Janine MODLINGER, Ce Bruit d’Univers, en frontispice, une photographie par l’auteure, Le Taillis Pré, 90 pages, 2025, 16€.

Janine MODLINGER, Ce Bruit d’Univers, en frontispice, une photographie par l’auteure, Le Taillis Pré, 90 pages, 2025, 16€


 « Contre l’insensé du monde, la mer et ses coulées de nacre.

À la terrasse, même parmi les bavardages, elle demeure immobile, elle écoute le silence et la mer, retirée au loin, délaissée parmi les sables.

  Cet horizon de lumière lui suffit. Elle rencontre la plénitude. Revenue là, sur ces sables, entre mer et ciel, dans la présence » (p.45)

©Jeanine Modlinger

De ce « bruit d’univers » qu’évoque, en son titre, cette poète presque octogénaire, on la sent convaincue de deux choses : d’abord qu’il l’appelle à lui répondre sans qu’elle sache bien de quoi il est fait (et sans du tout qu’elle souffre de l’ignorer), ensuite qu’elle y discerne une sorte d’indication de beauté et d’apparition de bonté que son écriture peut transcrire et veut partager. Les quatre parties de ce petit livre sont autant de lieux de réception, des sortes de studios naturels d’enregistrement de cette rumeur de la Présence (successivement : Essaouira, la Turquie, Trouville et l’Eiger suisse), mais notre voyageuse est d’une saisissante et délibérée lenteur (« Quand on voit des choses en courant, elles se ressemblent beaucoup« , disait le jeune Alain), et, malgré l’acuité des notations, le carnet touristique reste vierge (plutôt que penser en voyageant, elle paraît préférer voyager en pensant – même si elle profite de l’univers accessible pour s’aérer, justement, la pensée). Elle ne regarde si bien les choses que pour en être prise et portée, elle dit exactement : traversée. C’est du monde même qu’elle attend ses idées, soucieuse seulement de se placer à l’endroit où l’apparition du monde à lui-même (car dès qu’il fait jour, les choses s’apparaissent mutuellement comme vous et moi, fidèles usagères et interprètes du bain de lumière générale) peut s’intercepter. Un bref avant-propos de l’auteure le dit nettement et suffisamment :

 « Il ne s’agit pas de voyager, encore moins de faire du tourisme. Il s’agit d’aller dans le monde en se laissant traverser par lui. Le dehors rejoint le plus intime.
Ainsi sera suscitée la rencontre, car on rencontre un lieu comme on rencontre un être humain.
Il y a un éclair, une re-connaissance immédiate.
Ici et là aura lieu pour nous un jaillissement, une parole secrète, venue du profond. Une révélation.
Ces pages en sont la trace » (p.11) 

Ce qui ne pourrait être ici que des mots (rencontre, révélation, monde, ou reconnaissance …), un simple dépliant d’âme, atteint pourtant tout de suite l’essentiel : d’abord, oui, l’espèce humaine seule rencontre le monde (ou les lieux comme autant de visages du monde), parce qu’elle prête à ce monde l’unité de style et l’inépuisabilité d’horizons qu’elle sent être celles mêmes de son esprit. Et une rencontre est une sorte d’affrontement sélectif, d’expérience de visitation, d’entrevue qui isole l’intéressant (une intonation éclatante, une boucle graphique propre, un geste de présence du monde même) et abstrait le significatif (rencontrer n’est pas nécessairement affronter quelqu’un ou quelque chose, mais quelque chose de leur présence à déterminer mieux, oui !). Ainsi est révélation toute rencontre qui change la présence particulière qu’elle dispense en quelque chose du Tout, comme une annonce précise et pertinente de « plénitude » (p.45). Enfin, « rencontre » dit très bien à la fois la fortuité (tout lieu du monde n’est qu’un partenaire de rencontre, comme l’évolution des choses partout en dispose) et la nécessité (le lieu nous traverse, avec un sillage d’immensité incomparablement laissé en nous, qui devient irremplaçable car il nous offre sa similitude, qui fait grandir. Un trait de présence imparable vaut nécessité pour la cible qu’il trouve en nous). Ce « bruit d’univers la grandit » (p.55) en l’assimilant à lui.

 « Peu à peu, nous ressemblons au lieu. Il nous sculpte, nous élargit, découvre notre vrai visage » (p.48) 

   Ces exercices de présence émeuvent, et instruisent, quand ainsi rapportés, ils offrent leur expérience même d’un séjour, d’une stèle naturelle, d’une liberté d’aller et venir dans les allées et venues mêmes du monde : celle d’abord d’un séjour réussi, qui n’est pas subsistance oisive dans un englobant confortable, mais plutôt maintien du pouvoir contemplatif de son propre corps, qui est, si l’on peut dire, son unique pièce possible de vie, le seul moyen (monoplace, et mortel) de séjour réel dans le monde, insubstituable jusque dans une téléportation ! Et, dans le monde même, sur un rivage normand, cette autre expérience d’une stèle d’eau et d’air dressée, à la Rothko (cité p.56) comme le monolithe doublement  bleu et vertical des éléments, immuable malgré leurs fluidités, puisque tout semble, dans l’onde comme dans le ciel, recommencer pareil, ce qui arrive effaçant toujours la particularité de ce qui venait d’arriver (les nuages se dissipent indéfiniment les uns les autres, les vagues n’ont pas le temps d’avoir un âge, la marée dispose de ce que l’homme aurait changé au sable). Janine Modlinger bouleverse par la simple indication que « le ciel et la mer, on dirait un Rothko« , parce que Rothko savait transcrire infailliblement ce quelque chose dans la présence qui lui fait, en retour, mériter de durer, mais aussi parce qu’il en est mort, s’est lamentablement un jour ouvert les veines : il avait, on le sait, confiance en les besoins de l’esprit – mais c’est justement parce qu’il avait perdu la force de les évoquer et de les satisfaire qu’il a arrêté de pouvoir vivre et tailladé l’exclusif outil de son séjour. Enfin, une troisième expérience, celle du créneau de pure (particulière, risquée, libre !) initiative humaine, est relatée, face à l’inertie des choses installées comme face à la normativité des appareillages collectifs, à l’immense agenda ou diagramme de la vie des machines :

 « Rien n’est plus bouleversant que l’arrivée ou le départ d’un bateau. Elle ne sait dire pourquoi. À l’horizon, les navires immenses attendent. Un peu plus loin, la falaise, les phares, puis le port du Havre … » (p.55)

  Ce qui bouleverse, en effet, dans l’initiative locale, artisanale, jamais complètement justifiable, de quitter un port ou d’y rentrer par exemple, c’est l’aller et le retour, l’un et l’autre insaisissables, de chaque entreprise, la naissance et la mort particulières d’un risque humain. 

