Marc DUGARDIN – D’une douceur écorchée – Rougerie, mars 2020, 80 pages, 13€

Une chronique de Marc Wetzel

Marc DUGARDIN – D’une douceur écorchée – Rougerie, mars 2020, 80 pages, 13€


« Avec la faute

tapie dans un coin

et le pain déposé sur la table

avec l’attente de quelqu’un sur le seuil

sa douceur écorchée

avec l’enfant perdu en chemin »  (p. 16) 

    L’énigmatique titre de ce recueil est infiniment juste et nuancé. La douceur épargne, ménage, soulage ; elle n’est donc jamais écorchante. L’écorchement, lui, découpe, dépouille, déchire ; il n’est donc jamais doux. Mais que la douceur même, ou plutôt qu’une douceur, puisse être écorchée elle-même, en quoi, et pourquoi ? 

     La douceur est une vertu, donc une force (celle, justement, de ne pas violenter, de ne pas ajouter à la souffrance du prochain, de limiter délibérément et méritoirement la charge et la fatalité que l’on est pour autrui). André Comte-Sponville écrit ainsi que la douceur est « la vertu des mères et des pacifiques ». Mais – et le coeur de ce très émouvant recueil est peut-être là – si la mère n’est pas pacifique, si elle est en guerre (par colère) contre ce qu’elle aime ou (par folie) contre elle-même ? Et si, réciproquement, la paix n’est pas maternelle, mais indifférente, figée, mensongère, si elle a l’inertie honteuse d’un compromis déshonorant, d’un malentendu de plomb ? Alors la douceur est elle-même blessée, séparée d’elle-même, déformée. Elle se fait mal, elle se coupe de son propre contexte, elle augmente pour elle-même, à proportion, la souffrance qu’elle diminue ou tempère devant elle et pour les autres. 

« le silence

maternel au fond de la langue

c’est cela qui nous fut donné » (p. 13)

     D’autant que ce terme (« écorchée », c’est à dire étymologiquement écorcée, et même décérébrée si l’on pense au cortex) ne renvoie pas seulement au geste brutal du boucher ou du chasseur, qui décortique pour distinguer la fourrure et la chair. La douceur peut en effet être déformée (comme un mot prononcé de travers), offensée ( comme l’oreille par un propos déplacé ou un accent irritant),  dénudée (comme pour faire apparaître la structure, manifester le noyau invariant, lire un type de présence à reproduire). On pense alors à la poésie comme à une plus douce façon de parler et penser, un fredonnement qui déchire juste assez la peau du langage pour en assouplir la vie, une infatigable marche sur liserés de la voix (comme le suggèrent les belles et sobres Notes de chantier – extraits de carnets de l’écrivain – utilement proposés en dernière partie de l’ouvrage)  

« comme on rêve pourtant 

d’un grand lit d’indulgence

et d’être ce marcheur

dont le visage est en paix

et qu’on n’a pas vu venir »  (p. 19)

   Trois choses frappent, depuis longtemps, dans l’univers si caractéristique de Marc Dugardin : d’abord la présence rare et exclusive de quelques objets (la table, la tasse, le pain, la barque, la bague …) tous fonctionnels – ayant la forme de leur usage, et l’usage de nos choix – et nus – simples plots de présence, sans technologie embarquée, jetés là comme relais de la pensée et hardes de l’action. 

« il s’obstina pourtant

et finit par s’asseoir à la table

qu’il ne s’attendait pas à trouver là

il prit le bol de café

comme un visage entre ses mains  

il pensa : peut-être que la bonté

y a laissé une empreinte »  (le chemin vers la maison, p.10) 

Ensuite l’accueil et l’assomption du « négatif », la franche hospitalité à l’égard de ce qui dérange, blesse, contredit, amoindrit, navre, c’est à dire de l’automne naturelle et inévitable des événements et des êtres (« de cela aussi il faut que l’on parle » p. 39, mais toutes les pages le disent !), comme pour rappeler, par contraste, la chance insigne et le prix infini du moindre bien vécu (et la bonté n’a pas le sillage vide, puisque s’y trouve l’existence même de son poursuivant !).

« la peur creuse son trou

c’est dans ma gorge d’homme seul

que ces mots roulent leur r

la peur creuse son trou

(de cela aussi il faut que je parle)

ce soir

je refuserai de me tomber dans les bras

je me battrai

s’il le faut même avec l’ange auquel je ne crois

pas »   (combat, p. 42)

 Enfin la peur et la dignité, simultanément, d’une pensée inconsciente à constamment domestiquer, harmoniser (comme si la poésie était d’abord effort d’apprendre aux rêves à chanter enfin, et de donner à leur rauque et bègue (p.50) sauvagerie l’attirail rythmique et mélodique qui seul permet de nous entendre vivre). Et pour le dire franchement, quand la folie menace, la juste reflexivité devient une question de vie ou de mort. 

