sa propre décomposition pour se reformer toujours autrement. Ainsi fait la nature entière, pressent et suggère Camille Loivier, qui prête sa voix heurtée, profonde et fragile, à cette souveraine indéfinie recomposition. Poète aux si singulières postures (ici, la lumière lui fait un croche-pieds (p.28); là, une ombre appuie sur ses omoplates (p.86); là encore, l’onirisme est extraordinairement présenté comme l’impérieux phototropisme du pauvre, du démuni du jour:
« tout tombe quand vient le soir
j’enfonce la pédale de sourdine (…)
je cherche encore
les rêves sont le seul lieu où il fait clair
mais il faut leur céder » (p.90)
Voix qui nous convie, en quelque sorte, au bivouac onirique de sa si étrange nostalgie (tant d’existences laissées en suspens, avant nous, dans le courant universel !) :
« Le rêveur vit dans un passé qui n’est plus uniquement le sien, dans le passé des premiers feux du monde« , écrit ainsi Bachelard (cité p.95)
Le même (car le monde de cette poète fait penser à un rare trio que Bachelard formerait avec Dickinson et Tarkovski !), qui se serait adressée à elle, certainement, ainsi : « Il faut guérir l’âme souffrante; et d’abord débarrasser l’âme des fausses permanences, des durées mal faites, la désorganiser temporellement« .
Trouver la vraie succession de nos états en extirpant celle, seulement consciente ou officielle, de nos images, c’est ce que fait l’humble et intrépide Camille Loivier, en « personne bien née » (à elle-même !), comme dirait Valéry (dans sa « Petite lettre sur les mythes ») :
« Il n’est point de personne bien née qui manque, chaque matin, à retirer de ses propres gouffres quelque énormité abyssale, quelque poulpe de forme obscure qu’elle s’admire d’avoir nourri«
QUATUOR D’ARNAL – Les entrefaits – (illustrations de Jean-Pierre Otte) À l’index, octobre 2024, 110 pages, 15€
» … vers une sorte d’idéal poétique : non pas celui de l’écriture d’un poème anonyme, mais celui de l’invention d’un poète qui ne porterait pas de nom »
(Yves Arauxo, p.47)
« Ainsi le poème se crée-t-il de lui-même, sans tenir compte de notre vouloir«
(Myette Ronday, p.9)
C’est un livre à plusieurs, et même à deux fois plusieurs (quatre dames poètes en première partie, quatre messieurs en seconde – construisant, dans la plus stricte des fantaisies, des poèmes de douze lignes, trente-quatre fois les femmes, cinquante-quatre les hommes). Chaque poème a ses quatre auteurs, à règles immuables : A lance une première ligne, B une deuxième, C la suivante; D la quatrième, A la cinquième, B la sixième … et D la douzième. On alterne, méthodiquement, mais on ne sait jamais qui est ici A, ni B etc. Chacun, après le premier, lit ce qui précède et continue, cumulativement, ce qu’il sait pouvoir y deviner et sent devoir en relancer. Honneur, donc, aux dames, moins prolixes ; puis les hommes qui, courtoisement, piaffaient, besace pleine.
Cela promet, bien sûr, un livre artificieux, frivole, inégal, complaisant et inutile. On observe d’abord sans confiance ni tendresse ces histrions lyriques, ces voyants intermittents, ces relayeurs de l’âme. On trouverait même logique et juste qu’ils échouent, et, le surprenant auteur une fois saisi (le poète Jean-Pierre Otte, qui présente l’affaire, vit au Mas d’Arnal à Larnagol – Lot -, avec Myette Ronday, et chacun des deux y aura choisi son propre trio d’appui), le titre secret à peu près déchiffré ( « sur ces entrefaites » signifierait : dans les intervalles de temps ou de lieu disponibles, mais ce sont bien des « entrefaits » qui sont écrits ici, par des esprits qui, différents, soignent leurs intervalles, mais, alliés ou amis, savent user de ce qui les sépare), on s’apprête à logiquement baîller et spontanément ricaner, en tout cas sévèrement juger – quand du miracle a soudain lieu : ça tient, ça avance, ça convainc ! Oui, ces poèmes « entrefaits » sont faits (et bien faits) entre quatre tempes, découvrant leur inattendue authenticité, leur imprévu profil, et d’abord leur collective et réjouissante sagacité. Poèmes alternant yeux (ou oreilles ?) et mains, comme prodigues interprétations et sûres relances, en « quatuors » d’un genre puis de l’autre, par des auteurs se faisant à la fois singuliers et solidaires, effacés et suggestifs, rivaux et complices, vigilants et inspirés. (« Fertilité dans l’intervalle« , écrit, à bon droit, Jean-Pierre Otte dans le bref Avant-propos p.5). Cela donne, chez nos dames, (pages 9 à 44) quelque chose comme ceci (p.24) :
« La sève du vivant en d’infimes royaumes
Repousse sa lente décomposition
Et de l’âme attendrit la matière.
