Bernard Foglino – Celle qui dort – roman – Buchet Chastel (198 pages- 14€)

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  • Bernard Foglino – Celle qui dort – roman – Buchet Chastel (198 pages- 14€)

Aller à la rencontre de ses lecteurs est le parcours obligé de tout écrivain, après une nouvelle publication. Escorter son roman un sacerdoce. Mais quand votre attachée de presse vous expédie dans un coin perdu, sinistre, lugubre (« une longue meurtrissure nichée dans un écrin de forêts humides et pourrissantes », l’aventure peut tourner au cauchemar. Car si l’on y arrive, on n’est pas certain d’en revenir ! En nous relatant cette expérience traumatisante, Pascal Cheval parvient peut-être à l’exorciser.

Bernard Foglino plonge d’emblée le lecteur dans un décor presque onirique, rappelant l’univers de Tim Burton. Ne cherchez pas la petite ville de Sournois où se tient le salon littéraire, elle sort de l’imagination de l’auteur. Les lieux font partie intégrante du roman. Ils en forment la matrice et façonnent les personnages qui y évoluent. L’auteur plante le décor comme dans un thriller : « des chemins forestiers gluants d’ornières », « des milliers de sapins échevelés aux pieds mangés de fougères ». La couverture intrigue : qui peut bien habiter dans cette maison forestière en pleine forêt ? La météo (nappe de brouillard, la pluie crayonne le paysage, tempête avec « gémissements du vent », craquements), les scènes nocturnes aux moments de la pleine lune, regardant de « son gros œil de ruminant ébaudi » viennent accentuer ce sentiment de malaise.

Le premier lecteur de Della Torre (son pseudo), un nain, est si atypique, singulier, exigeant et pétri d’humour qu’il va attiser la curiosité du lecteur. Coup de théâtre quand il fait irruption à la gare en jeep. Dans quelle galère s’embarque le romancier en acceptant de faire la lecture à sa femme : Celle qui dort. Le mystère s’épaissit. Tension, suspense. L’angoisse de Cheval est à son paroxysme dans le labyrinthe emprunté, décuplé par le choc dans l’atelier de Walter, envahi de créatures prêtes à bondir sur lui. Panique dans la serre (« Son cœur s’accélère ». Puis la vengeance Belle à de quoi pétrifier Cheval. Walter va-t-il mettre à exécution sa menace ? On ne sait plus si Della Torre rêve, vit ce qu’il décrit ou si son imagination galopante nous abuse. On se retrouve envoûté comme Belle. Et si Belle n’était autre que sa Muse ?

Bernard Foglino a su prendre le lecteur dans ses rets, créer le suspense. Le récit alterne le point de vue de Pascal Cheval et celui de Della Torre. Il analyse bien le dédoublement qui s’opère entre l’homme qui mène une vie normale et l’écrivain dans sa bulle d’écriture. Il souligne la difficulté de concilier une vie familiale pour un romancier. Retrouver ses personnages : « ses proches » est une vraie jouissance, car ceux-ci « n’exigent rien de lui ». La page en italique souligne la patience, l’acharnement, le travail sur la phrase « sans cesse répétée et remise sur le métier, dans le frisson des nuits… » pour sculpter les mots, confirmant l’affirmation en exergue de François Mauriac : «  Écrire des romans n’est pas de tout repos ». Cela implique d’être « confiné à la tâche », « dans le frisson des nuits ».

Bernard Foglino croque ses semblables croisés à la gare, avec ironie, maîtrise l’art de la comparaison imagée. Beaucoup de scènes se prêtent à une transposition cinématographique : travelling dans la dense forêt, plan rapproché sur la maison de bois sombre, puis gros plans sur l’aménagement intérieur, et sur Belle « étendue sur une couche de nuages », sa chevelure s’étiolant « sur un grand oreiller ».

L’intérêt de ce roman est double. D’une part Bernard Foglino analyse l’impact d’un livre sur le lecteur. Ne s’identifie-t-il pas parfois à l’un des personnages ?