  « Se laisser traverser, c’est cela vivre. Côtoyer l’abîme tout en regardant la beauté. Ce sont les deux bords de toute vie« , écrit-elle p.52. C’est que se donner à traverser quelque chose, se faire soi-même accéder à la présence – ce serait ne côtoyer que l’abîme (capricieux, auto-confirmé) de son propre vouloir, et ne pas se laisser traverser serait éviter ou refuser d’être changé par la beauté (qui n’est elle-même, disait Simone Weil, que ce qu’on ne peut pas vouloir changer !).  Seules des mains féminines, on le sait, peuvent accueillir en laissant l’hôte continuer à disposer de lui-même (« J’ai choisi/ ces mains de femme/ Pour m’unir/ à l’univers« , p.23), et savent reconnaître en toute présence finie qu’elles soulagent et remodèlent son « voyage unique entre deux portes » (p.20). La nature est ainsi assez grande fille pour, là où, dans l’invivable pour nous, elle sait subsister où nous mourrions de résider, être sa propre suffisante hôtesse, et loyalement célébrer, par et pour elle-même, son caractéristique écho d’univers :

 « Déserts, hautes montagnes, steppes, nappes polaires.

  Mais ces terres sont-elles vraiment à l’abandon, comme j’aurais tendance à le croire, ont-elles vraiment besoin d’être saluées par l’homme pour s’ouvrir à leur plénitude ? » (p.41)

   Saluer un être est en effet, dans ce si sensible petit livre, lui ouvrir et rendre son bruit d’univers. Et, s’il y a « un au-delà du temps, un au-delà de notre vision limitée, partielle, quelque chose d’apaisé, de tranquille, qui dépasse la frontière de la vie et de la mort« , c’est que, à l’ami Héraclite assurant, comme on sait, que « Conflit guerrier est le père ou le roi de tous les êtres », sa mère, son épouse ou sa fille (?) pourraient rétorquer, ici, que l’Infini est en paix, puisque toutes les guerres sont choses finies. La guerre fait certes aussi son bruit, mais c’est celui, socio-historique, du pet de nos s’entre-dévorant ignares d’Univers

                                                       

François JACQMIN, Le ciel unique, suivi de Le livre du moi, Édition et préface de Gérald Purnelle, Le Taillis Pré, 146 pages, mars 2025, 18€ .

François JACQMIN, Le ciel unique, suivi de Le livre du moi, Édition et préface de Gérald Purnelle, Le Taillis Pré, 146 pages, mars 2025, 18€ 


    Il y a dans ce titre de François Jacqmin (« Un ciel unique ») une manière de prière provocatrice, un mélange rare et terrible de colère et de nostalgie, qu’on peut résumer ainsi : sans ciel unique ( = sans vision unitaire rassemblant tous les mondes réels et possibles en un Univers saisi dans sa Totalité), aucune vie humaine ne peut valablement s’orienter et juger objectivement de sa propre importance : s’il n’y a, pour une existence, que des horizons épars, et des enveloppants locaux, alors cette existence ne pourra pleinement saisir ni son sens ni sa valeur. Mais voilà : par quels moyens peut-on saisir l’unicité du « Ciel » ? Par les seuls moyens humains du langage articulé et de la conscience (pour leurs capacités exclusives de formulation partageable des rapports et d’attention à la présence propre de leurs objets, sans lesquelles aucun Tout ne peut être objectivement présent); or ces « moyens » prestigieux sont (telle est l’intuition farouche et désespérée de l’auteur) falsifications mêmes du sens et de la valeur de ce à quoi ils font accéder. Le langage (le « verbe » chez Jacmin), qui croit pouvoir percer le mur de l’existant (p.48), n’est que « fou de sa misère » propre ! (p.52) : « Le mot est partout » écrit-il radicalement, mais « l’expression nulle part » (p.53); quant à la conscience humaine, elle est comme une curiosité maladroite et partiale, ne cessant de « s’affairer en d’insondables soins » (p.34), ignorant de quelle présence lui vient son expérience même de la présence (n’est-ce pas « une poussée d’être jusqu’ici inconnue » qui aura dressé le « mât de la conscience », et le « dépasse » donc toujours déjà ? p.39), conscience sublime et dérisoire comme le serait un trou de réalité prétendant en saisir la plénitude et complétude même ! 

  Ainsi, tout ce que la pensée logique et consciente vise à pénétrer et réduire du « Ciel unique » des choses échouera sur un « visage clos de l’univers », qu’elle ne peut pas du tout « crever » (p.51). C’est que l’ordre qui « participe à la constitution des choses » est lui-même impensable (id.). L’homme n’y peut qu' »infecter » (douloureusement ou grotesquement) les facultés mêmes qu’il met en oeuvre pour y parvenir; Jacqmin le dit extraordinairement :

« o réel impensable
et intenable !
la lucidité
et l’ivresse même
sont des catastrophes
de l’être :
o rien
n’est censé être pensé :
lorsque la nuit
de l’inertie
s’abat sur l’homme,
une énorme infection
de toutes les facultés
guette
et s’empare de l’homme » (p.50)

  C’est l’activité même de contemplation, de méditation de l’ordre universel, qui est ainsi faussée, empoisonnée, disqualifiée par principe : si « rien n’est » en vérité « censé être pensé » – comme dit si énergiquement l’auteur -, c’est d’abord que tout est pensé, à tort, être sensé ! C’est que, pour être animal parlant et réfléchi, un homme doit avoir d’abord existence – et l’existence est toujours, pour Jacqmin, énigmatique et particulière : elle est insondable (pour elle-même) comme un « infini privé » – « l’infini privé est la règle », écrit-il ! – et surtout l’existence est fragment fini et dépendant, simple rouage local et transitoire, enraciné dans le sol même qu’il prétend quitter, ou pas infinitésimal d’un grand Devenir qu’il prétend pourtant arpenter (alors que « la personne est intégrée au chemin » !!).

   En termes philosophiques, une telle existence monadique (Leibniz : une substance particulière quelconque, qui dispose de sa propre force d’action et de perception au sein des choses, et pourrait miroiter, de son seul point de vue, l’unité du Tout du réel auquel elle appartient) est ici devant une alternative ruineuse : ou bien elle est microcosme réussi, reflet concentré (et expression représentative) de l’Univers, mais alors elle est aussi illisible que lui; ou bien elle n’est, dans ce même Univers, qu’une miette égarée, et elle ne pourra lire alors du Tout que l’absurdité propre qu’elle y projette. C’est le Charybde et Scylla de toute position d’un ciel unique, et la colère métaphysique ou l’agité désespoir de François Jacmin peut ainsi, peut-être, s’y fonder.

