Marie ALLOY, Noir au fond, Voix d’encre, 114 pages, 2025, 19€


 Marie ALLOY, Noir au fond, Voix d’encre, 114 pages, 2025, 19€


Dans la réalité du monde, il y a toujours au moins des formes, un fond et des forces. Des formes (des êtres ou des choses qui portent et protègent leurs propriétés par leurs contours), un fond (sur lequel ces formes se détachent et s’établissent), et des forces (qui font apparaître et disparaître ces formes, et dont le fond tient l’énergie qu’il donne ou puise). Alors le problème général de la réalité (et celui, donc, de la réalité dans l’art) est : qu’est-ce que les formes (peintes ou gravées) savent exposer du fond oublié ou clandestin du monde, et que peuvent-elles mettre en réserve de ses forces de passage ? Et, si l’artiste est poète (elle l’est aussi), qu’est-ce que la pensée peut alors en chanter ? Voilà ce (dense et émouvant) livre.

Dans la peinture ou la gravure, où formes et forces sont à (ou sur) deux dimensions seulement, le fond ne peut plus s’opposer à la surface, puisqu’il y est lui aussi : même les fonds d’un tiroir, d’un vase, d’une gorge, représentés sur une toile ou un papier, seront, forcément, à sa surface. Mais voilà : un fond, c’est généralement la région basse d’une chose creuse. Mais où et comment creuser un plan ? De plus, sur le plan d’un support, la base d’advenue des êtres et leur base de repli (les deux versants de tout « fond ») coincident, s’emmêlent en tout cas. Si un fond doit s’y marquer, c’est autrement qu’en trois dimensions ! Comment se cacher d’une surface, quand on est sur elle ? Comment prétendre établir autre chose que soi quand on est au même niveau ? Et où vient-on s’appuyer, sans rien derrière soi ?

La perspective en peinture arrange nos affaires, puisque elle permet de creuser en apparence la chose représentée. La profondeur ainsi abstraitement marquée  sur l’image permet au regard de croire s’y enfoncer. Mais dans la gravure, pas de loisir d’une nette perspective : pas d’objets assez bien simulés, pas de profondeur suggérable à loisir ! Mais il y a, dans l’art de la gravure, une troisième dimension en amont du geste, puisque la trace (à reproduire) vient elle-même d’une entaille, d’une incision préalable sur bois, métal ou pierre. La gravure a dû d’abord creuser dans l’épaisseur des choses pour en imprimer des images. Sous toutes les couleurs formées, un « noir au fond » veillait donc à leur source. La gravure, dit Marie Alloy, « creuse » ainsi « notre nuit profonde ». 

Tout fond est ambivalent (le même homme ayant bon fond peut toucher le fond de la misère), mais c’est qu’on ne dispose jamais d’un fond pour rien, impunément, sans conditions : il y a toujours une distance à combler, une autorisation à obtenir, une confiance à gagner, un appui dont s’assurer. S’il suffit de s’enfoncer (pour le meilleur ou pour le pire) pour gagner le fond, il faut toujours quitter sa lumière et s’assombrir pour s’enfoncer. Le fond est d’accès sombre, et, sur une toile, il faut charger de couleurs ce qu’on veut foncer : le foncé, comme gavé d’elles, ne réfléchit plus la lumière. Gardant son secret, il en devient suspect. Mais le noir du fond, s’il est respecté (si le « mineur de fond » veut bien n’en extraire, tel le graveur, que des empreintes), nous laisse en retour à nos images.

« La nuit est un étrange poème

Ne cueille rien   n’y pense pas 

mais garde pour toi ces images » (p.63)