Cette exploration du lien entre l’auteur démiurge et le lecteur est à rapprocher des réflexions de Charles Dantzig concernant le chef d’œuvre, qui « rend amoureux de l’auteur du chef d’œuvre ». Un auteur à succès n’est-il pas parfois victime du harcèlement de groupies zélées ? Ou sollicité pour des causes insolites ?

D’autre part Bernard Foglino souligne les dangers à se consacrer totalement à l’écriture, montrant les limites de la littérature. Une perte de la réalité qui peut conduire à l’aliénation, et même à la folie. Il se demande jusqu’à quel point un auteur, « ferrailleur qui recycle » peut piller la vie d’un individu, l’actualité regorgeant d’exemples de procès intentés. Dans la page finale, une phrase interpelle: « C’est fragile, ces animaux ». Un journal belge n’avait-il pas titré : «  Bêtes de foire » pour évoquer le salon de Bruxelles ? L’auteur évoque aussi ceux qui s’évaporent, se volatilisent et même le destin dramatique de ceux qui « se font sauter le caisson ».

Bernard Foglino n’épargne pas ses pairs, ceux qui siègent dans des jurys, sans avoir lus les ouvrages en lice. Il partage l’idée qu’une page peut suffire à donner un aperçu du style comme les jurés du Prix de la page 112. Il me semble aussi fustiger ces éditeurs qui font pression sur leur auteur qui devient un robot, lui insuffle des thèmes vendeurs, lui impose d’«  épouser l’air du temps », de glisser des scènes érotiques afin d’en faire un best seller. Il balaye la carrière d’un écrivain. Le chapitre consacré à la naissance de l’écrivain décline des conseils précieux aux débutants dont le respect du lecteur. On entre au plus près dans le processus de création. Le talent, la célébrité, la leucosélophobie, sont décortiqués. Ainsi que la difficulté de perdurer dans cette jungle littéraire, de résister aux nouvelles plumes, donc se renouveler. La phrase finale : « De toute façon, il n’avait plus rien à dire » est dramatique, sous entendant le manque de soutien de l’éditeur. En filigrane, la relation attachée de presse/auteur est passée au crible. Agathe ne lui préfère-t-elle pas le jeune auteur prometteur, celui qui va bientôt devenir « un petit astre de mondanités, doté d’un pouvoir d’attraction » ?

L’insinuation de Carole, l’ex-femme de Cheval : « Les livres ont des couvertures, certains se cachent dessous » fait écho à un aphorisme de Sylvain Tesson : « Livres : il s’en passe des belles sous les couvertures ». A vous, lecteurs, d’élucider cette énigme !

Bernard Foglino revisite le conte de la Belle au bois dormant et nous conduit à la rencontre de Celle qui dort, héroïne singulière, dans un suspense psychologique prenant. Il signe un roman gigogne, plein de rebondissements (la panne, l’attaque du chien), traversé d’odeurs (âcre, ou la fragrance « sucrée, douceâtre » de l’orchidée), de bruits et de suspense (Belle va-t-elle partir avec Della Torre ?), dans un style très imagé, poétique (« La lune verse des paillettes brillantes sur la courte pointe ».

Une lecture marquante qui laissera son empreinte.

©Nadine Doyen

Superman est arabe Joumana Haddad, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut, Sindbad/Actes Sud, février 2013. 232 pages, 20 €.

  • Superman est arabe Joumana Haddad, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut, Sindbad/Actes Sud, février 2013. 232 pages, 20 €.