    C’est que, pour lui, l’ordre universel – s’il y en a un – est muet et ne se dévoile ni se découvre (il ne s’offre pas aux êtres parlants) : qu’il puisse se « révéler » est l’espoir le plus illusoire. La vie pensante est donc toujours d’abord existence particulière, ne se détachant jamais assez du Tout qu’elle prétend surplomber : on ne peut pas devancer ce dans quoi se trouve notre origine même. Et, dit-il, le retard pris par l’existence logicienne et méditante de l’homme sur « l’huile insipide et lourde des choses » (p.54) est incomblable. Il faudrait pouvoir, dit son ironie amère, pas moins que « contourner l’univers » (p.32) pour saisir l’Unité dans son jus ! Et le moi humain n’est « pas instruit de sa mission » (une porte locale, de fait, née de gonds inconnus), comme la Mission (éventuelle) du Tout pour lui-même échappe au verbe humain (qui ne sait que dénuder ce qu’il prétend décrire, écorcher ce qu’il veut saisir) : « la race/ est pleine de cette absence / les mots/ ont enlevé la robe/ de matière/ qui faisait les choses » (p.27)

        La seconde partie (« Le livre du moi ») de ce recueil paraît tirer la conséquence de cet échec métaphysique sans appel : comment conserver l’unité du moi humain malgré l’absence (ou le caractère illusoire) de l’unicité de son Ciel ? Quels affects authentiques peut-il encore y avoir pour un moi ainsi orphelin de l’Un ? C’est en quelque sorte le délabrement psycho-pathologique qui suit de la faillite cosmologique (le vocabulaire de Jacqmin est beaucoup plus libre, ironique et virtuose, mais il semble bien que c’est ça) : si l’idée d’Univers échoue (puisque sa formation en nous est impossible, ou contradictoire), quel monde valable  reste-t-il à nos idées mêmes ? L’insistance exceptionnelle de Jaqmin sur le rôle et le statut de l’idée (les poètes se méfient ordinairement du terme, lui préférant image et sentiment, comme seuls états pertinents du rapport à soi) alerte : (« tout, dans le moi,/ est contraire à la source / l’instant est dénaturé, / réduit à la multitude / des idées / o quel hiver est semblable ! » (p.83). Sans l’idée du Monde, le moi perd ses propres lignes d’unité : allusions à la dépression (par glaciation de la puissance de figuration, p.63), à la paranoïa (par l’impression qu’une pensée observe Jacqmin pour le défaire, qu’il ne peut circonscrire ni parer, p.66), à la schizophrénie (il perd sa pensée comme Artaud, il la sent se diviser dans une indistincte neige d’idées, p.68, p.71) et la dépersonnalisation y semble proportionnelle à l’intensité des idées qui le traversent (« la pensée/ est le combat d’autrui/ la fêlure d’autrui !« , p.72). Voilà : l’homme n’a plus que ses idées pour se rebâtir un monde, mais l’idée n’est qu’un « refus du monde » (p.81). L’anodine et sympathique idée (qui se propose modestement en essai mental de rapprochement éclairant, et avançait en débrouilleuse fiable de rapports cachés) s’avère bien plutôt soudain « une altération du mal intense, une soif de l’improbable que le temps même avale sans joie ! » (p.81). La résolution des énigmes du monde par l’idée n’était donc qu’un piège. On passe alors de Leibniz à Plotin – mais un Plotin geignard et aux ailes coupées : l’unité sans substance tournait court, voici que la diversité sans maître tourne mal. Une chute dans le temps, dans le mal, dans le délire accompagne la « procession » indéfinie vers l’émiettement de la réalité. Aucun retour, aucune « conversion » vers l’Être et l’Un n’est plus possible, ni même souhaitable : rien dans l’univers ne peut plus protéger notre exploration même de lui :

« quelle est cette disposition
d’être,
ce mal qui évite
la protection de l’univers,
cette propension médiocre
pour le péril 
et le secret :
l’infamie se développe
autour de ce feu :
l’aube d’hiver
lui ressemble … » (p.85) 

   Il faut lire ce livre : l’admirable travail de présentation et restitution de Gérald Purnelle nous met devant les yeux le parcours hors-normes d’une pensée utilement tragique. 

                                                      —-

  On rappelle ici le remarquable « Traité de la poussière », publié en 2017 par les éditions du Cadran ligné.

Pierre DANCOT, L’Apparition, Le Taillis Pré, 80 pages, mai 2024, 15€


    Ce recueil (qui est le récit d’une union impossible, et son chant de péremption)  est fait d’une soixantaine de petites proses acérées et comme cliniques – toutes parlant de séduction perdue, d’enfance indépassable et triste, de cérémoniaux intimes et dérangeants, de piétinement lyrique mais fatal – dont voici le modèle :

 « Tu déposeras de vieux chiffons roses sur ma tombe, tu y chanteras les airs que je n’aimais pas, tu pourras faire les cent pas, tricoter une écharpe pour l’hiver, retourner la terre encore et encore. Je serai toujours là. Tu déposeras, à la nuit tombée, un drap blanc sur le marbre. Un jouet d’enfance, ton rouge à lèvres et des bonbons acidulés. Je ne veux pas partir à contre-sens » (p.11)

    Quand « Je » et « Tu » paraissent encore un peu ensemble, normalement liés, ou pouvant vivre en raison l’un de l’autre, c’est – malgré l’évidente force poétique et une très singulière et fine comptabilité des présences et postures -, à peine moins cruel et sombre (comme une fin d’amourette sur un parvis de banque alimentaire) :

  « Je t’attends encore un peu. Tu reviendras peut-être avec un café noir, un morceau de chocolat et quelques fruits rouges. Tes cheveux seront lisses comme le temps. Ton ventre aura la blancheur d’un jour sans fin et moi je compterai tes doigts dans ma bouche. Il n’y aura pas de vent, pas de pluie, pas de soleil. Il n’y aura que toi à la pointe. Tu ne seras plus jamais nue et je ne serai plus jamais. J’accrocherai ton petit tricot jaune à la fenêtre. Tu nous verras peut-être » (p.10)

