Claude LUEZIOR, L’itinéraire, Librairie-galerie Racine, Paris, ISBN : 9 782243 048704

Une chronique de Gérard Le Goff


En parcourant — le choix de ce verbe n’est pas anodin — le nouveau livre de Claude Luezior : L’itinéraire, le lecteur peut être en droit de se demander pourquoi son titre figure au singulier alors qu’il se voit proposer au fil des pages une multitude de parcours. Seule une lecture attentive nous permettra de comprendre cette « singularité » affichée.

Dans son Liminaire, le poète s’interroge à la fois sur une finalité possible à donner à son recueil et sur l’accueil que vont lui réserver ses lecteurs : Ces arrêts sur images peut-être vous rendront-ils heureux ? Cette notion cinématographique est à mon avis essentielle (on trouve d’ailleurs un texte avec cet intitulé page 100) pour comprendre la démarche de l’auteur. Rien à voir avec le touriste qui filme ou photographie à tout va. Chacun de ces « arrêts sur images » pour l’écrivain devient occurrence à interroger le monde et à s’interroger sur le monde.

Le premier texte (Amour en héritage) nous renvoie à l’illustration de la couverture. Il s’agit d’un cliché réalisé en Inde qui représente un enfant (vu de face : le visage et une main visibles) endormi dans les bras de sa mère (vue de dos et donc invisible — imperceptibilité que renforce le port d’un ample voile couvrant) ; une photographie que son auteur commente ainsi dans le poème précité : L’Inde / sous les paupières closes / d’un seul enfant. Claude Luezior semble ici vouloir nous faire réaliser — en dépit de la distance terrestre qui le sépare de son pays et plus encore de l’éloignement de soi que procure la découverte d’une civilisation « autre » — que cette image (dans laquelle deux êtres tentent de s’approprier / leur infinie tendresse) révèle et illustre, et ce malgré une présence charnelle en partie occultée, le concept universaliste de l’amour humain.

Pour pouvoir témoigner de ses errances, l’écrivain, même s’il maîtrise la technique photographique, a besoin d’un outil manuel et portatif. Claude Luezior aime à remonter le temps (autres pérégrinations) et rappelle que les premiers écrits furent effectués par des scribes qui usaient de roseaux taillés pour graver des tablettes d’argile. Avec l’apparition de l’encre, ils purent tracer leurs signes sur le papyrus puis le papier. L’écriture n’aurait pu exister sans le calame, la terre et le tanin. Aujourd’hui encore et toujours l’encre s’impose : encre / indélébile / noire de mots / qui désormais / hante mes fibres / et qui dévore / ma cervelle / à petite cendre (page 9).

Ainsi « armé » de sa plume — ce prolongement qui se veut peut-être « séculier » de la main et du bras —, le poète va parcourir les rues de différentes villes, certaines confondues dans l’anonymat de la modernité, d’autres identifiées : Helsinki, Amsterdam, Marrakech, d’aucunes, enfin, si familières qu’il ne sert à rien de les nommer.

 En cours de route, le poète observe, s’émeut, aime, s’indigne, prend pitié, se moque… Il va user de tout l’arsenal du langage : ironie, amusement, émotion, clairvoyance, pitié, colère… Les activités humaines constituent pour lui une source permanente d’étonnements, de sujets de réflexion et d’objets de raillerie. Autant d’ « arrêts sur images », de vignettes précises, de « zooms » allègres, de « travellings » révélateurs…

Ainsi, dans une brasserie, faisant montre d’une verve rabelaisienne, il s’étonne et s’écœure de la surabondance de nourriture, quand convives et compères bâfrent d’importance : s’exclament par tablées / les veilleurs de bombance (page 13).

Question restauration d’ailleurs, Claude Luezior, que l’on devine gourmet, dénonce avec humour les supercheries exotiques. Dans Pas si chinois ? après avoir énuméré les nombreuses spécialités proposés, il annonce : le chef de ces très chinoises chinoiseries / le chef, mais oui, est un Italien (page 48).

Ailleurs, dans une Onglerie d’Helsinki, il souligne la frivolité d’une femme : elle ressort, la silhouette reste grise, / mais ses mains devenues orchidées / et ses ongles resplendissent / désormais d’une suédoise royauté (page 15), tout aussi bien que l’attitude futile d’un homme dans un Salon de coiffure où tout se fait au nom d’une religion / celle du bien-paraître (page 33).