 

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Joumana Haddad, dans la continuité de J’ai tué Shérazade, nous donne à lire un pamphlet aussi réfléchi que passionné, bouillonnant, à la fois très personnel dans la forme : truffée de citations qui soulignent les propos, elle alterne faits, pensées, coups de gueule, récit, poésie, témoignages – et d’une nécessité universelle vitale dans le fond. Ce livre sous-titré « De Dieu, du mariage, des machos et autres désastreuses inventions » est une attaque en règle contre le système patriarcal qui sévit dans le monde arabe mais pas seulement, loin de là. Un système qui s’enracine ici dans les trois religions monothéistes, avec tout ce qui en dérive : machisme, discrimination, violence, assassinat, privation de liberté et qui, si les femmes en sont les victimes directes, n’épargne pas non plus les hommes, qui se doivent d’adopter certains comportements, qui ne font que camoufler en vérité, un profond malaise, des peurs et un sentiment d’insécurité non affrontés de face et qui surtout les empêchent d’accéder à la totalité de leur être et donc à leur propre liberté.

 

« (…) il m’apparut un jour comme une évidence que ce monde, et en particulier les femmes, n’avait que faire d’hommes d’acier. Ce qu’il leur fallait c’était des hommes véritables. (…) Des hommes qui ne se croient pas invincibles, qui n’ont pas peur de dévoiler leur côté vulnérable, qui ne cachent pas, que ce soit à vous ou à eux-mêmes, leur véritable personnalité. Qui n’hésitent pas à demander de l’aide quand ils en ont besoin. Qui sont fiers que vous les souteniez comme ils sont fiers de vous soutenir. Des hommes qui ne s’identifient pas à la taille de leurs pénis ou à l’abondance de leur pilosité. Des hommes qui ne se signifient pas par leur performance sexuelle ou par leurs comptes en banque. Des hommes qui vous écoutent vraiment, au lieu de vous venir en aide avec condescendance. Des hommes véritables, qui ne se sentent pas humiliés ou castrés parce que, de temps à autre, ils peinent à obtenir une érection. De vrais hommes qui discutent avec vous de ce qui est mieux pour tous deux au lieu de dire, sur un ton arrogant : « Laisse-moi m’en occuper ! ». (…) des hommes qui partagent avec vous leurs problèmes et leurs préoccupations, au lieu de s’obstiner à tenter de tout résoudre tout seuls. Des hommes qui, en un mot, non pas honte de vous demander la direction à suivre, au lieu de prétendre tout savoir, souvent au risque de se perdre. »

 

D’où le titre « Superman est arabe ».

 

« (…) le vrai problème, c’est que ceux qui adhèrent à cette idée de Superman sont convaincus d’en être l’illustration. Et leurs actes sont en conformité avec cette conviction. Et c’est là que tout commence à dérailler. C’est là que les leaders se révèlent être des despotes, les patrons des esclavagistes, les croyants des terroristes et les copains des tyrans. Leur formule favorite c’est : « Je sais mieux que toi ce dont tu as besoin ».

 

Mais la perpétuation d’un système patriarcal dépassé n’est pas seulement de la responsabilité des hommes.

 

(…) Mais, s’il nous faut supporter l’existence de Superman, il n’est pas le seul à blâmer. N’oublions pas que ce sont des femmes qui on pourvu à son éducation. Des mères ignorantes, des petites amies superficielles, des filles complaisantes, des sœurs qui se posent en victime, des épouses passives, et ainsi de suite. »

 

C’est pourquoi il s’agit d’un combat qui doit impliquer les hommes autant que les femmes, car c’est toute l’humanité qui doit évoluer, et non pas hommes contre femme ou vice et versa, mais bien les deux ensemble pour le profit de tous. C’est ce que Joumana Haddad appelle le féminisme de la troisième vague et qui est la suite des premières vagues, nécessaires mais elles aussi aujourd’hui, dépassées. Il s’agit de sortir de la logique de guerre des sexes, pour entrer dans un partenariat évolué, libre et libérateur, où chacune et chacun se retrouve en tant qu’individu, avec ses particularités propres et toute sa dignité, dans des relations de réciprocité clairement choisies.