L’atelier naturel des formes, soumis au jeu des forces, n’est libre que dans l’invention humaine. Mais aussi l’homme, pouvant seul (par raisons et buts) se représenter le fond et en changer le sens, peut démultiplier (tout autant que contrôler et réduire) la violence naturelle de la vie. Et l’oeuvre (inconnue du travail de la Nature) peut perpétuer tant le reflux des forces que leur exaspération. Ici, « même la peinture en ses eaux calmes sortira de son lit«  (p.19). Là, le maniement des couleurs fera comme un « onguent contre le chaos » (p.76). Hors de l’esprit de l’homme, le courant du monde répartit mécaniquement ce qu’il charrie : tout rentre à terme, et aveuglément, dans l’ordre. Les tiroirs du monde ont l’odeur des vieux éclats, et eux-mêmes un jour éclatent au fond de plus vastes antres. Nous, qui pensons, pouvons « puiser dans l’inaccessible » tant « nos forces de dénuement » que « nos forces de démesure » (p.39). Parfois, dès lors, la peinture n’en finit pas de « se (favorablement) surprendre » (p.46). Mais il arrive aussi ceci : « Nous voulions éclaircir, nous avons assombri » (p.40). Mais l’invention humaine est un commencement à volonté, une « enfance continuée » que nous pouvons léguer aux formes. C’est que l’art sait assez donner assez confiance à ce qui n’est pas encore pour venir prendre formes. Il rajeunit le devenir en lui  livrant des sources d’appoint. L’esprit fonde en renouvelant son art même de bâtir. Mais le fond même de l’esprit est-il si clair ? 

Car celui-ci peut aussi agenouiller son imagination même, asservir son sens même du possible, renforcer « librement » ses frontières et ne souhaiter acheter que du pouvoir. L’autorité de la sécurité fait alors de tout lieu une « enclave » (p.56), de l’Ouvert un étroit corral, de l’aventure une pirouette numérique (c’est notre désastre présent). Mais, (se) rappelle Marie Alloy, notre mère (notre amont d’existence) fut de chair, nous apprit à pleurer, discerna l’obscurité pour nous, pondit toute nue notre mémoire même, nous apprit le premier pacte, celui qu’on signe des yeux (p.80) : elle fut notre fond d’advenue, et la preuve que celui-ci est vivant. Alors, bien plutôt …

« Nouons le silence aveugle du monde

au mouchoir légué par notre mère

Que chaque souvenir en nous s’agenouille

Que chacun veille sur l’humanité » (p.56)

L’art donne à l’enfant (que nous pouvons jouer à rester en lui) toute la lucidité requise. Avec l’art, une libre « marée de méandres » nous offre sa confiance. Avec l’art, embarquements immédiats : en mots dans la voix d’autrui (poésie), en formes et couleurs à bord du regard d’autrui (peinture), en entailles et empreintes au coeur des gestes mêmes d’autrui (gravure). Les mots prononcés par les morts, les êtres de l’autre rive, vivent en nous et les poèmes en tissent la danse sur ce pont temporel. La peinture fait passer la lumière sous l’arche de ses toiles, et reforme indéfiniment, fait recouler dans nos regards, ce que quelqu’un aura, hier, vu mieux que tous. La gravure offre comme les lignes d’une main exemplaire et contagieuse à ceux qui voient monter d’elles les vraies couleurs du geste humain.

Ainsi, par l’inventive fidélité des trois arts qu’elle pratique, Marie Alloy peut apporter remèdes doux et sûrs à l’oubli, la solitude et la perdition. Pour n’être pas un jour « effacés » par la lumière, apprenons à « rester à l’intérieur » d’elle. Contre l’esseulement, veillons à créer ou contempler (pour l’accueillir) une enveloppe plus digne de confiance que la seule nôtre. Et trouvons « la couleur née pour être peinte », comme ce « miel jaune » de Van Gogh, fond qui offre aux formes qui s’y baignent la force des reflets insubmersibles.  Ainsi :

« Il n’y a pas de regard détaché

Nous faisons métier des choses muettes

Par adhésion aux solitudes

nous accueillons » (p.92) 

De son « journal en poèmes« , « de vie et d’atelier », qu’elle tient depuis de nombreuses années, Marie Alloy nous dit, dans la belle énigme d’une formule, qu' »ils sont écrits sur ce fond noir de tant de peintures qu’elles s’en remettent à la lumière« . Nos yeux tentent de l’y suivre.

