LE ROMAN MONUMENTAL, DEVENU UN CLASSIQUE, DE L’UKRAINE D’AUJOURD’HUI : LE MUSÉE DES SECRETS ABANDONNÉS d’ OXANA ZABOUJKO
présentation et extraits choisis par Vladimir Claude Fišera
Oxana Zaboujko, née en 1960 à Loutsk en Volhynie, région du nord-ouest du pays, est un des auteurs ukrainiens les plus connus. Professeure d’esthétique à l’Université de Kyiv, elle est l’auteure de nombreux romans, de nouvelles dont certaines ont paru en français, de recueils de poésie et d’essais historiques et politologiques. Elle a connu un grand succès avec son roman-manifeste féministe Explorations sur le terrain du sexe ukrainien (en français chez Intervalles, 2015, Études de terrain sur la sexualité en Ukraine aurait été un titre plus juste), ouvrage pionnier et sulfureux, traduit en de nombreuses langues. Elle représente souvent son pays à l’étranger et défend une ligne de non-coopération avec la Russie et les Russes tant que durera l’invasion de son pays, d’autant, ajoute-t-elle que les intellectuels russes ne s’engagent guère contre ces assassinats massifs de civils ni contre ce culturicide. Sa nouvelle, « Prof de tennis » est parue en français in Nouvelles d’Ukraine, traduit par Iryna Dmytrychyn, éd. Magellan / Courrier International en 2012.
Le musée des secrets abandonnés, comptant 832 pages, achevé en 2003, à la veille de la révolution orange de 2004, après sept ans de recherche et de rédaction, a été publié en 2009. C’est son ouvrage majeur et une œuvre devenue classique dans son pays et à l’étranger. Traduite en de nombreuses langues dont en anglais sous le titre de The Museum of Abandoned Secrets ( Las Vegas, éditions Amazon Crossing, 2012), cette oeuvre n’a, hélas, toujours pas été publiée en français. C’est un roman historique portant sur l’histoire tragique de l’Ukraine, des famines de 1932-33 et 1947 provoquées par Staline qui fit des millions de morts à d’autres millions de morts lors des déportations au goulag de 1923 à 1961. Sans compter les millions de morts supplémentaires, soldats ukrainiens dans l’Armée Soviétique en 1941-1945 et civils tués et déportés par Hitler et Staline. À quoi s’ajoutent les centaines de milliers de morts et de déportés pendant la guerre sans fin sur son territoire de 1939 à 1950, voire 1956, entre l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (UPA) et les occupants polonais et soviétiques. S’y ajoutent les persécutions des dissidents de 1949 à 1985 jusqu’à la Révolution de Granite des étudiants en 1990 qui mènera à l’indépendance.
Les trois personnages principaux de l’ouvrage, Ukrainiens urbains, autour de la quarantaine, intellectuels kyiviens toujours jeunes, beaux et sexy, journaliste, peintre et marchand d’art, mondains mais aussi à la recherche de l’amour, sont en fait rattrapés par l’histoire tragique secrète de leurs familles qui reflète l’histoire tragique du pays, encore plus secrète. C’est celle de la guerre d’indépendance de 1939 à 1950 engagée par l’UPA et son expression politique l’OUN (Organisation des Nationalistes Ukrainiens) qui contrôla une grande partie du nord-ouest du pays face aux Polonais, puis aux Allemands puis aux Russo-Soviétiques. Oxana en étudia pendant sept ans les archives, le peu que les Soviétiques n’ont pas détruit en 1990. Et surtout elle en collecta les sources orales, essentiellement d’origine familiale locale, à Lviv et dans le maquis, comme on le voit dans ses abondants remerciements et bibliographie en fin de volume. Ces révélations reviennent comme un boomerang intime, familial dans les rêves des deux amants. Adrian, le héros, est le petit-neveu d’une très belle combattante de l’UPA dont Daryna retrouve une photographie et qui sera trahie par son amant puis assassinée par les forces du NKVD soviétique en 1947.