L’auteur s’attarde encore dans une parfumerie, paradis des artifices : eau de senteur / en embuscade / écrins et ivresses / d’illusions graciles (page 16)

Il manifeste une certaine complicité avec une mercière dont le chat dort dans […] un panier  / empli de mohairs et de cachemires (page 35) rendant celui-ci invendable ou bien encore montre de l’affection pour une fleuriste chez qui l’éphémère ne peut que s’accorder avec la beauté (page 45).

Mais la ville est aussi un vaste espace de recel où des conservateurs, épris des vestiges du passé, animent de bien secrets musées : l’antiquaire / polit / ses vieilleries / en jachère / mais le Grand Siècle veille / avec ses bougeoirs, guéridons / feuilles d’acanthe et lustres (page 26).

 Il cède aux mirages d’un souk mais demeure rétif aux sollicitations des agences de voyage : le vendeur d’archipels / vous ensorcelle de pépites / escapades très gourmandes / et routes sans pollution (page 42).

Certains artisans bénéficient de son admiration, à l’instar des horlogers : les garde-temps et leur savoir-faire / tout d’or et de couronnes en titane / leur donnent des airs de princes / domptant les secondes précieuses (page 51). Mais aussi une vendeuse de journaux ou un joaillier.

Les pharmaciens n’échappent pas à ses sarcasmes. Un commerce comme un autre ? Certes pas quand il s’agit de santé. Cette course au bien-être laisse pourtant parfois perplexe : les croix vertes ont-elles remplacé / les Christ en croix de nos cathédrales ? / qu’importe, on va de suite s’occuper / de votre porte-monnaie bien rempli (page 55). Comme il assassine les banques où courent les espèces / comme rats apatrides (page 21).

L’écrivain ne cherche pas non plus à éviter les zones nocturnes aux vitrines peuplées devant lesquelles autour de minuit maraudent les phantasmes et les paumés (Minuit, Amsterdam).

Il porte encore un regard réjoui en baguenaudant dans un vide-grenier où l’on peut trouver  pêle-mêle : sabres pour corsaires / et dinosaures à la retraite (page 60).

Ce même regard malicieux et bienveillant s’attache à observer les plus humbles : un vieillard, un poivrot, un bouquiniste, une kiosquière, cette concierge de la ville (page 57), etc.

Claude Luezior est captivé et rend captifs ici un paysages, là une vitrine, tout un kaléidoscope de personnages et puis des rencontres d’exception.

L’itinéraire, cette suite de fragments, trouve en cela son unicité de devenir un livre unique qui est le livre d’une vie. La vie de Claude Luezior, l’existence d’un « honnête homme » (au sens classique). Cette itinérance n’est pas errance puisque tous les chemins empruntés convergent vers l’essentiel : l’amour de la vie — malgré tout. Même si l’amertume — un sentiment peu familier chez l’écrivain — pointe son museau gris au détour d’une page : au comble de la solitude / je n’ai pas réussi / à joindre les deux mots / pour féconder / les lumières de la ville (page 63).

©Gérard Le Goff © octobre 2024

Golgotha de Claude Luezior

Golgotha de Claude Luezior

poésie

Éditions Librairie-Galerie Racine, Paris, premier trimestre 2020, 94 pages

Claude Luezior, aujourd’hui écrivain à la bibliographie conséquente, propose à dix-sept ans ce texte, illustré par ses soins. Golgotha traite d’une thématique sacrée : une démarche surprenante pour un jeune homme de cet âge. La gravité du propos ne vient-elle pas contredire l’adage rimbaldien : « On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans » ? (1)

Le récit de la Passion a irrigué depuis des siècles les arts majeurs en Occident, mais aussi la littérature. A titre d’exemple (et non des moindres), en 1911, avec Le Chemin de Croix, Paul Claudel s’empare de l’imagerie du Nouveau Testament pour forger sa propre liturgie : un texte fleuve, couturé de points d’exclamation, comme pour scander, marteler une profession de foi qui confine à l’extase. Le poète n’omet aucune des quatorze stations. Il n’oublie personne en route : de Simon le Cyrénéen à Marie en passant par Véronique.

Rien de tel dans l’œuvre de Claude Luezior. Bien que l’ensemble puisse révéler de prime abord une narration en continu, on distingue trois parties d’inégale longueur structurant le corps de la rédaction : la première consacrée à la crucifixion ; la deuxième à la déploration ; la troisième à la résurrection.