Marie ALLOY – La ligne d’ombre – Poèmes et peintures, Al Manar, juin 2024, 116 pages, 20 €


Marie ALLOY – La ligne d’ombre – Poèmes et peintures, Al Manar, juin 2024, 116 pages, 20 €


« Nous voudrions garder de nos saisons
la demeure d’ombre où reprendre source » (p.108 – derniers mots du recueil)

 L’ombre, ici, est guide plutôt que lacune : c’est cette ligne flottante et plus foncée – comme un petit tunnel orageux qui passe – , un mince endroit plus chargé ou condensé, où l’on y voit moins clair, bien sûr, mais où voir vient et revient spontanément, pour comprendre le reste. L’ombre est une ligne de contraste utile à la compréhension : elle réorganise ce qu’on voit mieux qu’elle. On repasse par elle afin de saisir mieux la lumière. Son bain sombre, au passage, renouvelle le regard.  La ligne d’ombre picturale est voulue et décisive : elle est, par nature, consciente et libre. Elle indique, dans le monde représenté, où et comment s’y tient sa représentation réussie – et elle est là pour que notre regard puisse toujours faire autrement et nuancer, à chaque considération, sa vue du reste. Consciente : elle nous fait voir comme elle voit elle-même. Libre : on s’y replonge pour avoir autrement présence. C’est comme la réserve contemplative propre du peintre, le terrier d’où sort (et qu’ira regagner ?) son regard. Un peintre qui par principe ajoute des images au monde ne peut pas s’y tenir comme les autres, de même qu’un poète ajoutant formules à la voix humaine n’y campe pas seulement, il la renouvelle, et la sanctifie, lui aussi, de son effort de comprendre, de  son intrusion créatrice :

« Dans le vacarme des couleurs

souvent l’ombre est une intruse » (p.79)

 Ce que comprend un peintre, c’est le lien de la lumière obtenue par elle ou lui avec une sorte de lumière natale qu’il sent être celle de tous. Son regard spécifique (spécialisé ?) fait toujours voir un lien de la lumière à elle-même. Comme un(e) poète : ce qu’il comprend, c’est le lien de la voix obtenue à une sorte de voix native (pré-articulée, potentiellement polyglotte, Sésame espéré et craint des cordes vocales) – d’où l’émotion particulière d’un descendant retrouvant le carnet manuscrit d’un ancêtre, y découvrant la graphie d’une main perdue, l’écriture qui n’a pas fait entendre une oeuvre. Aussi troublant qu’un brouillon de testament olographe retrouvé dans les papiers (jaunis) de quelqu’un de ruiné, dément, fantaisiste ou jusqu’au bout hésitant – qui n’aura eu que ces pattes de mouche à léguer.

« Une nuit nos rêves ont retrouvé

les visages   exacts   intacts

du père et de la mère

Chacun a traversé le temps

leurs mots ne sont plus vivants

que dans leur écriture – leur voix perdue

Oui   ils sont vivants

vivants dans notre manque

et nous leur écrivons

pour nous entendre » (p.18)  

 La nostalgie n’est pas seulement régressive; car elle atteste que la conscience de soi peut survivre en autrui (tel mort auquel je pense peut encore me faire rougir) : l’indépassable y reste navigable, et l’eau apparemment croupie d’un esprit peut être nagée plus bas. C’est le propre de l’être humain : l’absence peut répondre (même peu ou mal) à notre prise de conscience d’elle. C’est qu’en étant alors consciente et parlante, la vie des disparus émettait d’elle comme un témoignage de sa présence, se faisait capable d’une attention au monde qui l’objectivait en retour. Parler, et même se parler à soi-même en silence, c’est s’inscrire dans le monde, puisqu’on y use de mots qui ont déjà entendu la vie, on héberge ainsi en nous l' »amont » – subsistant, à la fois béni et crucifié – de notre propre présence :

« Quelqu’un écoute derrière la porte

Est-ce ta mère   ton père

ton frère   tes enfants

ou ton Amour ?

Ce quelqu’un   c’est peut-être toi

ou ton double   ton leurre

ou l’âme de ton âme

ou le temps mis en croix

ou l’avancée d’un mot

    en amont de toi  » (p.46)     

Mère et père, bien sûr, sont producteurs et gardiens de cet amont. Ils n’ont pas seulement parlé à l’enfant, ils se sont parlés devant lui, ils lui ont fait comprendre ce qu’est se comprendre. Conscience et liberté joueront naturellement à papa-maman dans l’esprit de l’enfant. Conscience d’abord maternelle ? (« Sans l’ombre maternelle/ il n’est pas de pays natal« , p.80), puisque conscience est d’abord pouvoir d’être gros de soi, et d’en accoucher sur mesure; et liberté d’abord paternelle ? (« Là où demeure/ la dernière étoile paternelle/ la liberté est sous les feuilles/ un couloir de vent/ au fond de la fosse commune/ un carré de ciel » p.48), puisque liberté est ce courant caché de vivre autrement. La mère « mendie » notre survie (« superstition » signifie, on le sait, « superstites essent » – en latin, « que nos descendants subsistent » ! -, voeu que ce à quoi on a donné la vie puisse se la redonner, et qu’elle se dépasse elle-même assez pour produire ce qui la protège !), et le père proclame notre autonomie, notre foi continuée en nous-même, notre légitime souveraineté intérieure. Il parie sur la beauté de nous accomplir, sur la possibilité que là où les années réelles se terminent et qu’une vie ait son terme, les années vécues se prolongent et que vivre garde son « autre résonance » :

