Sidérer le silence  – Poésie en exil (cinquante poètes d’ici et d’ailleurs)- Anthologie dirigée par Laurent GRISON, Les écrits du Nord, Éditions Henry, novembre 2018, 132 pages, 14 euros.

Une chronique de Marc Wetzel         

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Sidérer le silence  – Poésie en exil (cinquante poètes d’ici et d’ailleurs)- Anthologie dirigée par Laurent GRISON, Les écrits du Nord, Éditions Henry, novembre 2018, 132 pages, 14 euros.


 

                                              « Avec à voix basse le récit à

                                                      la police du port

 

                                                      D’Ulysse le rescapé d’Afrique

                                                      ou du Vietnam

                                                      qui croit à Poséidon douanier

 

                                                      Et aux passeurs qui font payer

                                                      les morts

                                                      en les jetant par-dessus bord »

 

                                                               Werner Lambersy, p. 63

 

     Un beau titre, justement énigmatique (sidérer n’est spontanément pas actif – parce que la sidération a la passivité d’une influence paralysante – ni transitif – autant vouloir que l’astrologue influence en retour les astres !), tiré du poème du maître d’œuvre de cette anthologie (Laurent Grison). Titre qui suggère de foudroyer l’indifférence, de frapper de stupeur notre mutisme même, d’interrompre une très taciturne absurdité. De mettre le silence face à son propre ébahissement.

    Devant quoi ? Le déferlement migratoire présent, l’hémorragie géopolitique du malheur terrestre. Tout ici, on le sait, est tragique et paradoxal : des naufragés dont on craint l’abordage en retour ! Une « invasion » par ceux qui ne sont armés que de leur fuite ! Une modernité qui entend confiner des masses entières là même où elle les a déracinées ! Des conquérants en haillons sur radeaux ! Une Europe victime de l’appel d’air de sa propre, pacifique et prospère multiculturalité, qui prétend ne pas pouvoir accueillir plus d’Afrique qu’elle n’en peut devenir, mais sait devoir ne pas en accueillir moins que ce qu’elle y aura fait advenir ! Nous, donc, qui avons la drogue de l’argent, les grimaces du patrimoine, la santé même des addictions, et les bien-nourris vertiges du transhumanisme pour digérer la perte de nos traditions, mais eux, non ! Eux qui fuient des régimes dont ils ont honte, des catastrophes dont ils ont peur, des désolations dont ils ont marre, leur réactionnel surnombre même qui fantasme d’avoir la mort à l’usure – eux devant nous et en nous : si l’on peut choisir notre niveau de tolérance à l’égard de ceux qu’on recueille, on ne doit pas prétendre choisir le leur !

   Le cœur humain prend donc les naufragés comme ils sont, n’impose pas quarantaine à des agonisants, ne se moque pas, surtout s’il est athée, de ceux que leur Dieu semble avoir abandonnés, donne asile (abri sacré, sécurité garantie, privilège d’insaisissabilité) au seul bien qui permet tous les autres : une vie qui vient être sauvée. C’est ce que rappelle Laurent Grison dans sa sobre préface :

 

   « Dans le silence de l’exil, le poème porte l’humanité (…) Alors que la nuit contraint des milliers d’hommes et de femmes à fuir dans la douleur avec l’espoir de trouver un refuge, s’entend au lointain la parole vibrante et intense des poètes témoins du monde »   

 

    En apparence, bien sûr, accueillir des migrants par des poèmes est indécent et incongru (même des mots qui chantent bien ne formeront ni bouées, ni vivres ni surtout visas !) : la poésie serait comme une diversion aggravant la douleur qu’elle commente, les poèmes d’insignifiants refuges de papier, et les poètes des témoins  éthérés pratiquant leur douteuse fraternité sur nuages. Le principe même de l’anthologie bénévole fait craindre le pire (la haine de soi de la mauvaise conscience) ou en tout cas douter du meilleur ( l’appel aux aèdes pour retendre un peu un arc humanitaire flapi). La horde des malheureux a davantage besoin de notre volonté que de notre imagination, et souhaite moins entrer dans nos rêves que sortir de son propre cauchemar. On hésiterait à lire plus avant ; on a tort !

    Un poème, après tout, formule et recueille toujours mieux ce qui arrive (la migration vers nous de millions plongés là-bas dans la « nuit » de vivre) que toute autre œuvre de l’art : une danse (dynamique, mais muette), un film (qui, par nature, ferait écran à ce qu’il montre), une sculpture (concrète, mais inerte) ou même que la prose d’un laïus de bienvenue (à la pitié sans liberté et la dignité sans ardeur), parce que la poésie est un travail de langage qui n’en aliène aucun usager, et prend la voix de tous sans l’ôter à personne.