Pour débuter, le poète opte pour la onzième station : celle du supplice ; c’est dire s’il place d’emblée le lecteur au cœur de la tragédie, de la manière la plus abrupte qui soit. Le style s’avère sobre : « Alors, ils le crucifièrent au lieu nommé Calvaire, en hébreu, Golgotha. » Ce nom propre, qui en araméen signifie littéralement : le « lieu du crâne », semble devoir exiger de sa part, afin de l’évoquer, une écriture dépouillée, comme grattée jusqu’à l’os, non dépourvue de lyrisme, cependant – mais un lyrisme mesuré, à l’opposé des accents claudéliens : « Nos déserts / Nos orgueils / Nos absences / Etaient ses clous ».

Imaginant l’agonie du Christ, Claude Luezior dénonce l’indifférence dont fait trop souvent preuve l’homme face à la violence et à l’injustice : « Nuit d’aveugles. Nous le sommes toujours, devant ceux que nous crucifions. » En associant la notion d’humanité, contenue dans ce pronom personnel pluriel, à une évocation du divin, l’auteur confère une dimension universelle à son récit : « Ce soir-là / Notre Golgotha / Oscilla / Entre l’espoir / Et le désespoir. » Et plus loin : « Ensablé de ténèbres, le doute / Prit racine dans cette nuit. »

Car c’est bien l’humanité que le poète prend à témoin lorsqu’il évoque une histoire aux allures de légende. Une humanité peuplée de victimes et de bourreaux, souvent les deux – tour à tour. « Il était là, pantelant, délivré de nos tortures. » Une humanité qui, cependant, aspire aussi à se dépasser : « Confusément / Nous eûmes / Faim / D’éternité ».

La première partie se clôt par une phrase lapidaire : « On le descendit de la croix. » Mais ces quelques mots, si simples, isolés au centre d’une page, acquièrent un relief singulier, comme un signal abolissant l’absence.

La déploration est affaire de femme. Toutes les mères du monde, toutes les amantes se manifestent, sans doute plus enclines à l’empathie : « La Vierge était prière / En sa robe muette » et : « Marie de Magdala, la sublime amoureuse, l’infinie pécheresse amnistiée au nom de la tendresse, avait suivi l’Homme au cœur de sa passion. » Et encore : « Et toutes les Marie unirent leurs regards. » Mais, par-delà la douleur, se profile déjà l’attente d’un futur meilleur : « Le corps lourd / Du Crucifié / Concentrait / La plus folle / Des espérances ».

La résurrection est évoquée non comme le retour du mort (le revenant) mais bien plutôt comme une nouvelle naissance : « Une couleur d’aube, de sang et d’amnios jaillit, tel un enfantement. » Là encore, le miracle n’est pas interprété de manière liturgique ; il s’agit d’inviter les hommes à venir entendre le message du Christ : « Tous, nous étions conviés à l’incroyable autel. » Comprendre par-dessus tout ce que signifie la rédemption : « […] son insupportable pardon. »

Et pour dire l’espérance juste quelques mots discrets, comme confinés au mitan de la page : « Nos fêlures étaient devenues cicatrices» et : « Trop humaines, nos boues se dressèrent et s’ouvrirent comme fleur ». Alors, le supplicié prend soudain l’apparence de ce parent malade, dont la souffrance nous attriste, de cet ami plongé dans l’affliction, de ce déshérité sans toit ni nourriture, de tous les parias de ce monde, vers qui peuvent et doivent se tourner nos regards et s’ouvrir nos cœurs. La compassion peut être laïque.

Cette parole de foi est également l’expression d’une volonté. Pas une volonté de puissance ; plutôt une volonté de recourir à la paix et à l’amour (au sens générique du terme) pour justifier notre quête éperdue du bonheur terrestre. « Désormais / L’encre / Des prophéties / S’inscrivait / Dans nos écritures ». Une parole qui reste, qui conforte en nous le désir de construire quelque chose de fiable et de durable. Comment nier, en effet, que le christianisme demeure l’un des piliers de notre civilisation, au même titre que l’héritage gréco-romain, n’en déplaise à un quarteron de pégreleux ? On peut, à cette occasion, invoquer la prophétie, en forme d’imprécation, de Patrice de la Tour du Pin : « Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid… » (2)

L’œuvre s’achève non sur un Te Deum mais sur une clameur : « Et notre chant éclata / Beau comme le chant de l’Homme ».

Les illustrations parsemant le texte de façon judicieuse se composent d’entrelacs tracés à l’encre noire sur un support immaculé, où peuvent se deviner des visages (de l’humain, donc). Elles se présentent comme les armatures de vitraux dépourvus de leur verre coloré, qui laisseraient passer en abondance une lumière blanche, telle une aube souveraine.