    « Je te parle seul à seule » dit le poète (p.36), et il s’y tient tout du long. C’est en effet lui seul qui formule ici ce qui arrive (ou n’arrive plus) au couple. Et tout ce qu’on saura de la personne (« Tu ») à laquelle ce recueil (sans cesse) s’adresse, c’est un lieu (Gometra – nommée une fois, au premier texte -, une île ouest-écossaise, dont l’auteur sent n’être pas revenu, car la beauté qu’il y a perdue est restée là-bas « figée dans la bruyère »), un événement capital (l’ouverture, écrit-il sans autre précision, d’une monstruosité jusque-là cachée dans ou par l’enfance), et un verdict ultime terrifiant (« Tu m’auras menti jusque devant notre tombe », p.67) . Le reste est donc la transcription, à la première personne, d’un énigmatique combat (ou débat ?) amoureux, sans aménité ni espoir, alternant constats sèchement dressés (ou promesses plutôt inquiétantes !) de monsieur « Je », et réactions sobrement décrites de madame « Tu », le premier disant encore parfois « nous », la seconde n’étant visiblement pas là pour être consultée ni prendre la parole. En voici trois passages : 

« Je t’attendrai toujours entre les deux arbres morts près de la carrière, je monterai pas à pas jusqu’au jardin de ton enfance, je t’aiderai à oublier les jours de janvier un peu froids. Je nouerai tes cheveux avec des pâquerettes tressées, je ferai les bords de tes pantalons et je nettoierai les taches de peinture sur ton chemisier. Je prierai avec toi les pieds dans l’eau. Je vais mourir tu sais. Je vais étendre ton prénom jusqu’à la fin … » (p.39) 

« Tu mets un petit point bleu sur ma langue, un bout de ciel tendre, une vie entière avec tes cheveux longs, tes grimaces d’enfant, de la lavande à nos pieds, tu mets un canon scié sous mon crâne, une mâchoire infernale, une graisse folle, tu mets des femmes éteintes entre mes doigts pour oublier et je n’oublie rien. Je remets toute mon existence entre tes hanches et notre murmure encore vivant » (p.45)

« Tout va finir dans de grands éclats de silence. Nous aurons la bouche vide. Sur nos lèvres se disputeront nos derniers adieux. Nous serons à sec de nos corps, à sec d’amour. Tout va finir entre moi et mon dernier souvenir » (p.55) 

   « Je » remonte pour deux dans leur passé (il se fait, explicitement, étrangement pélerin de son enfance à elle !), et « Tu » lui laisse sonner leur glas sans avis décisif, ni même émotion particulière. La tonalité générale est donc un appel amoureux, une demande encore ardente de protection et de reconnaissance – une sorte d’ode pénible (détaillant ses propres difficultés, arpentant les nombreux malentendus, posant d’impérieuses et décourageantes conditions) à une présence tutélaire, à une sorte de providence égarée, dont on réclame retour, maintien ou assistance. Mais la constante fécondité des images et la vive tension des suppliques (comme on vient de les lire) n’y feront pas grand-chose : l’affaire semble pliée. La déesse invoquée s’en lave plutôt les mains, comme une fée passant à autre chose; l’avenir du « nous » ne se raconte en tout cas plus d’histoires. Doit-on dès lors voir en ce livre (bref, mais riche; étonnamment pensé et remarquablement écrit) le simple destin – fâcheux – d’une romance, muni d’un titre ironique ou contrefactuel, cette « Apparition » n’étant que celle de la fin (la fin d’un « nous » !), elle-même sanctionnant la fin de l’apparition première (de l’événement de surgissement originaire) d’une femme aimée, mieux connue parfois que soi-même, et quittée (ou plutôt nous quittant – géographiquement, du moins) à Gometra, dans la lande à cerfs et le basalte d’une île des Hébrides ?

   Apparition, c’est – ordinairement – rencontre inattendue, révélation visuelle de ce qui survient tout à coup (pour le meilleur comme pour le pire, ou pour les deux : l’Ange de l’Annonciation pour Marie, la Statue du Commandeur pour Dom Juan, le spectre de Banquo pour Macbeth …). Une actualisation soudaine, qui modifie l’équilibre des forces avec l’ordre des présences – qu’on attend sans la connaître, mais peut-être déjà préparé à la reconnaître (comme les deux premiers actes du Tartuffe nous concoctent admirablement l’arrivée de l’Hypocrite au début du troisième ). On s’en frotte les yeux (craignant berlue), mais s’en berce l’âme (c’est comme l’intervention d’un autre monde en celui-ci, qu’on a joie – même inquiète – d’intercepter), et s’en nourrit l’esprit (l’apparition apporte des nouvelles que ni la nature ni l’histoire ordinaire ne sauraient donner, vient fournir avertissements, conseils ou prévisions d’une rare ou merveilleuse acuité, change en tout cas la donne de ce qu’on était !). Qui ou quoi donc apparaît en ce livre de rupture et abandon ? Car le départ et le deuil ont beau figurer plutôt une Disparition, une sortie d’histoire vécue, une séparation de besoins mutuels, les indices d’une révélation implicite, d’une « épiphanie » (c’est le mot grec que le latin apparitio traduisait, je crois) sous-jacente sont là. D’abord le complet mutisme de la femme ici (de « Tu ») rappelle celui qu’ont souvent les spectres de théâtre pour montrer leur différence, comme s’ils s’exprimaient autrement que par voix spatiale et communs échos. Ensuite (puisque, sauf erreur, on ne retrouve pas hors de son titre la moindre mention d’une apparition en ce recueil), elle est peut-être ici comme contre-indiquée, comme ce qu’on ne désire plus avoir ou emprunter, comme une présence-piège qu’on veut exorciser : étrangement, le latin « apparitio », qui désigne logiquement la claire manifestation de quelque chose ou de quelqu’un, a pour second sens l’obéissance, la soumission, le fait de se tenir servilement aux côtés de quelqu’un pour seconder ses ordres – comme « l’appariteur » éxécute ceux d’un magistrat – dénonçant ainsi une dépendance, une addiction à un éclat de présence qui pré-empte nos services et submerge l’attention qu’il mobilise. L’apparition est alors un tourment, en tout cas un service tourmenté de présence d’autrui, car elle est comme une offre de réalité peu déclinable, dont la recevabilité s’impose sans précautions ni nuances. C’est là, enfin, qu’on se rappelle le mauvais côté de l’apparition (son versant cancre ou faussaire), comme un miracle truqué, un prodige abusif, en tout cas quelque chose rendant crédule et désarmé. Le philosophe Alain (dans la première partie des Dieux de 1933) montre bien le versant régressif des « apparitions », car elles ramènent à un état infantile de la perception, lorsque le petit d’homme, ne pouvant encore se déplacer lui-même, ni vérifier seul la réalité de ce qu’il voit, est porté (par d’autres !) de spectacle en spectacle, dans une passive fascination, entrecoupée d’endormissements soudains qui rompent un peu plus la possible vigilance, y voyant encore mal ou trop – c’est à dire plus qu’il ne pourrait en juger, assimiler ni nuancer. Apparitions qui imposent alors leur propre scénario décousu, précaire ou décevant (et font douter, à proportion, de la consistance et de la lucidité des apparitions « sacrées » et adultes !) : un poète – qui est toujours au moins une sensibilité blessée, parfois auto-mutilée, mûre au moins dans ses cicatrices – le sait bien ! 