« Où l’âme nous offre son apaisement

la beauté s’accomplit à la source

Il n’y a pas de paradis 

mais l’oiseau des souvenirs volète dans nos nuits

et nous veillons sur l’inattendu

pour que l’absence vive

    – dans le devenir » (p. 103)

 Cette poète-peintre (née en 1951, par ailleurs éditrice) est mystérieuse et généreuse. Elle a, de toute évidence, la générosité de ce qui nous donne de vivre autant qu’elle. Mais elle a aussi le mystère des gens hantés par l’absence ( par ce propre de l’homme, qui est aussi son impossibilité de rejoindre la pleine présence d’une pierre ou d’une bête) – absence murmurante des morts, absence inconditionnelle de Dieu, indépassable mutisme des formes et couleurs dans la peinture et insaisissable voix du regard dans la poésie. Toujours et partout c’est sa lucidité qui prie :

« Dieu est témoin   Dieu est solitude

Certains le contemplent comme une misère

Pour d’autres il est un souffle  une langue de sable

où crient des goélands comme des hommes

Il est dans ce bleu qui ancre les eaux au sol

Il est ce granit rose rongé par l’érosion

Il est avec ces arbres effilés

qui flambent un soir d’hiver

Il se dérobe à notre vue    notre vie

sans cesse soumise à conditions

Il se niche sur la ligne d’horizon

avec le chien battu

Il protège nos morts avec des feuillages

de mots que personne n’a jamais entendus

Il est là   il nous parle depuis l’inconnu

Sa confiance surplombe chacun de nos actes

Il entrouvre nos regrets    leur offre une rose blanche

– ce pur héritage du coeur

Comment nommer ce qui ne peut se dire ?

Le corps rompu se relève

La peinture converse avec sa genèse

et les jours ne comptent plus

Certains crient au feu

sous la ligne d’ombre

Notre candeur aurait-elle quelque chose à voir

avec l’art de mentir ?  » (p. 68-69)

                                                      —–

Marie Alloy, Jean Pierre Vidal, Ainsi parlait Eugène Delacroix, « Dits et maximes de vie », Éditions Arfuyen, 170p, 14€, octobre 2023.


Heureuse et stimulante initiative que la publication de ce florilège, « Dits et maximes de vie » d’Eugène Delacroix que nous présentent Marie Alloy et Jean Pierre Vidal, dans la collection « Ainsi parlait » des éditions Arfuyen. 

Eugène Delacroix est un des plus grands artistes français du XIXe siècle, à la création artistique riche et multiple. Figure de la génération romantique des années 1820, il incarne puissamment par ses succès teintés de scandale le renouveau de la peinture. Il est aussi un artiste qui, toute sa vie, a pratiqué l’écriture. N’a-t-il pas rêvé dans sa jeunesse d’être écrivain ? On a d’ailleurs récemment exhumé de courtes nouvelles de sa composition. Le « peintre-poète », comme l’appelait Baudelaire, est de ces artistes dont le génie offre de multiples facettes. Marie Alloy et Jean Pierre Vidal nous proposent ici une approche particulière de Delacroix, écrivent-ils, à travers la sélection de maximes, [qui]veulent rendre compte de la vision du monde et de l’homme qu’il s’est forgée au cours de ses 65 années de son existence ». Ce choix implique une orientation, une sélection dont il faut mesurer, derrière le résultat final si maîtrisé, le travail imposant et l’extrême sensibilité aux profondeurs de ce grand esprit. C’est en effet un Delacroix, analyste moral d’une grande acuité, qu’ils donnent à découvrir au lecteur dans cette somme de 420 fragments qui ont l’avantage de fixer la pensée et nous font accéder à la grandeur, impersonnelle souvent, de sa méditation.