« cela manquait de terre

cette nuit

pour recouvrir les morts

et peut-être étais-

je moi-même

un de ces morts

pour qui la terre manquait… »   (d’un rêve, p. 43)   

Ce sont ces trois éléments ensemble qu’on doit peut-être retrouver dans cette évocation  extraordinaire :

« Ils sont debout, ils chantent

je les entends chanter

    j’entends qu’un jour ils seront morts

j’entends qu’ils chantent

comme s’ils ignoraient qu’un jour ils vont mourir

j’entends qu’ils chantent des larmes

qu’ils les chantent comme s’ils ne croyaient pas

    que ces larmes coulent pour eux

je n’entends ni le repos ni l’éternité

j’entends que quelque chose dépasse ce que 

j’entends

j’écoute, terrible, sublime

    ce qu’un jour je cesserai d’entendre … » (Mozart, requiem,p. 25)

   Que réussit douloureusement ici Marc Dugardin ? Faire chanter, tant qu’il est temps, au savoir des êtres simples d’ici-bas (oiseaux, buissons, clous et coquillages) quelque chose de notre si complexe ignorance de nous-mêmes, car

         « dans le ciel personne

ne nous appellera

par notre nom »  (p. 51) 

©Marc Wetzel

Marc DUGARDIN, «Quelqu’un a déjà creusé le puits»

  • Marc DUGARDIN, «Quelqu’un a déjà creusé le puits», Rougerie, 2012; pages, 11 €

Avec le poète belge Marc Dugardin, on campe toujours dans l’hésitation, dans le peut-être. Quand bien même le titre de son dernier recueil («Quelqu’un a déjà creusé le puits») sonne-t-il comme un constat plutôt définitif, le livre ne s’en ouvre pas moins sur des fragments d’un prélude inachevé – autant souligner que tout le travail reste à construire et que le relais est passé au lecteur.

A vrai dire, on a ici une sorte de confession, d’état des lieux qui remonte loin dans le temps, jusqu’au cri primal. Il s’agit de voir pour de bon et de scruter «le provisoire, dans l’inattendu de chaque mot à naître». A l’évidence, dans ce travail, les blessures de l’enfance jouent un rôle de premier plan et déterminent les visions successives mises en place dans un constat souvent terrible:

«vivre

[c’est] un miracle qui a du sang

sur les mains».

Que la surprise ou l’interrogation soit de chaque pas importe peu tant le poète avance précisément afin d’être dérouté, afin de déchiffrer cette «légende pour dire l’inachèvement que nous sommes». Chez Marc Dugardin, tout fonctionne un peu à rebours de la phrase d’Hamlet, puisqu’il convient, semble-t-il, d’être et de ne pas être dans le même temps. Ainsi, cette «prière / de quelqu’un qui ne prie pas» qui renvoie à la très belle «Vierge au dieu manquant» dont il nous avait gratifiés dans un précédent ouvrage.

Thème récurrent de la poésie de Marc Dugardin, la musique s’attarde avec prégnance, celle des compositeurs (Bach, Berg, Beethoven, Maurice Ravel…), mais aussi celle du monde, qu’elle sourde du remuement marin ou d’un coquillage collé à l’oreille. Plus largement, ces échos sont aussi ceux des poètes convoqués avec abondance: Patrice de la Tour du Pin, Erri de Lucca, Henry Bauchau et encore Rimbaud, ce funambule des clochers. De chaque lecture naît ainsi un écho susceptible d’accompagner – d’appuyer – le texte dans sa recherche, la sienne propre et celle de celui qui l’écrit.

A l’occasion le recueil ne recule pas devant des images plus prosaïques et mêle même ce qui pourrait s’apparenter à une sorte de journal ou plutôt à des notes jetées dans un carnet, au hasard d’un arrêt dans une gare ou d’un voyage en train. Autant de situations d’attente ou de progressions occupées à s’accomplir pour «donner sa chance à ce qui vient».

La dizaine de textes qui clôture le recueil propose un très beau résumé de la démarche antagoniste qui sous-tend l’ensemble dans ses questionnements, ses doutes, ses violences et ses apaisements.

©Paul MATHIEU

Quelqu’un a déjà creusé le puits, Marc Dugardin ; Mortemart : Rougerie, 2012

Quelqu'un a déjà creusé le puis

 

  • Quelqu’un a déjà creusé le puits, Marc Dugardin ; Mortemart : Rougerie, 2012

Pour Marc Dugardin, la poésie est expérience de soi et du monde ; mieux, c’est un moyen de rendre visible l’insaisissable vérité de l’être.

pourtant

c’est toujours une visite inattendue

qui ouvre nos yeux sur la réalité du

monde

Placé sous le signe de la « déchirure intérieure » liée en partie à l’enfance, ce livre s’offre comme étant une tentative de reconstruction par le verbe d’une identité désincarnée. En effet, dans ce recueil, l’écriture allie la simplicité de la langue à la complexité du sens pour évoquer avec authenticité et lucidité la reconstruction de soi (il s’agit d’une aventure intérieure se vouant à assiéger un passé pour célébrer un devenir). Explorant les couches profondes du moi, le poète tente d’accéder par la parole aux régions les plus intimes de l’être où s’érigent les forces qui résistent à tout ce qui nous présuppose.

écrivant

n’écrivant pas

il ne faut pas raconter d’histoire

il ne faut qu’être ce vivant

transpercé d’une longue minute de

silence

Bref, il s’agit moins ici pour le poète de dévoiler un être déjà là de toute éternité que d’engendrer des visibilités autres. C’est pourquoi, au détour de chaque page, le poète s’interroge sur l’essentiel de la vie, s’emploie à fuir les évidences qui nous sont offertes, tente de redéfinir à chaque instant les contours de la carte de l’être et cherche à réconcilier l’homme avec la vie.

au bout de la plaine

le vide

interminable

un fil

la danse

d’une minute heureuse

En conclusion, on peut affirmer que ce recueil initie un mouvement perpétuel susceptible de nous aider à mettre en joue une vie (qui ne va pas de soi !) se révélant à tout instant dans l’instant du désir…vrai.

Brusque

Quelle boucherie

ce langage que l’on pénètre

comme un corps sur une table

d’opération !

mais après tout

c’est quoi

vivre

sinon un miracle qui a du sang

sur les mains ?

©Pierre SCHROVEN