    C’est pourquoi son titre change tout, peut-être, au sens à donner à ce récit heurté et poignant. Une apparition se fait de chair à chair (même quand le sacré apparaît à un animal, comme l’ange faisant obstacle à l’âne de Balaam pour détourner son maître – qui ne veut rien voir ni accepter – de sa propre fuite de l’Injonction divine, c’est bien la sensori-motricité charnelle de l’âne qui est ciblée et sollicitée), exactement comme a lieu la première rencontre maternelle du monde par le nourrisson, qui ne s’instruit des choses que par la partiale et aveuglante vie des chairs ! L’objectivité est donc toujours gagnée, non par, mais sur une Apparition ! Apparition est événement toujours intéressant, manifeste, clair, décisif – mais toujours aussi unilatéral, imprévisible, peu distinct et irréversible (Pierre Dancot le formule formidablement page 50, « Tu me laisses au milieu d’un jour qui ne me connaît pas », tout le paragraphe mérite d’ailleurs notre – émue – attention 🙂

  « Tu me laisses au milieu du monde. Ma peau ne résistera pas à la nuit froide. Je n’ai aucune langue pour lécher les os rougis, aucun feu pour éteindre le silence qui rampe entre tes jambes. Tu me laisses au milieu d’un monde qui ne me connaît pas » 

   Le contenu du livre (me) reste pourtant mystérieux. Quelque chose y paraît explicitement bloqué, n’embrayant pas sur une (possible ?) issue (« la révolution de ton coeur autour de mon coeur« , p.33, ne prétend pas au dynamisme libérateur, et convient n’avancer qu’en tournant en rond) et même ouvertement régressif – quand l’auteur nomme souvent le lait, le ventre, la pomme, la mie, le lèchement de langue, la tiédeur, la paume, l’orange sanguine et la rosée …, il ne mime certes pas les convictions héroïques et les martiales bravades, semblant même ravi de l’incertitude où il se, et nous, laisse ! Mais, quelle que soit la visée véritable de l’auteur (littéralement nous dégoûter d’une Apparition qui prétend à tort suffire et n’est venue flatter que nos préjugés ou hantises, ou, à l’inverse, nous faire simplement – et profondément – comprendre qu’il n’y a d’amour vécu qu’aux conditions de ce qu’on aime, et non aux nôtres, et que nous n’avons aucunement à nous apparaître à nous-même, complaisamment, dans ce qui nous fascine), ce recueil, dense, cruel et subtil, est une leçon de présence qu’on n’oublie plus, d’un écrivain malheureux et inspiré.  

  « J’aperçois ses os dressés et la douleur de la veille. J’aperçois les grilles rouillées et les natures mortes. J’aperçois au loin » (p.59)

Cécile Miguel, Où jamais personne n’arrive & Béatrice LIBERT, Cécile Miguel et L’âge d’or, Là je dors, Le Taillis Pré


Cécile MIGUEL, Où jamais personne n’arrive (Anthologie), Choix et préface d’Yves Namur, Le Taillis Pré, avril 2024, 184 pages, 19 €.

Béatrice LIBERT, Cécile Miguel et L’âge d’or, Là je dors, Le Taillis pré, mars 2024, 86 pages, 15 €  


  « Chaque fois que je regarde ce grand tableau devant lequel je passe plusieurs fois par jour, je suis fortement impressionnée, fascinée même. Prise de vertige, j’éprouve intérieurement son mouvement rythmé, ses vibrations, son chaos et, malgré tout ça, j’adhère à son mystère. Mystère, oui, et je devrais l’écrire au pluriel »  Béatrice Libert, p.13

   Comme un prêtre a en charge les âmes qui se sont trahies, un psychologue celles qui se sont méconnues, l’artiste – disait Etienne Souriau –  a charge des âmes qui n’existent pas encore : il n’est pas là pour sauver des âmes, ni même pour les restaurer, mais bien pour les inaugurer. Et c’est en artistes aussi que Béatrice Libert (pour le commentaire des peintures de Cécile Miguel) et Yves Namur (pour le choix de ses textes poétiques) viennent, dans ces deux livres, évoquer l’âme qui n’est plus de Cécile Miguel (1921-2001), faire naître en nous quelque chose du monde qui lui survit, lui redonner des contemporains (nous), installer – et même instaurer pour ceux comme moi qui ignoraient jusqu’à son existence – un droit de passage de ses oeuvres dans ce que nous faisons de nos vies.

  Mais – pour dire franchement l’impression essentielle -, si les tableaux et les poèmes de Cécile Miguel méritaient ainsi d’être présentés à nouveau, valaient nettement de nous être proposés à rencontre et méditation – parce que cette peintre-poète  a une oeuvre intéressante et forte (bien que discrète et fragile, elle a eu, dans sa vie, intérêt à l’existence de ses productions, les a permises, accueillies et recueillies, s’est sentie à juste titre élevée et portée par elles, a eu raison de leur faire une place dans la réalité qui reste, s’est battue pour promouvoir leur présence au-delà de la sienne), sa santé posthume est peut-être meilleure que celle qu’elle eut, car dans ses images si agitées ou heurtées et ses textes si foisonnants et incertains, on devine quelqu’un qui comptait bien (en artiste) donner une âme aux autres, mais quelqu’un aussi (comme être humain) qui se comptait elle-même parmi … ceux qui attendaient de son oeuvre l’acquisition d’une âme ! Malgré la sûreté de ton de ses textes, et la nette maîtrise de ses images, Libert et Namur révèlent ici une dame d’abord qui semble nous supplier de consentir à donner à son monde un ordre et un accomplissement dont elle aura toujours douté.