 

Joumana Haddad nous parle de l’amour, du sexe, de la fidélité, de l’image que la femme est censée donner à la société, qu’elle ait entièrement disparu sous une burqa ou soit entièrement nue sur du papier glacé, elle nous parle du mariage, de la vieillesse, de religion et de politique. Elle s’implique dans tout ce qu’elle défend avec une sincérité décapante, crue dirons certains qui ne s’habituent toujours pas à ce que les femmes puissent l’être, et elle conserve un sens de l’humour salvateur, car ce combat est loin d’être facile.

 

« J’ai toujours farouchement évité de jauger ma valeur dans le regard des autres parce que c’est cela, le véritable adultère : c’est se trahir soi-même. »

 

Sa position de Libanaise, issue d’une famille catholique, la place au centre même de l’hydre monothéiste tricéphale. D’ailleurs au sujet des femmes, le catholicisme et le judaïsme n’ont rien à envier aux intégrismes islamiques. Il faut donc du courage et de la verve, et elle ne manque ni de l’un, ni de l’autre, d’autant plus que malgré un grand succès à l’étranger, elle a choisit de rester vivre au Liban pour distiller sa parole de l’intérieur. Elle nous offre avec chaleur et générosité, une ode, provocante si besoin, à la vie et à la liberté, où la poésie, plus qu’un art de vivre, est l’art d’être vivant.

 

Joumana Haddad s’exprime avec force pour celles, mais aussi ceux, qui ne le peuvent pas, et si chacune et chacun, avec sa sensibilité propre, ne se retrouvera pas forcément dans tous ses propos, il va de soi que ce livre est un bon coup de pied dans une fourmilière non seulement poussiéreuse, mais aussi extrêmement active et toxique pour l’humanité.

 

« C’est la guerre des sexes, me direz-vous. Ne serait-ce pas plutôt le moment de déclarer le match nul et de nous remettre en question ? »

 

 

©Cathy Garcia

 

 

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Joumana Haddad est née le décembre 1970. Elle dirige les pages culturelles du quotidien An-Nahar, ainsi que le magazine Jasad (Corps), qu’elle a fondé en 2009. Journaliste et traductrice polyglotte, elle a interviewé de grands écrivains comme Umberto Eco, Wole Soyinka, Paul Auster, José Saramago et Mario Vargas Llosa. Poétesse, elle a publié cinq recueils, dont Le Retour de Lilith (Babel n° 1079), pour lesquels elle a reçu divers prix, notamment le prix de la fondation Metropolis bleu pour la littérature arabe (Montréal, 2010).

 

 

Publications en arabe

Invitation à un dîner secret, poésie, Éditions An Nahar, 1998
Deux mains vouées à l’abîme, poésie, Éditions An Nahar, 2000
Je n’ai pas assez péché, poésie, Éditions Kaf Noun, 2003
Le Retour de Lilith, poésie, Éditions An Nahar, 2004
La Panthère cachée à la naissance des épaules, poésie, Éditions Al Ikhtilaf, 2006
En compagnie des voleurs de feu, entretiens avec des écrivains internationaux, Éditions An Nahar, 2006
La mort viendra et elle aura tes yeux, 150 poètes suicidés dans le monde, anthologie poétique, Éditions An Nahar, 2007
Mauvaises Habitudes, poésie, Éditions ministère de la culture égyptienne, 2007
Miroirs des passantes dans les songes, poésie, Éditions An Nahar, 2008
Géologie du Moi, poésie, Arab Scientific Publishers, 2011

Publications et traductions en français
Le temps d’un rêve, original en français, Poésie, 1995
Le Retour de Lilith, traduit par Antoine Jockey, Paris, Éditions L’Inventaire, 2007/ Nouvelle édition 2011 chez Actes Sud, Paris
Miroirs des passantes dans le songe, traduit par Antoine Jockey, Paris, Éditions Al Dante, 2010
J’ai tué Shéhérazade. Confessions d’une femme arabe en colère, traduit par Anne-Laure Tissut, Arles, Actes Sud, 2010
Les amants ne devraient porter que des mocassins, original en français, littérature érotique, 2010, Éditions Humus
Superman est arabe, traduit par Anne-Laure Tissut, Arles, Actes Sud, 2013