Le matériau ne manque pas. Entre le Journal, les lettres aux amis, les écrits sur l’art, notamment des articles dans La Revue des Deux-Mondes, sources surabondantes, l’on découvre que Delacroix s’astreint quotidiennement à l’écriture. Nulla dies sine linea, pourrait être sa devise fervente. L’introduction réalisée par les deux auteurs remet bien en perspective sa vision tragique du monde, ses relations à Baudelaire, à son amie George Sand, sa relation éminemment complexe au romantisme et à ses représentants. 

L’ouvrage permet ainsi de comprendre comment la dualité est au cœur de cet homme et de cet artiste si peu commun. Delacroix, tout à la fois, le peintre de la violence et la brutalité splendides et le plus courtois des mondains. Le républicain et le romantique, peignant La Liberté guidant le Peuple mais fustigeant les « désordres » des barricades (101), qui, lors de l’enterrement du général Lamarque, inspireront à Hugo le moment emblématique des Misérables. Comment ce romantique, en prise avec son siècle sans jamais, cependant, être militant, se double-t-il d’un héritier des moralistes classiques et des Lumières ? Il y a des contradictions exposées ici qui sont savoureuses, tant elles se chargent de densité et de complexité des idées. C’est ainsi que Delacroix apparaît critique vis-à-vis de l’emphase romantique : « Le romantisme chez Lamartine, et en général chez les modernes, est une livrée qu’ils endossent » (238). 

Le lecteur passionné qu’est Delacroix, lisant les modernes Goethe, Byron, Poe qui inspirent parfois sa peinture, n’en est pas moins féru de tradition classique, y puisant le goût des formes fragmentaires, essais, maximes, pensées qu’il trouve chez Marc-Aurèle (143), Montaigne (125 et son éloge du mouvant), Pascal (377), Saint-Simon (373). Jusque dans les termes qu’il utilise, les « misères », « l’amour-propre », « l’esprit ferme », les « malins penchants », Delacroix semble imprégné de la grande pensée classique. Ainsi en est-il lorsqu’il livre son pessimisme devant le progrès de ce 19è au matérialisme triomphant, tant critiqué par les écrivains et les artistes romantiques – songeons à l’ironie de Stendhal, à l’époque, escomptant quelques lecteurs, happy few, vers 1880. « L’homme fait des progrès en tous sens : il commande à la matière, c’est incontestable, mais il n’apprend pas à se commander soi-même » (250). Vieil idéal de sagesse antique de « maîtrise » de soi, quand le monde s’écroule et va en désordre. 

Nous suivons Delacroix dans le questionnement d’une pensée complexe, vivante qui met en mouvement quelques grandes catégories existentielles, la vie, l’amitié, la création, la mort, l’amour. « Tous les hommes ont besoin d’être distraits et veulent l’être continuellement […] Ce sont des prisonniers qui charment les heures de la prison par les imaginations d’un état qui les met hors de l’état présent, c’est-à-dire qui les arrache à la contemplation de soi-même » (361). Cette page du Journal, écrite dans une tonalité pascalienne, est fort éclairante sur le scepticisme tragique du monde qui est le sien et l’ambiguïté de l’imagination à ses yeux. Négative, ici, pour l’homme ordinaire, dans son usage de « divertissement », l’imagination est aussi pour Delacroix la faculté essentielle à la création, notamment en peinture. 

Delacroix revient à plusieurs reprises dans sa correspondance sur ce qu’il nomme « le commerce des lettres » (9), la causerie avec ses amis, souvent des amis d’enfance. Cela participe de ce qu’il appelle « la vie de l’esprit » (111), tant dans l’écriture à l’ami ou dans celle à visée interne du Journal. Delacroix se pose des questions sur ce qu’il a ressenti, vu, lu. La peinture n’a pas cette vertu de questionnement intérieur. Ces pensées et maximes, idéal de mise en ordre qui jugule ce qui échappe, s’opposent à la saillie baroque de la peinture. 

