EDGAR MORIN, OPINIÂTRE PENSEUR DE LA PAIX.

EDGAR MORIN, OPINIÂTRE PENSEUR DE LA PAIX.

PAR MUSTAPHA SAHA.

Paris. Mardi, 24 janvier 2023. Edgar Morin n’a pas de leçons à recevoir en matière de résistance. Il a combattu le nazisme les armes à la main. S’il dénonce aujourd’hui toutes les guerres, c‘est parce qu’il mesure, à travers sa propre expérience, ce que les volontés sanguinaires coûtent à l’humanité.

« J’ai écrit ce texte pour que ces leçons de quatre-vingt années d’histoire puissent nous servir à affronter le présent en toute lucidité, comprendre l’urgence de travailler à la paix, et éviter la tragédie d’une nouvelle guerre mondiale ».

Edgar Morin rappelle les engrenages fatidiques, les centaines de milliers de morts dans les villes allemandes provoquées par les représailles des alliés au bombardement par les nazis de la ville de Rotterdam. Lors du débarquement en Normandie, soixante pour cent des morts civiles sont causées par les libérateurs. Se révèlent les crimes systématiques, commis au nom de la civilisation. Il n’y a pas de guerre du bien. La guerre est le mal absolu. Un mal banalisé, escamoté, renié, soustrait à la connaissance historique, pour ne laisser transparaître que les actes d’héroïsme. Ainsi fonctionne la paix blanche occidentale noyant ses génocides, ses ethnocides dans des proclamations triomphatrices. L’impunité en temps de guerre justifie toutes les monstruosités. Qu’on relise La Paix blanche. Introduction à l’ethnocide de Robert Jaulin, éditions du Seuil, 1970. S’évoque l’hystérie de guerre de la Première Guerre mondiale criminalisant aveuglément  non seulement les armées ennemies, mais des peuples entiers. La propagande de guerre est une fabrique hallucinante de mensonges.

« Toute guerre, de par sa nature, de par l’hystérie qu’entretiennent gouvernants et médias, de par la propagande unilatérale et  mensongère, comporte en elle une criminalité qui déborde l’action strictement militaire ».

La désinformation perverse et venimeuse s’attaque à la culture, bannit des auteurs, détruit des œuvres appartenant au patrimoine de l’humanité.

Les temps des idéologues, des pamphlétaires, des sophistes doués d’une plume intempestive, d’une diatribe séductive, sont révolus. Les critiques technocratisés s’attaquent sans vergogne non pas aux idées mais aux personnes. Un polémiste pitoyable avoue sur une radio de grande audience ne pas avoir lu le livre qu’il doit commenter. Il étrille, faute de mieux, l’auteur. La liberté d’expression se dévalorise. Le droit de réponse se méprise. Edgar Morin m’écrit le 23 janvier 2023 : « Il faudrait que la radio Europe 1 me donne la parole. J’en doute. C’est exactement ce genre de dénigrement que dénonce mon livre consacré non seulement aux maux physiques mais aux maux intellectuels que provoquent  les guerres ». Les occidentaux attisent les braises sans brûler leurs chemises. « Ils encouragent la guerre qu’ils veulent à tout prix éviter chez eux ». 

Je viens de relire, par curieuse synchronicité, le Projet de paix perpétuel d’Emmanuel Kant, 1795. J’ai côtoyé les politiques au cœur du réacteur étatique. Ils n’écoutent pas les sociologues, encore moins les philosophes. Les notes au président se terminent en général par trois recommandations. Neuf fois sur dix, il choisit la quatrième. Les politiques ne lisent pas les écrits d’Emmanuel Kant. Ils ignorent le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe de l’abbé Saint-Pierre, 1713.

Edgar Morin, comme l’abbé Saint-Pierre (1858 – 1743), comme Emmanuel Kant (1724 – 1804), préconise inlassablement  la cessation définitive de la guerre, l’avènement d’un cosmopolitisme pacifique. La conception d’une paix perpétuelle invente au siècle des lumières un mode de pensée inédit qu’ignorent cyniquement les bellicistes contemporains.  La paix ne désigne plus un état transitoire entre deux guerres, ordonné par l’absence de motivations immédiates de faire la guerre, mais une nécessité vitale. Les vertus guerrières sont valorisées depuis l’antiquité. Ce n’est qu’au dix-huitième siècle que leurs tares morales se dévoilent. Pour désirer la paix, il faut définir la guerre.

« On voit à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour, toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible. Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain. Si un chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point Dieu, mais lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes » (Voltaire, Dictionnaire philosophique, Londres, 1764).

Le cosmopolitisme de l’abbé de Saint-Pierre prévoit une paix définitive en deçà et au-delà d’une union européenne de dix-huit pays chrétiens, une paix des braves y compris avec l’Empire Ottoman et les Etats musulmans.