© 2020 Gérard Le Goff

  1. Roman (1870), in : Poésies, page 71, Garnier © 1977
  2. Prélude (1933), in : La quête de joie, page 25, Poésie / Gallimard © 2012

Elodia Turki, L’Infini Désir le l’ombre, Collection Les Hommes sans épaules, Librairie-Galerie Racine, Paris, 2017

Chronique de Claude Luezior

Elodia Turki, L’Infini Désir le l’ombre, Collection Les Hommes sans épaules, Librairie-Galerie Racine, Paris, 2017, 67 pages, I.S.B.N. : 9-78-2-2430-4657-1

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Le poète, dans son dénuement, se dépouille souvent de la ponctuation, la mise à la ligne faisant office de respiration. Parfois, il sacrifie les majuscules ou, au contraire, les magnifie. Titres et tables se dissipent au gré d’enchaînements subtils. Voici qu’Elodia Turki nous propose la complicité d’un texte sans la lettre A (hors son propre nom, les première et quatrième de couverture ainsi que les pages de garde). Simple jeu ?

En fait, la contrainte librement consentie tôt s’évapore. Cette lettre A, pourtant si prégnante dans notre langue, est devenue virtuelle, telle une ombre à la fois présente et immatérielle. Comme un désir intensément palpable mais sans corps et sans trace. Désir immensément présent, envahissant, obsédant tel un amour qui taraude, privé de l’être cher : De toi je suis si près -si loin de nous- / Moi loin d’ici loin de tout en si petite vous, lors que Mes doigts écorchent le crépi des murmures (…) Pour Tituber sur les broderies du temps.

Peu à peu, l’on comprend que le maçon a renoncé au ciment : mur de pierres sèches. Que l’ombre de l’être aimé incendie Mes doigts tendre mémoire de son Infini Désir (en majuscules). Que la lettre A, tel un cri primal (dans le sens freudien) s’est faite absence, non comme un jeu ou un exercice de compagnon en mal de cathédrale, mais comme un manque existentiel devenu déchirement : je mendie le cri d’une étoile.

Rendons les choses simples : ce recueil, dont la langue est si pudique mais si riche en images, est un long cri d’amour. Il prend de plus en plus de sens à la relecture. C’est peut-être là d’ailleurs, une caractéristique de la poésie.

Le vent étourdit les feuilles les lunes les frissons

Tu restes ce mystère

cet inconnu

qui tremble en moi

l’infini désir de l’ombre

Non pas langue véhiculaire mais elle-même objet d’art, objet de mystère où se frottent et s’incendient l’une, l’autre, les pierres sèches, où se confrontent les verbes dans leur structure primitive. Comme des silences tout au fond des entrailles, tout au creux du rêve.

©Claude Luezior

Gérard Cléry, Roi nu(l), Librairie­ galerie Racine

Chronique de Francis Chenot

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Gérard Cléry, Roi nu(l), Librairie­-galerie Racine, Paris


Un titre d’un laconisme flamboyant et qui permet de nombreuses lectures, interprétations et rêveries. Comment ne pas penser, tout d’abord, au jeu d’échecs quand la pièce maîtresse est privée de ses défenses : le roi nu. Quand, en dépit de toute logique, il obtient le pat : le roi nul.

L’exergue, égaré dans une pagination ignorant manifestement les règles les plus élémentaires de la typographie, nous fournit une première indication
précieuse avec ces deux vers d’Aragon : « ce que je n’ai plus donnez-­leur / je reste roi de mes douleurs ».
Qui est ce roi des douleurs, sinon le poète régnant sur son désert de mots : « Ici roi nul / roi nul appelle / … / la pitié est horrible / et le bonheur béance ».

Règne ici une tristesse diffuse (celle du poète face à l’incompréhension de ses frères humains) : « je m’assiérai sur le pas de vos portes / sur vos bancs sur vos marches / … / j’essaierai quelque temps vos outils / au seuil de l’œuvre inhabitable / voyez j’habite si mal / les pierres que je pose / permettez cependant / que ma vie vous effleure»…

Une tristesse aux limites du désespoir : « allumer chaque soir le flambeau de l’absence faire le lit du vide vous nommer ne pas vous nommer laisser brûler l’ampoule de l’incertitude (…) regarder votre visage et se crever les yeux / et puis sourire comme font les aveugles ».

Suivent L’ivre lit/Livre lit qui est en somme une lecture du corps de l’autre et une postface de Guy Allix, Breton d’adoption comme Cléry : « Oui, Gérard Cléry est un poète. Un vrai poète, en même temps qu’un homme vrai (comment pourrait-­il en être autrement ?) et qui ne prend jamais la pose, mais dépose les mots au plus juste de l’émotion. »

©Francis CHENOT