Au bout de la branche comme à la pointe du sexe,
En équilibre fragile sur de puissants embruns,
Le destin est entravé par l’unique intention de féconder.
La nature entraîne toute vie dans son cortège dionysiaque.
Et moi, en ce printemps tragique, je danse et prends feu,
Je virevolte d’insolence et de douce langueur.
Dans un cycle qui ne m’appartient pas,
Solaire et porteur de tempêtes géomagnétiques,
Je m’abandonne enfin et la terre chante en moi« .
Et, chez nos messieurs, (pages 47 à 102), autre chose, comme ça (p.57) :
« Celui qui porte sa vie comme un simple vêtement
Mesure mètre à mètre les blessures de son coeur
Et dissimule dans ses plis les images de
Sa douleur, faites de plaies et cicatrices.
Il cherche des mots pour exprimer son silence,
Ne trouve rien d’autre que son reflet
Et le reflet même des rivières oubliées.
À quoi sert-il encore de trafiquer son âme
Si l’âme des tripots ne sert que le hasard ?
Peut-être faut-il alors marcher nu,
Vêtu seulement de l’ombre qui tombe des arbres
Quand il serait peut-être plus aisé de mourir. »
L’avantage d’écrire à quatre esprits, et dans un ordre réglé de sorte à neutraliser les contacts, les interférences, les pressions, et de promouvoir, au lieu de l’habituelle suite des idées dans un cerveau, la poursuite d’une idée dans la ronde des cerveaux, c’est l’égale répartition du risque (partager sa tour d’ivoire) et de l’aventureuse finalité (accoucher à quatre d’un orphelin, taré comme génial). Ces deux groupes de quatre auteurs se connaissent, se sont choisis, se font confiance, s’apprécient (chacun sait bien qu’il ne comptera pour les autres qu’autant qu’il admettra de compter sur eux) – mais veulent bien d’un exercice qui hérisse d’emblée tout poète normal : faire dépendre son inspiration du bon-vouloir des autres et son bon-vouloir de l’inspiration des autres, devoir écrire à son tour seulement (comme quatre factionnaires d’un chemin de ronde, se relayant mécaniquement à chaque angle droit de la forteresse – se privant ainsi du moindre Tout à soi seul !) et à la fois malgré et grâce à ce qu’on vient de lire. Pour le dire franchement, un style à quatre mains est aussi improbable qu’un autographe de menotté (aux autres) n’est ample et libre. Mais il y a du panache en chacun à prendre d’avance la responsabilité d’une idée aux trois-quarts (au moins !) étrangère, comme à se vouloir bien simples consoeurs de bric et de broc, ou confrères de bric-à-brac : le boudoir des dames sera débarras rigoureux, et fera cacophonie distinguée; le fumoir des messieurs causerie de ferrailleurs du sens autour d’une Muse hétéroclite. Et, même quand la réussite spirituelle est là, elle naîtra de l’heureux brouhaha d’un confessionnal encombré !
C’est, quoi qu’il en soit, avec ce livre, l’invention d’un merveilleux exercice. L’occasion de questions fondamentales :
1) Quel premier vers ? Comment bien commencer un rêve qu’on ne continuera pas seul ? Doit-on scénariser l’accroche (« Depuis l’oeil-de-boeuf, le chat surveille le jardin« , p. 22; « Une cigarette de marque inconnue dans un cendrier Ricard« , p.30; « Apparut alors un homme qui n’était fait que de vitres« , p.55; « Quand cette fille glacée nous prendra par la main » (p.73) , au risque de tordre le poignet des scripteurs suivants – dont soi-même, quatre et huit lignes plus loin !). Faut-il privilégier la généralité imprécise mais polymorphe (« Ce qui s’atteint au moyen d’une échelle« , p.75; « Un ciel de traîne dans le mental« , p.85), le paradoxe subtil mais verrouillé (« Sur le point de ne jamais paraître« , p.77, « Quel bel avenir derrière nous« , p.79), le mince sentier assuré de se faire autoroute (« L’herbe longue accompagne la solitude des vieux murs« , p.40; « Il arrive parfois que la nuit mente au jour« ,p.62), le prometteur frisson d’alcôve (« Insolence narquoise du déhanchement« , p. 19; « Reflétée dans la psyché, sa vulve jusqu’ici explorée du doigt« , p.36; « Dans l’obscurité, une odeur de femme« , p.83), ou, tout bonnement, le vers digne de valoir poème (« Distrait, le jour descend parfois au fond des caves« , p.74) ? La réponse est que tout est bon pour qui sait suggérer d’aimer le suivre.