« Dans le dessein de rendre la paix inaltérable, l’union européenne fera, s’il est possible, avec les souverains mahométans, ses voisins, des traités de ligue offensive et défensive pour maintenir chacun en paix dans les bornes de son territoire, en prenant d’eux et en leur donnant toutes les sûretés possibles réciproques ».

Le renoncement définitif à la force armée pour la résolution des conflits est recommandé. La question de la paix perpétuelle revient dans les discussions des académies grâce à la publication en 1761 par Jean-Jacques Rousseau de l’Extrait du Projet de Paix de Monsieur l’abbé de Saint-Pierre et du Jugement sur la paix perpétuelle. En 1766, l’Académie française, sous l’influence du Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe de l’abbé de Saint-Pierre, soumet à un concours cette thématique plus actuelle que jamais : « Exposer les avantages de la paix, inspirer de l’horreur pour les ravages de la guerre, inviter toutes les nations à se réunir pour assurer la tranquillité générale ». 

Edgar Morin pense, écrit, parle en philosophe, au-delà des contingences politiques  et des pressions idéologiques, des obstinations partisanes et des passions courtisanes.

« On ne doit pas s’attendre à ce que des rois se mettent à philosopher ou que des philosophes deviennent rois. Ce n’est pas non plus désirable parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le libre arbitre de la raison. Mais que des rois, ou des peuples rois, qui se gouvernent eux-mêmes d’après des lois d’égalité, ne permettent pas que la classe des philosophes disparaisse ou devienne muette, et les laissent au contraire s’exprimer librement, voilà qui est indispensable aux uns comme aux autres pour apporter de la lumière à leurs affaires, et pare que cette classe de philosophes, du fait de son caractère même, est incapable d’ourdir des conspirations, elle ne peut être suspectée de propagande » (Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, 1895, traduction française Librairie philosophique Joseph Vrin, 1975).

Le livre De guerre en guerre d’Edgar Morin s’inscrit, par conséquent, dans une vieille tradition philosophique, soucieuse de la préservation de l’espèce humaine, ouverte sur un devenir non encore réalisé.

©Mustapha Saha

Sociologue, poète, artiste peintre

Bio express. Mustapha Saha,  sociologue, poète, artiste peintre,  cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée sous la présidence de François Hollande. Livres récents : « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021).

* Edgar Morin, De Guerre en guerre. De 1940 à l’Ukraine. Editions de l’Aube, 2023.


ELOGE DE LEÏLA MENCHARI

Chronique de Mustapha Saha

ELOGE DE LEÏLA MENCHARI.

La décoratrice Leïla Menchari s’est éteinte le 4 avril 2020, victime de la monstrueuse hécatombe. Les vitrines flamboyantes d’Hermès, œuvres d’art incomparables, l’immortalisent. L’artiste est née le 27 septembre 1927  dans une famille tunisienne émancipée, d’un père avocat francophile et d’une mère féministe pionnière. Pendant son adolescence,  elle rencontre à Hammamet Violet et Jean Henson, amateurs d’art et mécènes, qui l’invitent dans leur villa plantée d’arbres fruitiers, de plantes aromatiques, de fleurs odorantes. Elle découvre les couleurs pulsatiles, les senteurs subtiles, les émotions tactiles. Elle côtoie les prestigieux invités, Luchino Visconti, Man Ray, Jean Cocteau…


« Mon premier voyage a commencé au pied de deux escaliers de pierre. C’était un endroit extraordinaire sentant le citron et le jasmin, un jardin à la fois anarchique et construit, une jungle folle avec des paons, des daturas énormes, une longue allée et un bassin sur lequel flottaient des nénuphars bleus. Je n’avais jamais vu de fleur poussant dans l’eau. Je suis entrée dans la rareté par ce chemin-là… C’est dans ce jardin, à l’écoute de ces esthètes, que j’ai compris ce qui déterminerait ma vie, la beauté et la liberté» (Leïla Menchari).

Violet et Jean Henson, fuyant l’Europe pendant la Première guerre mondiale, tombent sous le charme du modeste port de pêcheurs de Hammamet, édifient leur maison dans le style arabo-mauresque,  aménagent des jardins et des plans d’eau magnifiques, acclimatent le lotus et le jasmin persan. Pendant la Seconde guerre mondiale, ils sont arrêtés et déportés par les nazis. Ils retrouvent leur paradis tunisien jusqu’à leur mort au début des années soixante-dix. Ils reposent aujourd’hui dans le parc de leur grande demeure sous deux pierres antiques en guise de stèles. Les colonnes brisées, les chapiteaux, le pressoir d’huile romain, la roue solaire punique, reproduits dans les décors parisiens, sont autant d’éléments réels de Dar Henson dont Leïla Menchari est l’héritière. « La beauté des vitrines vient, en partie, des souvenirs ancrés au fond de moi-même ». (Leïla Menchari).