    C’est pourquoi seuls des poètes pouvaient ici nous entretenir et instruire de l’horreur se déportant d’elle-même, de ce vécu de l’invivable avec le discernement de James Sacré (pesant la misère des mots devant la misère du monde), la délicatesse de Claude Adelen (constatant qu’il n’a plus d’autres mots disponibles que les corps et les visages mêmes de ceux qu’ils évoquent), la justesse de Jeanine Baude (réclamant un autre temps dans le temps pour que le salut puisse y succéder à la perdition), la lucidité de Pilar Gonzalez Espana (estimant que la paix ne sera possible un jour qu’une fois la guerre de l’humanité contre elle-même complètement avérée, avouée, assumée), l’humour bourru de F.J.Temple (éclairant l’opposition entre migrateurs et migrants par ceci que, si les ailes sont sans frontières, les frontières sont d’abord sans ailes), l’ironie martiale de D.J. Danilov (déclarant que seules les blessures sont propres en ce monde sanglant), ou l’explosive acuité de Serge Pey (énonçant que porter d’autres sorts est l’unique moyen d’alléger le nôtre).

    Les poètes ici présents ont su oublier leur propre virtuosité, négliger leurs querelles formelles, taire leur érudition, pour s’en tenir à l’incompressible de leur art : le souci d’authenticité, le devoir de nuance, la justesse de voix. Il est touchant et noble que de méritants et confirmés poètes ne donnent pourtant pas cher ici de leur propre pouvoir. Tel Daniel Leuwers :

 

         « Le poème se tait, le poète s’est tu. Il ne sait où aller. Il chante pour les camps mais s’installe hors des camps. Il sent l’autre comme enjeu. Il enjoint le chemin et la perte des repères. Il veut « s’imaginer les uns les autres ». Mais il finit par ne même plus savoir d’où il parle »  

 

     Ou Michaël Glück, respectant la profondeur quasi-paléontologique de ce que nul ne peut prétendre tout à fait comprendre :

 

          « Nous marchons

             depuis les vallées

             dans la chair du monde

             Lucy nous expulse de son ventre fertile

             nous allons nous nous

             dispersons et multiplions (…)

             nous migrons

             d’un bâillon à l’autre »

 

     Ou Luigia Sorrentino décrivant le dernier mouvement de nuque de ceux qui partent risquer de mourir pour éviter d’être morts :

 

        « Aucune réponse de la montagne

           seul ce regard en arrière si humain

           disparaissait derrière le nuage »  (trad. Angèle Paoli)

 

    Faire chanter la langue française pour les migrants ? Ce n’est donc pas leur offrir naïvement (ou cyniquement) un abri inoffensif, ou le confort douteux d’une épitaphe. C’est au moins opérer (et offrir) une scrupuleuse métamorphose de mots pour accompagner (et soulager) comme on peut une espèce de mue de la dernière chance de la part de gens fuyant leurs nations faillies, leurs patries traquées, de gens (on cherche la contraposée de la nostalgie) qui souffrent du mal au pays, un pays qui n’aura pas su en rester un ! C’est ménager, c’est même peut-être bercer, un brutal dépaysement de destin (comme un écrivain transposerait avec succès une intrigue dramatique dans un cadre non-natif, ou un prophète conduirait une transmigration historico-spirituelle de l’âme d’un peuple du corps d’un territoire mourant à celui d’un territoire renaissant). C’est aussi apprendre à voir le danger caché dans notre peur, le dommage dans notre colère, le doute dans notre vanité. Comme une ceinture trop serrée asphyxie le repu qu’elle protège, Marilyne Bertoncini, dans son beau poème « Aux portes de Yeruham », rappelle que toute citadelle hermétique met, à s’écrouler, les sept jours exactement que mit à se former, jadis, un Monde s’ouvrant à lui-même.

 

  Deux derniers extraits d’un pari d’humanité réussi :

 

       « Ceux-là ne vont pas à la mer

          pour la mer (…)

          Derrière eux la terre qu’ils aiment

          harassée

          dépourvue

          où il n’y a de choix

          qu’entre la mort et la mort (…)

          Devant eux rien la mer immense

          un abîme à franchir

          comme on doit bien franchir le désespoir » (Jean-Pierre Siméon)

    

 

         « Des deux côtés du grillage

           Vous n’étiez plus des hommes

           Mais un flux à repousser.

           

           Étreinte étroite d’un fourré d’épines

           ou sur une branche fragile

           La fleur d’un printemps posthume

 

           Ce sont vos visages, vos noms inconnus

           Vies perdues sans traces

            Dans le piège liquide de la mer »  (Jean-Baptiste Para)

 

     On pourrait dire des rapports de l’inspiration et de la folie exactement ce que Caillois disait de ceux de la veille et du sommeil, à savoir que la veille se distingue du sommeil justement en ce que le sommeil ne sait pas, lui, se distinguer d’elle. Merci à Laurent Grison d’avoir ainsi su nous offrir cette anthologie éveillée et inspirée.