La scansion du temps traverse ces dits et maximes, sélectionnés par Marie Alloy et Jean Pierre Vidal depuis le Delacroix âgé de 17 ans en 1815 jusqu’à ses 64 ans, l’année de sa mort. Et le mérite de ces auteurs est de nous donner à saisir une telle approche transversale, quasi synchrone que la simple lecture du Journal ou de la Correspondance ne permet pas. Les variations, les contradictions se laissent percevoir – ainsi en est-il des éloges mondains et de sa « gloire » que Delacroix célèbre dans le fragment 60, daté de 1824, tandis qu’en 1860, il aspire à son exact contraire : « Je vis seul à Paris comme si j’étais au fond de la Sibérie ; je ne vois personne ; ni soirée, ni dîners, ni visites » (406).

On le voit s’enchanter à Tanger, lors de son voyage en 1832, de la lumière, de la beauté : « C’est un lieu tout pour les peintres […] le beau y abonde » » (93). Dans un renversement caractéristique des Lumières sur qui est le vrai barbare, toujours plein de sa curiosité insatiable, il écrit, visant ceux qui manifestent alors à Paris : « Allez en Barbarie apprendre la patience et la philosophie » (100).

 D’une manière générale, Delacroix aborde sa réflexion sur l’art davantage du point de vue de l’expérience intérieure que du point de vue de l’esthéticien qu’il n’est pas vraiment. « C’est ce terrible l’art qui est la cause de toutes nos souffrances », écrit-il à son amie George Sand en 1851, (209). Il revient souvent dans ses lettres sur cette comparaison entre les arts (28), peinture, littérature et musique – on sait son lien à Chopin : « La peinture, c’est la vie […] La musique est vague. La poésie est vague. La sculpture veut la convention. Mais la peinture, surtout en paysage, est la chose même », écrit-il à un ami. Pour Delacroix, l’artiste se distingue par une singulière et extrême sensibilité qui est à la fois sa force et son fardeau car cela le rend vulnérable, « le plus ordinairement persécuté » (191) par ceux qui l’envient et le jugent. 

Le grand mérite de cet ouvrage est de mettre en lumière, dans ses vérités multiples et ambivalentes, la polyphonie intérieure propre à ce grand artiste qu’est Delacroix. Il faut saluer, dans ce qui s’apparente à un art de lire, l’empathie remarquablement pénétrante du regard de la peintre Marie Alloy, poète elle-même et de l’écrivain proche des peintres, Jean Pierre Vidal.

Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€  

Une chronique de Marc Wetzel

Marie ALLOY, Ciel de pierre, Les Lieux-Dits éditions, 100 pages, 2022, 15€ 

 


« Droit dans ton lit de silences (…)

C’est un désastre   non un songe

une main qui ne tremble plus » (p.15)

« Tu as fermé les yeux

et le ciel s’est étendu à ta place

Délivré de tout mal

tu n’es ni condamné ni abandonné

nos yeux se sont ouverts

à ta place » (p.34)

Encore « un livre de deuil », mais qui traite la question centrale : peut-on garder la foi devant la mort des autres (en tout cas des très proches, de ceux dont la lumière propre aura activement croisé les nôtres) ?. Car la foi, dit Alain, n’est pas du tout la croyance (qui est la simple imagination du préférable), mais la volonté même du Bien, l’énergie du perfectionnement. Or ce qui disparaît dans la mort, chez le mort, c’est plus sûrement encore la volonté que le Bien : quelqu’un ne peut plus rien viser, quelqu’un a fait plus que déposer les armes puisqu’il a cessé de pouvoir contribuer à la guerre même du Bien. Il faut consentir à ce qu’un être ne puisse plus même consentir. Marie Alloy, avec simplicité, avec une acuité rare, avec ce qui est à l’évidence une juste profondeur, sans complaisance (elle regarde la mort avoir refermé la porte derrière quelqu’un, mais aussi sur elle-même – la mort !), sans pathos ni ruptures de ton, avec la cruelle fidélité d’une âme laissée telle quelle par ce qu’elle pleure, nous dit quelque chose d’extrêment construit, sensible et utile.    