   D’abord, parce que Cécile Miguel n’a aucune assurance transcendante, aucune prétention mystique : elle ne se « la joue » pas ! Son travail ne feint pas de venir de plus haut qu’elle, et semble même nous dire : « C’est vous, mon autre monde; je n’en ai pas d’autre » – ou même (dans un ton mélodramatique qu’elle n’adopte, elle, c’est vrai jamais) : mon âme crucifiée ne ressuscitera qu’en vous. En tout cas, peintre très fébrile, et poète intarissable et inquiète, elle semble vouloir qu’on domestique pour elle ces images et mots errants, qu’on pacifie (oui, comme une sorte de civilisation d’appoint et d’emprunt, qu’on lui prêterait bénévolement) son très remuant – et souvent terrifiant – chantier mental. Avec la voix sourde d’une prière qui dirait : vous avez mon sang-froid (!) en main; tout ce que j’exprime et montre est, vous le sentez bien, resté largement enfant sur lui . Concédez-moi ce regard extérieur, attentif et bienveillant qui saura, enfin, dérouter le mien de sa propre régression. Prenez sur vous, dans l’impartialité de la mort, ma direction de présence, en aidant mon travail à changer (avec votre présent) son propre avenir.

    C’est que ce n’est pas du tout (contrairement à Picasso avec qui elle a exposé, ou Paulhan avec qui elle a conversé) une artiste assurée, dont l’oeuvre viendrait fièrement dire à l’interprète: « Devine de quoi je viens, à quoi je tiens, où je veux en venir ». Son oeuvre ne sait pas (on le sent physiologiquement) si elle mérite d’être réelle, si elle peut valoir comme élément de solution pour d’autres, si sa conceptrice même n’est pas folle. Car que fait quelqu’un qui craint sincèrement la folie (qui prend acte d’un probable déraillement intérieur) ? Un tel esprit (hanté, en quelque sorte, du risque de n’être que hantises !!!) essaie de chasser hors de lui le trouble venin qui pourtant l’anime et le nourrit. C’est quelqu’un qui ne supporte son « monde intérieur » qu’expulsé au milieu des autres, là où d’autres esprits, mieux que le sien, pourront (peut-être) le soutenir : la discrétion maladive de tels artistes (Michaux !) signifie peut-être d’abord : ma folie n’a rien de directement respectable, et mon travail n’est qu’hors de moi supportable. Ses textes et tableaux semblent là pour la soulager (en nous les confiant, à nos risques et périls donc !!) de questions de vie, anodines peut-être une à une, mais dont le surnombre et le ressassement l’ont harassée et meurtrie, comme : « Est-ce là pour longtemps? », « D’où est-ce que ça sort ? », « A-t-on idée d’avoir aussi mal ? », « Peut-on me prévenir quand cette affaire aura un sens ? »,  » Suis-je responsable de ce que je ne comprends pas ? », ou même : « L’infini lui-même a-t-il ses maladies ? », ou, surtout et toujours :  » Qu’est donc censé assurer le proliférant tissu d’images et de mots qui pousse incontrôlablement de moi ? Un rôle de protection et revêtement, ou de soutien et assise, ou de souplesse et navigabilité, ou d’alerte et d’excitation …? Quel organe artificiel mon oeuvre (verbale et plastique) s’imagine-t-elle ainsi venir ajouter au monde » ?

    Le tableau précis de Cécile Miguel que Béatrice Libert admire si fort (on la comprend !) et commente si justement dans son livre (nous faisant voir une lumière de tableau venue de ses seules couleurs; des couleurs sans dégradé aucun, aussi parfaitement unies qu’elles le sont dans les rêves – où elles n’ont qu’elles pour s’éclairer ! – ou le seraient dans la complète obscurité – où tous les contrastes sont gris ! -; sans aucune ombre enfin qui pourrait indiquer l’heure de cette réalité ou la situation spatiale de ces ectoplasmes ! etc.), dit en tout cas l’unité du monde (pictural et littéraire) de cette artiste, aussi bien que la diversité (surréalisme, expressionnisme, symbolisme ensemble, au moins !) des « courants » qui irriguent l’oeuvre. Regardons avec elle cette composition à la fois rigoureuse (sept panneaux formés de minces arêtes rectilignes, nettes et sûres) et chaotique (aucune continuité de formes d’un panneau sur l’autre, pas de dénivellation de plans, aucune hiérarchie des positions et des échelles etc.) : elle tient, en effet, de l’expressionnisme (par la présence exemplairement exagérée de tous les êtres ici imagés, comme s’ils n’avaient qu’eux à dire, comme insistant et presque se bousculant pour être vus !), du surréalisme (les élements représentés n’ont rien de rationnel à faire ensemble – insolites comme miettes d’explosion, incongrus comme perles d’un collet, ou grimaçantes éclaboussures d’un fond du monde venu vers nous s’écraser sur l’infranchissable paroi d’une toile !) et même du symbolisme (ces « roues florales », ces sortes de tissus immobiliers, ces larves d’enfants, ces spirales d’involution et de déclin, ces damiers déserts … n’agitent qu’un éventail vide, c’est à dire semblent de purs masques d’affects et idées, offerts pour être ôtés plus que retenus, et chassés plus que contemplés – comme des devinettes cachant leur devin, ou un puzzle bédéisant, hargneux et logorrhérique   qu’il faudrait littéralement écarter pour trouver une pensée responsable !).

   Ces trois « registres » esthétiques se retrouvent exactement (et ensemble !) dans les textes poétiques (précieusement relus et choisis par Yves Namur), comme  y suffira un exemple. D’expressionnisme d’abord :

 « Tohu-bohu affolant de signes, circulation frénétique, chaotique de personnages-lettres, de voitures-mots. Ils courent gris ou noirs sur les trottoirs, sur la rue. Déluge de mots, tombant du ciel. L’épouvante fait battre très vite mon coeur. M’asseoir ou m’étendre ? Mais où ? Partout des lettres, des mots, des signes en désordre, des personnages aux masques, aux formes, aux allures verbales. Suis-je un de ces personnages ? Oui, puisque mon coeur souffre d’un trop plein de mots. Je me bouche les oreilles pour ne plus entendre le vacarme. Monsieur Deschamp, ganté de blanc, costume bleu clair, élégant, foulard de soie blanche, est juché sur une boîte aux lettres qui est un cube immense. « Maintenant te voilà naine ! » me dit-il d’un air peiné  » (p. 27)

  De surréalisme, bien sûr, ensuite :