©Marc Wetzel         

 

Ida JAROSCHEK – ici soudain – Les écrits du Nord, Éditions Henry, mai 2018, 48 p., 10 euros

Une chronique de Marc Wetzel

Ida JAROSCHEK – ici soudain – Les écrits du Nord, Éditions Henry, mai 2018, 48 p., 10 euros


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         « ici soudain

            ce qui fait taire

            des centaines d’étourneaux

 

            une seconde

            d’inexplicable silence

 

            apnée du monde »  (p. 8)

 

   Tout le monde en a fait l’expérience : une très bruyante colonie d’étourneaux dans un arbre proche, qui s’impose comme un bruit de fond strident, inarrêtable. Un simple claquement de mains, alors, et tout se tait aussitôt, comme surnaturellement : le voile sonore se déchire brusquement. C’est le modèle même de l’événement subit, du jaillissement inopiné (comme si l’immense trésor de silence du réel s’ouvrait d’un coup) : sitôt possible, pas même encore conçu, mais déjà réel !

    Et cette « apnée du monde » est logique : le silence de la frondaison est pour nos oiseaux bavards le meilleur abri ; et si leurs cris et chants reprennent bientôt, c’est qu’un claquement de mains tire à blanc. Mais la saynète a tout du miracle trivial. Car, si le fatal, le coup du sort, est une mort subite de quelque chose dans le réel, une naissance subite comme celle-ci (mûrie avant toute préparation, interceptée avant toute détection) est ou fait miracle.

   Bien sûr, notre poétesse célèbre ainsi l’émergence, l’irruption, l’avènement de tout autre chose qu’un mutisme de volatiles, et cette autre chose n’est pas moins, je crois, qu’une étreinte idéale, la déflagration parfaite du coup de foudre vivant. On y est deux (on ne surprendra jamais Narcisse en galante compagnie !), on y est dans l’improviste de la bonté, de la douceur consentie (si le viol prend au dépourvu, l’amour tendre, lui, donne au dépourvu), on est dans la réciprocité d’élans (chacun des cœurs s’étonne de battre par l’autre, échangeant d’opaques « cargaisons » de « pulpe » contre de secrètes « haleines » de « buissons »). Dans les bien-nommés transports amoureux, chacun charge à son bord les purs traits de présence de l’autre, et « ici soudain », en effet, l’étreinte se fait monde, car tout monde est cohérent, est commun, est habitable. Ce qu’Ida Jaroschek chante ainsi :

 

              « cette lumière

                 un étrange appui

 

                 une ombre

                 tourne et tremble

 

                sur ce chemin

                qui nous mêle

 

                ce pré qui nous ressemble

 

                un geste soudain

                nous attache

 

                adopte le monde »  (p.28)

 

      Il y a des érotismes joyeusement acrobatiques, où les chairs se servent mutuellement de ravin et parapet, ou de corniche et tremplin, mais deux corps confortablement couchés (se reposant enfin de leur verticalité pensante) éprouvent encore le meilleur de l’amour : la disponibilité n’est plus forcée d’être debout, on peut s’allonger d’autre chose que de sommeil, de terreur ou de maladie, chacun est pour l’autre l’horizon nécessaire et le sol suffisant : les jambes, qui n’ont plus à nous porter, « émergent de la nuit » (p. 32), libres comme des bras ; et les bras s’appuient sur leurs propres caresses pour faciliter l’entre-pénétration des ombres (des nuits portatives) que demeurent les corps. Chacun est en charge de la simple et noble démultiplication de l’autre. Une « éclosion de froissements » (p. 31) a lieu, dans l’intensité bénévole de la complicité sensible. On peut alors

 

                 « aimer

                    sans destination

 

                    du vent au vent »   (p. 30)

 

          puisque « c’est à peine

                            qu’il faut être »  (p. 22)

 

          et que l’insensible marée d’écume est littérale :

                  « peuple-moi

                     de ta lenteur

 

                     tout ce blanc

                     ébroué

 

                     qu’à peine

                     tu soulèves

 

                     océan »   (p. 34)

 

  Bien sûr, l’âge rôde, le cancer prend ses aises, et bien des cornets de friandises moisiront dans des pochettes sans danse ni chant, mais il existe un langage infatigable, que nul miracle même ne prend au dépourvu, qui est fait pour détailler les provisions charnelles et concrètes constituant la Providence réelle, langage (le néant est bien surpris d’y être pardonné !) d’une limpide, chaleureuse et vaillante poétesse :

 

               « mort blonde

                  et claire

 

                  mouvante

                  au vent du soir

 

                  dans un tintement

                  de graminées

 

                  je te porte

                  dans la fraternité du langage »  (p. 39)

 

©Marc Wetzel