2) Un deuxième vers doit-il prolonger (« Là-haut, pieds légers, âmes affranchies, gambadent nos aïeux./ La terre tremble à chacun de leurs mouvements désincarnés« , p.37), confirmer (« Le point du jour avait un goût de pain d’épices/ Et la lumière, celui d’une bière brune d’Irlande« , p.78), préciser (« Trois nuits et trois jours à battre la mesure,/ À contretemps d’un effondrement intime« , p.27) nuancer (« On se perdra au bout des peines, malgré l’horizon repoussé./ Parce que vivre est la grande aventure des perdants« , p.33) , ou déjà gauchir (« Donnons-lui un miroir en guise d’adieu,/ Un miroir où l’on peut dévisager son âme » p.91), combattre (« Immobile dans le libre courant de la rivière,/ Le cormoran résiste à l’attrait de son ombre. » p.28), voire transfigurer (« J’aimerais tout connaître des rêves de la chevêche,/ D’autant qu’elle est souvent apparue dans les miens.« , p.98) le premier ? La réponse est que tout ce qui fait intelligemment durer le désir plaît.
3) Comment conclure, seul(e), un poème à quatre mains, sans faire ni le mariole, le comptable, le fossoyeur, l’inspecteur des travaux finis, ni le Juge du dernier Jour ? Fermer un poème, est-ce en assurer l’inventaire (« Se dispensant ainsi d’en balayer les larmes« , p.68), claquer sa porte (« Les migrateurs y passent indifférents« , p.51), border tendrement son mystère (« Là se couchent les pierres, arrimées au ciel« , p.20), éclairer la pièce suivante (« Tapie dans l’obscur, la vérité lance un nouvel hameçon« , p.37), ou recoucher tranquillement tout le monde (« Celui qui triche ne trompe en fait que lui-même« , p.72) ? La réponse de nos messieurs et dames est que le bon dernier vers est celui auquel le poème qu’il achève donnera raison. Comme ce recueil donne à nos deux fois quatre (périlleux et pacifiques) jouteurs raison de l’avoir écrit.
On ne saura certes pas davantage, lecture faite, si le sens transmissible de la vie est sceptre ou bâton merdeux, mais la double leçon de miséricordieuse sagesse que chacun(e) tire assez de l’existence humaine (admirer ce qui sut aller avant nous; aimer ce qui saura venir après) trouve ici, à chaque fin de ligne et début de la suivante, son honneur et son prix. Comme on voudra bien le méditer ici, successivement, en l’alerte et solidaire humour de quatre dames (Carmen Pennarum, Valérie Defrène, Valère-Marie Marchand, Myette Ronday), puis la conviviale et lucide finesse des quatre messieurs (Michel Diaz, Yves Arauxo, Jean-Claude Tardif, Jean-Pierre Otte) :
« Où mettre encore la clé de contact ?
Dans un sac banane, la poche contre le coeur,
Pour partir à reculons, aimer sans perdre la raison,
Et embrayer dans le roulement des heures.
Pourquoi ne pas mettre le doigt dans la plaie ?
Oser un démarrage comme un coup de sécateur,
Trouer les nuages pour atteindre l’azur de la pensée,
Avancer, explorer, sculpter l’ombre qui se distend.
Mais comment à tout instant retrouver l’élan premier
Sans se précipiter dans le vide comme Thelma & Louise ?
Comment accorder ce que chaque part dissonante réclame
Et finit par trouver sur les chemins qui nous inventent ? » (p.25)
« La haie, qui sait, nous regarde ?
Les moineaux le savent et s’en étonnent.
Le paon, lui, avec des yeux partout
Qu’il rouvre à chaque lever du matin,
N’a pas besoin de se cacher pour voir.
Plus rien ne le surprend dans la roue de la vie.
Nous regardons le monde qui nous regarde
Et se demande qui pourrait vivre après nous.
Nous avons perdu de vue notre nombril,
Nous ne savons plus rien de nos corps éblouis.
Quant à l’oiseau-lyre qui a niché dans la haie,
Il chantera sans nous le poème du monde » (p.93)
Un organisme du sens – comme l’est tout poème – surgit donc, et croît en quatuor directionnel : si l’intelligence artificielle tue, « l’esprit impersonnel » (J.P.Otte, p.5), lui, fait vivre.