La vocation d’artiste se découvre donc dans cette maison parfumée et s’épanouit dans la vie bohème de Saint-Germain-des-Prés. Son compatriote Azzedine Alaïa l’introduit dans le monde fermé de la haute couture, où elle devient mannequin vedette chez Guy Laroche. En 1961, Leïla Menchari termine ses études à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris et se présente chez Hermès, rue du Faubourg Saint-Honoré, où Annie Beaumel lui ouvre grandes les portes de la création en lui disant simplement « Dessinez-moi vos rêves ». Elle n’a pas cessé, dès lors, de donner corps à ses songes. Cent vingt décors. Surgissent, dans l’espace réduit de la vitrine, les ruines de Carthage et les splendeurs de Byzance, la savane africaine et la jungle mexicaine, les papillons bleus et les paons blancs. « Jean-Louis Dumas, président de Hermès, me dit : « Ta vitrine est magnifique, mais il n’y a rien à vendre  ». Je lui réponds : « Ce n’est pas pour vendre, c’est pour rêver » (Leila Menchari).

En 1978, Leila Menchari prend la succession de sa pygmalionne, partie à la retraite, et devient directrice de la décoration. Elle imprime définitivement sa marque avec la grande vague sculptée en marbre de carrare et la fontaine aux dauphins de nacre, les colonnades en loupe d’orme et le salon de maharaja en argent massif, la cabane de pêcheur en racines de palétuvier et le rhinocéros blanc en polystyrène… La mode, l’artisanat, la mythologie, la légende s’entremêlent dans la féérie palpable. Chaque nouvelle devanture est un voyage onirique. Les vêtements et les accessoires s’incrustent dans les dunes de sable et les palmiers dattiers. Les cavaliers enfourchent des chevaux en crocodile rose bonbon. Les amphores antiques débordent de bijoux étrusques. Rien n’est trop beau pour ces décors éphémères. Des bois exotiques, des céramiques anciennes, des tigres et des panthères empaillées, des peaux de crocodiles, de lézards, de boas, de kangourous, d’autruches… sont importés des quatre coins de la planète. Le cuir, le verre, le bois, l’acier s’emboîtent et s’amalgament dans des compositions détonantes. La terre natale est source inépuisable d’inspiration, entre tentes sahariennes et purs-sangs arabes, tapis marocains et cuivres martelés, poteries émaillées et parures berbères, savamment amoncelés avec les foulards, les cravates, les selles, les bottes d’équitation, les cartables, les sacs à main de luxe dans des grottes de glace, des forêts tropicales, des plages sauvages, des cavernes enchanteresses. « Quand on fait un décor, il faut qu’il y ait toujours du mystère, car le mystère est un tremplin pour le rêve. Le mystère incite à combler ce qui n’est pas révélé par l’imagination » (Leïla Menchari). S’invitent les œuvres des amis artistes, les tableaux d’abstraction lyrique de Georges Mathieu, les opulentes peintures d’inspiration classique de Thierry Bruet, les compressions de cors de chasse de César, et aussi des fresques réalisées par des anonymes dans des pays lointains.

Son ami Michel Tournier la surnomme la Reine-Mage. Se subliment les matières qu’elle manie avec science et délicatesse, l’or et sa rutilance, l’encens, la myrrhe et leurs flagrances, le cuir, la soie, le cachemire et leur magnificence. « L’art de Leïla Menchari transpose de la profusion des objets exposés cette chaleureuse cohue du souk. Il y a de la générosité dans des ensembles d’une élégance pourtant raffinée » (Michel Tournier). Leïla Menchari explique sa démarche artistique : « J’ai toujours voulu que mes créations soient authentiques et sincères. Il m’arrive d’être surréaliste, mais toujours avec des choses vraies que les gens reconnaissent, des choses insolites, surprenantes, inattendues, mais parlantes ». 

Les scénographies de Leila Menchari accrochent le regard du passant parce qu’elles fusionnent le réel et l’irréel, le factuel et le virtuel, l’ordinaire et l’extraordinaire. Le spectateur s’attarde, s’absente à moi-même, plonge dans une rêverie sans fin.

« Soudain une image se met au centre de son être imaginant. Elle le retient, elle le fixe…  Il est conquis par un objet du monde, un objet qui, à lui seul, représente le monde… Son être est à la fois être de l’image et être d’adhésion à l’image qui étonne… Tous les objets du monde ne sont pas disponibles pour des rêveries poétiques. Mais une fois qu’un poète a choisi son objet, l’objet lui-même change d’être. Il est promu au statut de poétique. Quelle joie, alors, de prendre le poète au mot, de rêver avec lui, de croire ce qu’il dit, de vivre dans le monde qu’il nous offre en mettant le monde sous le signe de l’objet, d’un fruit du monde, d’une fleur du monde ! » (Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, éditions Presses Universitaires de France, 1960).

Bibliographie :

  • Michèle Gazier, Les Vitrines Hermès, Contes nomades de Leïla Menchari, éditions de l’Imprimerie Nationale, 1999.
  • Michel Gazier, Leïla Menchari, la reine-mage, préface de Michel Tournier, éditions Actes Sud, 2017.

©Mustapha Saha