« C’est un visage qui te revient  il te regarde

c’est celui de ton frère

Il se tait    il n’a plus rien à dire

Il tournoie sous les cieux

Son repos est sans repos » (p.83)

 Une soeur, poète et peintre, porte le deuil d’un frère malheureux. Pierre de ciel, ce serait comme cette météorite mortelle qui tombe sur toute vie (humaine); mais « ciel de pierre » – ce titre à la magnifique énigme – c’est réservé aux déjà morts (comme un haut de caveau vu d’une tombe !), ou sensible seulement à ceux qui pensent vie et mort dans l’univers : le ciel de pierre est comme la myriade d’astres telluriques (à croûte, à socle formé) qu’on imagine distribuée en nos milliards de galaxies, infime pourtant parmi les trois autres ciels (le ciel de lumière des étoiles, le ciel de vide des espaces intermédiaires, le ciel de silence des dieux). Ce ciel de pierre est seul habitable (car seule une terre, une masse lithique irriguée et moyenne, peut organiser l’ensemencement des êtres, et leur consentir de quoi se former et refondre en elle), mais il se referme, voilà, sur tout ce qu’il aura rendu capable de le saisir. L’humain seul a accès à des secrets à emporter dans sa tombe. Autour de lui, qu’elle le sache et veuille ou non, toute immensité, par nature, se cache d’elle-même, et tout ce qui se donne des témoins de sa présence en sera orphelin. Le deuil interhumain, même s’il s’en figure la clé-de-voûte, le parpaing d’angle, n’est qu’une des pierres de ce ciel de pierre.

« Comment penser devant toi ?

Rien n’est intact ni absolu

pas même le coeur des hommes » (p.16)

 Une soeur, poète et peintre, porte donc le deuil d’un frère malheureux. Frère et soeur biologiques (issus des mêmes parents), ayant grandi ensemble, c’est comme l’amour (en tout cas le désir) ayant pris les mêmes et recommençant. À peu d’années près, chacun aurait pu littéralement être l’autre, sortir lot analogue des mêmes bureaux du sort. Mais ceux qui ne furent déjà pas jumeaux à l’entrée n’ont aucun titre à l’être à la sortie. Simplement, nos vrais « disparus » sont ceux seulement dont la vie s’est apparue à elle-même, plus tard ou plus tôt, devant nous. Seuls nos proches de vie « s’éloignent » véritablement dans la mort. Les autres se seront formés et brisés comme des vagues, dans l’anonymat sans substance de leur ressac. D’ailleurs, nos morts ne « partent » pas. Ce qui est bien plutôt parti avec eux, c’est leur pouvoir même de partir et de se changer. S’ils n’ont plus que nous, c’est d’abord qu’ils n’ont plus d’autre part. Mais si ce qu’ajoute une conscience à la vie se termine à sa mort, ce qu’ajoutent nos consciences à la sienne, non. Nous sommes leur bénévole autre part. Nous pouvons nous faire secrétaires posthumes de leur destin fini. « Rien qu’un infini d’attentes », ainsi Antonio Porchia résumait-il une vie humaine, « et la fin d’un infini d’attentes. Rien de plus ». Mais non : car ce secrétariat du deuil est la puissance d’humanité inattendue

« Frère nous avons toujours refusé

le soupçon  « Il y a péremption »

me disais-tu et tu avais raison

Qui pourrait juger l’Autre ?

Dans la main du tout autre

qui est l’autre    qui est soi ?

De se perdre à se donner

où placer le curseur ? » (p.59)

Secrétariat poético-pictural du deuil : maintenant qu’il est mort, on peut enfin savoir, avec certitude, si l’on aimait ou non quelqu’un. C’est qu’on ne peut vouloir aucun bien au néant, et que, si l’on sent encore d’innombrables bouffées de bienveillance jaillir de nous vers ce qui n’est pourtant, à jamais, plus rien ni personne, si l’on ne peut retenir de constants élans de nous-mêmes d’aller tomber ou cogner là-bas dans son vide, c’est qu’un mort est bien tel qu’on chérissait, décidément, son bien plus que le nôtre, et, au fond, son bien davantage encore que lui. C’est baroque et indiscutable comme une douleur de membre-fantôme ressentie à même le bras qu’on a dû lâcher ! Ou ardemment rêver de faire aumône avec une monnaie n’ayant simplement plus cours. Mais on peut même sentir combien, jusqu’où et à quel titre on « aimait » en pouvant enfin comparer, dans la penderie des affects, ce que vaut le cintre soudain vide et nu parmi la profusion d’habits présents, et même ce que signifie ce cintre récemment nu rapporté aux autres porte-vies plus anciennement désertés. J’imagine ce que peuvent désormais se et me dire ceux qui ne pourront plus jamais vouloir, dans leur ordre d’apparition à ma mémoire. L’auteure ici l’imagine exactement, de sa double puissance de figuration picturale et poétique. C’est ici l’art qui dicte à la religion le droit funéraire.