Richard CONTE et Michel GUÉRIN – Rêves de bête – Editions La part de l’Oeil (collection Diptyque), 112 pages, octobre 2024, 21€.
Un peintre habile et profond (Conte), un penseur rude et virtuose (Guérin) – et la fascination de l’un pour l’autre ont donné ce livre qui est un chef d’oeuvre. Richard Conte, après une longue carrière picturale, arrive ici à une figuration exclusive d’animaux. À partir de cette oeuvre, Michel Guérin ayant déjà à peu près tout pensé, accepte de repartir à neuf pour nous proposer ce « Rêves de bête », où les images de l’un rêvent et font rêver de bêtes, et les idées de l’autre animent ces images, leur donnant précieusement cette voix et ces mouvements qui, seuls, leur manquaient. En apparence, donc de simples fables en bande dessinée; en réalité, un Évangile de l’attention et un Manuel de pouvoir-vivre. Une réussite extraordinaire.
Il s’agit donc d’animaux, apparaissant sur des tableaux et regardés par un esprit (c’est-à-dire une conscience rationnelle et libre, qui veut comprendre ce qu’ils font là – eux, sans le savoir, sans avoir pu y consentir ou non, sans devoir l’assumer, sans même comprendre qu’il y ait en et par leur présence quelque chose à comprendre !). Des animaux (c’est-à-dire d’abord des êtres vivants, des métabolismes héréditaires et compartimentés, mais distincts des plantes par une sensori-motricité aux aguets, à l’affût. Le végétal, lui, qui s’alimente sans manger, puisqu’il synthétise directement sa nourriture à partir de lumière et matière inerte, n’a nul besoin de relation nerveuse au milieu : nul guet, nul pas de côté, nulle conduite réflexe), et, précise le titre : des bêtes. « Bêtes » dit ici, non pas tant la férocité, l’étrangeté ou l’étroitesse de conduite que la sorte d’indépendance à l’égard de l’homme que leur donnent leurs limites mêmes devant l’homme. Contrairement aux humains, les bêtes n’ont pas besoin, elles, de « se regarder vivre » pour vivre (Valéry); leur socialité n’est pas exclusivement transmise par culture (Dewey); elles ne se décentrent pas pour intégrer d’autres univers perceptifs que le leur (Simondon); elles ne peuvent choisir d’accélerer ou ralentir leurs propres facteurs de développement et d’évolution (Blumenberg); elles ne peuvent apprendre des autres à devenir autres pour elles-mêmes (Plessner); et, bien sûr, elles ne peuvent user de mots et d’art pour rayonner en différé ou à distance (Tarde). Mais si l’homme se distingue des autres animaux parce qu’il est seul à pouvoir reconnaître sa propre animalité, il se confond avec la bête quand il nie en être une, puisqu’il affirme ainsi « bêtement » sa différence spécifique et se défend niaisement de l’évidente naturalité de sa provenance.
Mais peindre est un prodigieux moyen de préciser et purifier (sans pourtant la sanctuariser ni la vandaliser !) la frontière de l’animalité et de l’humanité, car la peinture fait passer cette frontière à la fois hors de l’homme (sur le support d’un tableau où vient s’appliquer sa matière colorée), entre les hommes (car leur commune contemplation fait comme travailler leurs regards les uns aux autres) et en l’homme même (qui comprend soudain, par contraste, qu’il ne peut peindre sans instrument que dans l’activité onirique qu’il partage mystérieusement avec la plupart des bêtes). « Rêves de bête » : voilà qui justifie pleinement l’ambition d’un livre qu’on peut à présent ouvrir.