« Une tranche de cake sur une assiette à dessert. Quatre gosses la regardent avec envie. Comment vais-je pouvoir partager cette tranche ? Comment répartir la cerise et les raisins secs, de façon qu’il n’y ait point de jalouses et de jaloux  ? Je vais chercher un couteau bien effilé. Quand je reviens, la tranche s’est transformée en un poisson fumé. Le long de l’arête, une boule de chair rose, farcie de graines de sésame et de pignes. Boule et poissons prennent des proportions étonnantes, envahissantes. Je découpe, découpe des morceaux qu’une multitude d’enfants joyeux, turbulents prennent et dévorent » (p.95)

   De symbolisme enfin :

 « D’étroites maisons, collées les unes aux autres, bordent un long ruban de route. Le musée gallo-romain, vivement éclairé par le soleil, est perché en haut de l’escarpement, derrière les habitations. On y accède par des marches taillées dans la roche. De la terrasse du musée, ils sont plusieurs à attendre que se dessinent  dans l’arc-en-ciel les lettres composant un mot, ouvrant à la vie secrète de l’au-delà du langage. Les extrémités de l’arc se rejoignent. Cercle chargé de chiffres, il vire en spirale qui s’amenuise jusqu’à ce que ne subsiste qu’un point lumineux. Comme un oiseau solitaire, inaccessible, mystérieux. » (p.153)  

    Mais les trois « courants » s’allient pourtant parfaitement, comme on le sent dans ce texte admirable :

  « Le photographe chauve, chaussé de savates aux contreforts aplatis, occupé à régler son objectif, devant un moutonnement de dunes boisées, jusqu’à la lointaine mer, fait le geste de capter, avec la main, une chose invisible et de l’envoyer vers l’appareil. « Comment reproduire l’infinie subtilité du parfum brassé par les remous venant du large ? » s’exclame-t-il, avec une mimique d’impuissance. Une trappe se soulève, avale appareil et photographe. On revoit celui-ci, presque aussitôt, à la terrasse d’un hôtel proche. Il effeuille pensivement un coeur de laitue, tandis que, laconique, une voix signale que « la marée, à 21h11, atteindra son niveau le plus bas » (p.159)  

   Alliance retrouvée même dans l’aimable érotisme, ou la moqueuse spéculation (documentant son activité onirique) :

  « Au bout de la jetée, la fille brune, étendue, nue, s’est posé des crevettes, en cercle, autour des seins et du nombril. La rousse, assise, également nue, s’épile l’abondante toison du pubis, avec des pinces. À côté d’elles, sous un parasol, un filet à papillons, plein de crevettes. « La marée a emporté notre valise pendant que nous pêchions ». Petits rires satisfaits. La fille brune a disparu. L’autre se bourre le sexe de crevettes. « Pour le cheval » dit-elle. Le voilà, en effet, fougueux, hennissant. Debout sur le dos de la bête, aggripée aux rênes, elle rit follement, quand le cheval l’emporte, en fendant les flots » (p.137)

  « Un four carré métallique sur quatre pieds, au milieu d’un salon brillamment éclairé. Carrure athlétique, entouré de dames, Frédéric Nietzsche sort du four des livres à couverture bleue, qu’il distribue. Sur une grande table, au centre d’un  moule carré, un gâteau rond baigne dans l’alcool qui s’est enflammé dès que Nietzsche y a lancé une allumette … » (p.42)

    Béatrice Libert et Yves Namur ont ici, avec discernement, et une immense fidélité, restitué la question douloureuse et intègre d’une femme peintre et poète, qui fut, à peu près, celle-ci : que faire, en une personne humaine, d’un tel excès de puissance de la pensée sur la vie ? Réponse : une oeuvre, humble et résolue, par la porte de quoi sa vie donne magiquement sur les nôtres, y trouvant à déverser et délivrer enfin son asphyxiante énigme.


Une grande exposition sur Cécile Miguel vient de s’ouvrir à Liège, à la Boverie.Yves Namur et Béatrice Libert en sont justement les maîtres d’oeuvre.

https://www.laboverie.com/expos-evenements/Actuellement/cecile-miguel-au-creux-des-apparences

Pascale Auraix-Jonchière, La plume du peintre. Tombeau, Le Taillis Pré, Châtelineau, 2023

Pascale Auraix-Jonchière, La plume du peintre. Tombeau, Le Taillis Pré, Châtelineau, 2023


En fine connaisseuse de la poésie du XIXème siècle, Pascale Auraix-Jonchière reprend la tradition du Tombeau, en hommage à son père mort. Bouleversant dans son âpreté, le recueil, et le mot prend en la circonstance son double sens, s’intitule La plume du peintre. La plume du peintre, comme l’indique la 4ème de couverture, est une petite plume pointue en forme de fer de lance, souple et rigide à la fois provenant de l’aile de la bécasse des bois et qui, au Moyen Age, servait pour réaliser les enluminures. Elle s’inscrivait, s’immisçait dans les marges et le corps du texte pour le recouvrir de couleurs vives. Cette plume du peintre, confondue avec la plume de l’écrivaine, ou fondue en elle, ne trace pas ici une auréole de lumière autour du mort, ne se fait pas hagiographique, comme l’a voulu à ses origines la tradition du Tombeau. Elle n’est pas non plus célébration, déploration, ou consolation  (« foin des cérémonies ») : en apparence adaptée au défunt qui fut, à ce que l’on sait, chasseur à ses heures, lui convient mieux cependant la pointe sèche d’acier des eaux-fortes, qui recourt à la morsure de l’acide, pour « forer les peines », gratter, dénuder la couche protectrice et polir, aussi, in fine, comme un dessin sur le sable. 

Tout part du point ultime, le masque mortuaire imposé au regard : un visage pétrifié, « vrillé », à « la mâchoire étirée de pierre », aux lèvres de « papillon crucifié », visage de « Mohican » ensauvagé ou « gueule d’ange », « mon ange » prêt à monter aux cieux, selon l’angle du regard, mais présence manifeste d’une absence : 

Toi

lèvres cousues

beau gisant

et sous l’habit 

             – foin des cérémonies –

ton corps maculé d’encre

Redonner vie au mort ne peut se faire que par une opération de transfusion lexicale  ou de perfusion d’encre, ce que sait faire le poète : par procuration (car « le vent a saisi tes paroles/ qu’il noue/ dans le grand sarrau de la nuit »), il s’agit de découdre les lèvres, d’insuffler les mots, « rugueux », d’instiller les phrases, de « faire palabre » en grattant les pages comme une peau :

 Je te prêterai des paroles nues 

La poétesse se fait médium spirite. Et s’entrelacent alors, par un jeu de typographie, « ce qu’il dira » (mais, comprenons-nous, n’a jamais pu dire, « le récit est inentamé », les bouches sont restées closes) et ce que sa fille, la gorge nouée, dira de lui, lui dira, dans une sorte de colloque violent (« Ouvrir les portes/Père/avec fracas ») et tendre à la fois.  