« La voix est aveugle

mais porte très loin

Les traces ne sont jamais confuses

dans la transparence

ni dans la présence exilée au dehors

conservée dans une caisse de bois » (p.73)

 Peintre : « Revoir les visages/ les illumine » (p.17), et elle joint donc le geste à la parole ! La mort est (dit la page 16) « asile » sans « abri »; la peinture, maison infiniment plate, est à l’inverse abri sans asile. Mais « la joie de peindre » écrit Marie Alloy, « m’était une avalanche de possibles », car elle s’y occupait du monde sans avoir à occuper le monde même. Elle formait, comme tous les peintres, un monde capable de nous regarder, comme le fait (p.18) un passé fraternel. Si dans une photo nous regardons toujours un ancien présent, dans une peinture un passé nouveau nous regarde. La peinture et le deuil, ensemble (« Nous ne lèverons pas le secret/ mais nous lui donnerons à boire« , p.27) enrichissent l’énigme sans pourtant la percer. Ce « passage en transparence », dans la mémoire comme dans l’imagination, est sans possible « prise » (p.30), car cette prise cacherait quelque chose.

Il y a des choses extraordinaires dans le poème 8 : les survivants sont encerclés par un départ, mais un chemin complètement parcouru leur est désormais « voie libre ». Et si la poète écrit qu’il n’y a ici « pas de miracle sur cette scène/ juste un arrêt du temps« , c’est que le miracle est un arrêt (du réglé, du naturel, du prévisible) dans le temps, mais non (comme font, eux, deuil et peinture) un arrêt du temps. Au tableau fait, comme au mort béni, le devenir n’est plus disponible. D’ailleurs, le mort (connu de nous) avait contribué au visible : nous savons qu’il a joué un rôle actif dans ce monde même où on ne peut plus le voir. C’est dans un « ici » qui lui doit quelque chose qu’il n’est plus ! Une peinture, réciproquement – si je la fais et montre – crée un ici où le regard de ceux qui la découvrent n’était pas encore. On se sent arriver à quelque chose qui s’est passé de nous pour surgir. Je ne suis pour rien dans ce tout qui accueille mes yeux. (« Et dans la peinture/ il y a ce rêve d’exaucer/ ce qui n’a pu devenir« , p.39)

« mais dans la lumière dévastée

l’âme est-elle prisonnière ? » (p.84)

 La poète, elle, regarde la nature. Elle y croise une famille animale (« Hier sur le fleuve quatre cygnes ont glissé/ parents à chaque extrémité/ enfants au centre« ), qui, au contraire de l’humaine, n’a d’organisation que concrète et vivante : ici, pas de cortège concevable autour d’un absent ! Mais la nature y suffit-elle ? Le deuil sans surnature, l’adieu entre destins avec les moyens du bord, est peut-être pari intenable : peut-on célébrer, fêter, un littéral retour à la terre (ou aux éléments) sans appui et venue d’un ciel ? Que pourra un don posthume strictement indigène ? Que peut-on vraiment nous donner entre nous, à l’issue de nos êtres, et comment renoncer au « don d’autre chose » quand l’offre doit aller à plus personne ? Ce n’est pas parce qu’elle nous échappe que la mort (d’autrui) met fin à ce qui nous échappe : l’inaccessible (p.49) résiste à l’irrémédiable :

« L’absence habite un jardin

nous continuons de le soigner

nous ne connaissons qu’un seul côté du ciel

La terre se cache sous les mots

Le temps entre dans la peau

Nous ne sommes vêtus que de nos outils

Nous frôlons le jour

dans l’air qui effleure nos souvenirs » (p.49)

 Mais consentir, c’est parapher l’absence. Et la joie seule a la signature. L’image picturale (p.39) est offerte comme une étape qu’on ne méritait pas d’atteindre réellement; mais une vie l’est comme une réalité qu’on ne peut être deshonoré de quitter. D’où, en ce livre magnifique, le plus authentique des adieux.

« Recours

au Verbe

face convulsée contre terre (…)

– Temps mort immobile

Puis les mots s’animent à nouveau

Sont-ils passés par la mort pour qu’ils reviennent ainsi

chargés de poussières d’ombres ?

On n’entendait plus que le cri d’un agneau

derrière le chant amer des âmes » (p.89)

 © Marc Wetzel