Guérin rappelle d’abord que le rêve est à la fois ignare et infaillible. Ignare car, comme l’estiment Alain ou Valéry, il n’est que l’écho, à l’insu de lui-même, sans horloge externe ni perspectives redressables, de ce qui agite un pauvre corps endormi; infaillible car, comme l’estiment Freud ou Benjamin, il sait mieux que la pensée diurne où veut en venir le désir et ce que peut être une illumination artisanale (avec purs moyens du bord), profane (sans les mensonges du sacré) et souveraine (car ce qui décide de ce qu’il rêve, le rêveur ne l’a, même lui échappant, qu’en lui !). Toute la méditation poursuivie dans le livre vise à établir la possible conciliation par une oeuvre picturale de ces deux aspects, à savoir « entre un rêve qui n’est que corps et meurt avec lui et un autre qui n’est rien que fantasme, désir souffrant que dissipe le jour« (p.97-98), tant il est vrai que, de même que quelque chose préfigure l’humain dans la capacité onirique de la bête, quelque chose reste solidaire de la bête dans la puissance sans pareille du délire humain. L’art pictural en général (et celui de Richard Conte en particulier), estime Guérin, est lui aussi à cheval – mais victorieusement – sur ces deux aspects : le rêve est contraire à la réalité, mais il est réel; l’image surgit, non nécessairement comme une forme, mais toujours pourtant comme une figure. La réalité est la communauté partageable et arbitrable des choses (le contraire du rêve, donc), mais le réel est une présence sur laquelle on bute, car elle provient d’elle-même, il est le non-négociable et non-différable « sensorium d’un choc » (p.18), il porte avec lui le socle secret de sa production (comme le rêve, advenue à la fois insaisissable et irrésistible). L’opposition qu’établit Guérin entre forme et figure est analogue : la forme se distingue d’un fond pour protéger de lui ses propres aspects, pour installer à demeure ses propriétés acquises; la forme est statique et déterminée, car il n’existe pas de danse de détention, ni de physionomie d’un devenir. La figure, à l’inverse, naît dans le mouvement qui la fait advenir, se fait arriver elle-même à présence, initie son propre cours : la forme ignore la gradation interne, est incapable de réticence comme de surenchère, et, au contraire de la figure qui est où elle va se présenter, la forme vient être où elle est représentée. Cette dualité figure/forme, propre à la pensée de Guérin, éclaire bien ici l’advenue picturale de l’animalité comme l’émergente animation de la pâte colorée de Richard Conte. Comme émergent ici la Peste – c’est-à-dire Poutid et la Covine ? -, une chauve-souris borgne, la science occidentale et ses ironiques mains « vertes », les paillettes kitsch d’un firmament, et un Monsieur N’importe qui en cravate-léopard et masque de … fin de récréation !
L’acuité de jugement et de formulation de Michel Guérin nous permet d’ailleurs de saisir le travail intérieur du peintre. Celui-ci, estime le philosophe, oscille, dans son rapport aux êtres naturels, entre une « sidération » que son art apprivoise et une « considération » que ce même art aménage, entretient et prolonge. Il saisit ainsi (et nous fait saisir) chez Conte « l’indéfectible attache de la vie à elle-même, des vivants entre eux et de l’ensemble à l’espace qui les promène dans l’infini ou, si l’on préfère, dans l’inconnu » (p.51). Celui-ci se détourne, écrit-il, du simple « commérage narratif » pour fixer cette sorte de tension à la fois amusée (car la vertu sait rire d’elle-même) et grave (car « on se piège à son vice », p.82), agressive et tendre (« les vivants se désirent et se nuisent; or ils naviguent dans la même galère« ,p. 57), fantaisiste et sensuelle (le « goût des chimères bien en chair » est le « terrain d’élection de l’art de Richard Conte » p. 85), du désir de présence qu’est toute vie, mêlant toujours l’un à l’autre « le grotesque et le merveilleux ». L’idée de « figure », on l’a vu, signale pour Michel Guérin que l’énergie doit elle-même, rythmiquement, composer les formes dans lesquelles elle rentre (p.90), mais l’idée de « réel » rappelle que l’énergie même ne doit son invariance qu’aux variations matérielles s’extrayant indéfiniment les unes des autres, qu’à des interactions ne disposant que d’elles-mêmes pour nouer et dénouer leurs crises (le réel est, au fond, l’initiative de réalité !). Tout ce qui a figure réelle a dû d’abord agir, et l’action est, physiquement, une énergie qui se rend durable et une impulsion qui déploie son lieu. Or un être vivant n’est jamais qu’une action sensible à elle-même – une sensibilité à soi qui, quand elle est animale, doit être elle-même une figure spatiale sur le qui-vive, ne pouvant subsister, parmi les autres, qu’en agissant en temps réel.
Ainsi l’animal peintre qu’est Richard Conte sait-il toujours « très bien ce qui lui reste à faire » : même – comme le montre le dernier tableau – quand une vie malade se termine devant lui, il sait faire ronronner la sortie d’existence, et tenir élégamment les survivants perchés. Il a l’Apocalypse courtoise, et les adieux délicats. Il conseille avec raison de sortir de l’Enfer avant de mourir : ce très remarquable livre nous y aide, où l’intelligence humaine vient visiter sa propre préhistoire (*) et l’imagination exhiber son monstrueux (et délicieux) cahier des charges.
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(*) On trouvera à ce propos, par le lien qui suit, une conférence récente de Michel Guérin, synthétisant avec chaleur et précision ses idées essentielles