Du corps maculé d’encre, doit apparaître, dans le noir, la lumière du noir, à la manière de Soulages (évoqué au détour d’un vers) qui n’a eu de cesse de creuser l’intensité chromatique et lumineuse du noir, son autorité, sa gravité, son évidence et sa radicalité. Pour ce faire, la plume du peintre, trop légère, ou la pointe d’acier de l’eau-forte ne suffisent pas. Est nécessaire de recourir aussi au fusain ou, comme Ernest Pignon-Ernest, à la pierre noire « de l’absence » qui n’est autre que le charbon, et qu’on estompe (« point trop ») à la gomme en en raclant la trace : 

ton corps maculé d’encre

muscles de soleil dur et de charbon

tendus

            quoi qu’on en ait

vers plus de lumière

Et graphite et fusain

Houille

et plomb des mines tendres

                 point trop

pour l’estompe de 

tes  traits

froidis

ou, plume

pour dire 

et peindre le portrait

          introuvé

Peindre l’introuvé est une entreprise redoutable, qui n’est pas si éloignée de celle rencontrée par le peintre Asle mis en scène par Jon Fosse, nouveau prix Nobel de littérature, dans L’autre nom (Christian Bourgois Editeur, 2021). Dans son monologue logorrhéique de 431pages, il  ne cesse de penser son art : 

« quand je peins c’est toujours un peu comme si j’essayais de dé-peindre des images […] qui se sont fixées en moi […] pour en quelque sorte me déprendre d’elles […] tellement d’images qu’elles sont un déplaisir, une importunité, oui elles m’importunent à force de surgir et de ressurgir, oui, comme des visions pour ainsi dire, dans toutes sortes de moments et de lieux, et je ne peux rien y faire, tout ce que je peux faire c’est me défaire d’elles, me déprendre d’elles en les peignant » (p.37-36)

« j’attends pour me séparer d’une image de l’avoir vue dans l’opacité, j’attends que l’oeil se soit pour ainsi dire habitué à l’obscurité, et je vois l’image tel un jeu d’ombres et de lumières, et je regarde l’image afin de voir les manières et les endroits dans une image où brille la lumière, et c’est toujours, c’est toujours dans l’obscurité qu’une image a le plus de lumière et je pense que c’est sans doute pour cette raison que Dieu gagne en proximité dans le désespoir, dans le noir »  (p. 119-120)

Saisir la lumière dans l’opacité, et l’opacité dans la lumière (« faire lumière aux marges de la nuit ») est un thème récurrent (« noir beau/ diamant noir ») dont témoigne encore ce qui suit :

la pensée des oiseaux

on dirait

vous extrait du puits de mine

     perclus de lumière

     noire

parés d’or fin

Peindre pour dé-peindre et se dé-prendre, tel me semble d’un des objectifs du recueil. C’est ce que Asle appelle : « rechercher  l’obscurité lumineuse » : 

« l’obscurité lumineuse que j’essaie toujours de peindre devient visible dans l’obscurité oui, plus il fait sombre plus ce qui brille de façon invisible dans une image devient clair[…] oui il y a des cieux si beaux qu’aucun peintre ne peut les égaler, et les nuages, oui, dans leurs mouvements infinis, toujours identiques et toujours,différents, et le soleil et la lune et les étoiles aussi, oui, mais il y a aussi la mort, le pourrissement, la puanteur, l’étiolement, la corruption, et tout ce qui est visible est uniquement visible, que ce soit beau ou laid, mais ce qui a de la valeur, ce qui brille, ce qui dégage une obscurité lumineuse, oui, c’est l’invisible dans le visible  (p. 418-419)

L’épitaphe choisie pour le tombeau (empruntée à Pierre Bergounioux) ne dit pas autre chose :

« Les êtres et les choses, quand  ils sont là, on n’y pense pas. Il faut les perdre. Alors ils ne sont plus que par nous et c’est en leur absence qu’ils nous livrent ce qu’on n’a pas vu. ».

Passé le temps de l’élévation vers les constellations visibles dans la nuit, convoquées par le nom,  Altaïr, donné à la salle du funérarium où repose le corps du père, et le rêve d’atteindre Orion, le grand chasseur, qui, « porte un nom d’urine et d’or fin », la plume perd sa légèreté. Il faut consentir à descendre pour retracer, métaphoriquement, les pas terrestres de celui qui, dans une « saison renversée » (raison inversée ?) s’est retrouvé, « chasseur sourd ou/quasi », aveugle et « dépourvu de boussole » dans la forêt, autrefois familière et source d’allégresse, devenue « cri », et qui se voit contraint, avant la prostration, de « creuser le bois/ de [ses] ongles » et de « cautériser les plaies de l’écorce ». Dire l’histoire d’un absentement soudain au monde :

Saura-t-on jamais

quand et pourquoi

cessa

le haut frisson des arbres

La descente se poursuit dans le ventre de la Terre noire, celle du paysage minier de l’enfance paternelle et de ses puits profonds que le père semble avoir un temps lui-même explorés (« Père/maquillé de suie ») avec casque et lampe (il faut bien toujours que soit cette petite lumière dans l’obscurité profonde) : houille et suie et gueule et noir et poussière et graphite et fusain et plomb des mines, litaniques, se succèdent et se bousculent pour tenter de dire ce qui ne fut pas dit. Comme reste inentamé le récit même de l’enfance noire :

Noir du puits quand

     petit

Noir même pas peur de la chambre

     noire

Noir  de cave 

       et d’armoire

Le noir est le signe même d’une filiation : le père a des « cheveux de fusain/noir », sa fille est noire/de sexe/ et de cils ».Voilà pourquoi « elle dira », et elle a dit. Le recueil s’achève sur un retour de la plume au point de départ : le « masque de guerrier/ et de grand blessé »  du père allongé au funérarium, qui désormais peut dormir tranquille.

Ce qui fait le prix de ce recueil poétique, c’est l’absolue beauté de sa parole nue, qui taille au couteau de splendides images, et qui, par l’usage du blanc typographique, de la rétention verbale, de la suspension et de la distorsion syntaxique :

Quand le vent

ne plus

dans

                les cheveux

parvient à appréhender une vie, dans sa pulvérulence, ses chaos, et ses blessures.