Daryna, journaliste documentariste qui travaille sur le sujet, se heurte depuis toujours au silence, même à celui de son propre père, intellectuel dissident qui a connu les persécutions par les Soviétiques russes et leurs complices intellectuels ukrainiens carriéristes terrorisés, ses chers collègues de l’après-1945. Elle se heurte aussi au refus de ses chefs de diffuser son film pour ne pas faire de vagues alors qu’il s’agit aujourd’hui pour eux de tourner la page, de s’occidentaliser, de consommer et de s’amuser. Leur amie peintre, idéaliste et à succès, épouse d’un député corrompu, mourra dans un accident de voiture suspect dans un Kyiv des beautiful people, opportunistes aux petites lâchetés, pris dans le tourbillon des fêtes libertines et des affaires louches. Or, même ces sexopolitains cachent en eux les soixante-dix ans d’humiliation que leur ont fait subir, notamment à leur langue et à leur dignité, les Russo-Soviétiques.

Il demeure que, comme dans le roman de Maria Matios, Daroussia la douce (que nous avons recensé dans revue-traversées.com, 15 mars 2023 et dans Soutien à l’Ukraine Résistante, éditions Syllepse, en ligne, n°21, Juillet 2023, pp.127-128) auquel se réfère Oxana, les années de l’insurrection contre l’URSS et la Pologne communistes sont enfin révélées, brisant le « fardeau du silence » de toute leur génération. Ces autrices s’approprient (reclaim) cette histoire, y compris avec ses faces sombres, noires, comme la cruauté inutile, sadique de chefs de maquis virilistes envers leurs subalternes au cœur de la forêt, sadisme semblable à celui des supplétifs ukrainiens du NKVD soviétique. Oxana dira que le but de son travail était de « donner un nom aux choses » et de « rassembler sa culture ». Il s’agit en effet d’un passé qui ne passe pas, comme dans les livres de Faulkner ou de Joyce et qui revient dans les rêves et les monologues intérieurs à demi conscients des deux amants qui forment la trame même du récit.
On pourra dire qu’elle laisse dans l’ombre la guerre civile comme militaire entre Ukrainiens et Polonais en Volhynie qui est pourtant sa région d’origine, qu’elle idéalise avec la figure magnifique mais isolée de Rachel la situation des Juifs dans le conflit (voir là-dessus L’oiseau bariolé de Jerzy Kosinski). De même, l’identité ruthène carpathique est sous-traitée, réduite à un dialecte. Par ailleurs, les enfants sont plutôt absents du récit alors que les petites filles cachent par jeu sous la terre leurs secrets brillants de pacotille, d’où l’image du titre. En avant-propos, Oxana prévient que « seuls les personnages sont inventés » pas les événements qui »peuvent encore advenir ». Les femmes se sortent bien de cette épreuve, libres et comme amantes, et comme sujets dans le monde du travail et comme combattantes. Non sans humour féroce contre un machisme encore prédominant. Elles apportent une touche colorée dans ce tableau gris quand il n’est pas noir. À quarante ans, elles rattrapent une jeunesse volée et retrouvent les traditions des femmes courageuses du passé qui leur transmettent in extremis les traditions hier interdites, littéraires comme populaires. Daryna, « femme de carrière », l’abandonnera à la fin du récit, se consacrant à quarante ans, à sa grossesse et à l’enfant qui vient et qui sera libre.
EXTRAITS
De la préface à l’édition tchèque : « (…) Le roman (mieux que l’histoire ou la sociologie) est par son optique même prédéterminé à « voir » l’homme, cet individu « perdu » à l’ère des catastrophes (…) qu’on peut sentir à travers toutes les sortes de simulacres accumulées entre nous et malgré toutes les distances d’espace et de temps ».
Des dernières pages du livre où Adrian visionne le film de Daryna sur les restaurateurs d’icônes qui les débarrassent des dépôts avec une infinie attention comme le font les partisans dans la plus sérieuse des guerres et les chercheurs en archives pour en retrouver le sens : « c’est aussi du partisanisme, pensa alors Adrian, elle l’a bien vu. Travailler ainsi, comme le font les p’tits gars restaurateurs, avec un absolu sacrifice de soi, pour trois-quatre sous, uniquement par dévouement à ce qu’ils font. C’est le partisanisme à l’état pur, le sens même du partisanisme, comme cette voix libérée de toute parole et devenus pur gémissement instrumental. Elle l’avait bien deviné. Une femme éprise de sagesse dépasse de toute manière un homme sage, car elle a le don d’un sens supplémentaire, qui nous manque, son lien consubstantiel avec tout le vivant, sans considération de lieu ou de temps. »

